Champ libre
Est-ce un mouvement passager de l’histoire ou s’agit-il vraiment (et enfin !) d’une poussée tectonique des identités et du pouvoir ?
Chose certaine, dans la réécriture des étiquettes qui s’opère en ce moment, celle de l’homme blanc hétéro pâlit. Nombre de mes semblables n’en reviennent juste pas : le monde change et, pour une fois, ce n’est pas à leur avantage. La terre tremble sous leurs pieds.
Et ce sont les femmes et les minorités, principales sources de cette crise d’identité, qui en font les frais.
Féminicides en série et enfilades de dénonciations révèlent l’ampleur du délire de nos sociétés où le pouvoir, la colère, la tristesse, la violence et la détresse forment un cocktail dévastateur. On peut réduire le type qui tue sa blonde au statut de monstre, cela ne fait que lui donner une sorte d’aura d’irréalité. Les statistiques sur la violence faite aux femmes disent l’inverse : son geste participe à un genre de trame de fond silencieuse, d’une insoutenable banalité.
La fiction nous permet de faire émerger un peu de sens lorsque le réel nous plonge ainsi dans le brouillard de l’absurde. Jean-Philippe Baril Guérard a le don, dans ses romans, de nous faire pénétrer derrière la façade pour mieux nous montrer comment notre société fabrique des personnages comme les salauds qui peuplent ses récits. Dans Haute démolition, son tout dernier, il propose une incursion dans le milieu de l’humour. Un milieu où, d’après ce qu’on a pu comprendre au fil de l’actualité, le pouvoir de certains acteurs impose le silence et décourage les victimes de dénoncer leur agresseur.
Au coeur de cette histoire, le sujet, « c’est beaucoup le rejet comme moteur de la violence », me dit l’auteur. « C’est une sorte de running gag dans le monde de l’humour : tous ces gens qui n’étaient vraiment pas cool au secondaire veulent désormais voler toute l’attention parce qu’on leur en donne. Mais je l’ai également observé dans mon milieu, celui du théâtre, des littéraires : des gars qui étaient des geeks se retrouvent en position de pouvoir et ont un prestige auquel ils n’ont jamais eu accès. »
Un pouvoir enivrant, qui rend parfois, souvent, très con. Il faudrait qu’on parle de cela aussi : comment l’intimidation contribue à la fabrication d’autres bourreaux.
Dans le discours du personnage principal de Haute démolition, un humoriste en route vers le mégasuccès, il y a l’incapacité à accepter l’idée que la femme qu’il aime puisse déci
der de son destin en rompant avec lui. Mêlées au jeu de pouvoir accompagnant la notoriété qui déboule sur lui du jour au lendemain, ses émotions ingérables deviennent une bombe dont les détonations se multiplient.
Abonné au flou moral qui explique sans excuser, Baril Guérard a chaque fois le génie de nous faire détester ses personnages tout en nous donnant accès aux racines du mal : une culture partagée par nous tous, ou presque. Ce que recèle la société et qui contribue à forger des individus méprisables.
De quoi parle-t-on ? De cet imaginaire que dénoncent tour à tour India Desjardins et Liz Plank dans leurs récents ouvrages (respectivement Mister Big et Pour l’amour des hommes). Des modèles caducs, mais qui survivent aux changements qui s’opèrent dans la tectonique des genres. L’homme fort et silencieux. La femme qui rêve d’un mâle alpha après lequel il faut courir, allant de frustrations en déceptions.
Des clichés qui, encore aujourd’hui, manufacturent le malheur en série à force de colporter des stéréotypes toxiques.
Quelques chroniques et des bouquins bien foutus ne révolutionneront pas le portrait du jour au lendemain. D’autant que la polarisation entretenue par les défenseurs comme par les détracteurs les plus radicaux de ces modèles nous place dans un cul-desac. Chaque demande de changement est perçue par les premiers comme une rupture de contrat biologico-historique. Pour les seconds, même la main tendue le plus humblement n’est jamais assez pure.
En fait, je ne vois qu’une seule posture valable en ce moment : une ardente patience, qui stimule une multiplication des initiatives pour faire sortir les hommes blessés de leur colère, les faire parler, les aider. Une perche tendue, au coeur du tremblement de terre.
Il nous faut du recul pour saisir qu’on ne changera pas des comportements datant du pléistocène en un claquement de doigts, et en même temps une furieuse intransigeance envers tous ceux qui exagèrent.
Finalement, le plus compliqué, sans doute, c’est de cesser de répondre à l’appel des sirènes qui nous répètent que nous devons revenir en arrière, que les nouveaux modèles que l’on nous propose sont une monstruosité, que tout était si simple avant.
Or, rien ne l’est jamais. La simplicité est un mensonge proféré par ceux qui s’ennuient d’un monde où le pouvoir leur était dévolu, sans que personne, jamais, leur demande de rendre des comptes.
Il nous faut du recul pour saisir qu’on ne changera pas des comportements datant du pléistocène en un claquement de doigts.