L’actualité

Voir la vieillesse autrement

- PAR JUDITH LACHAPELLE ET ALEXANDRE SIROIS

Nombre d’aînés sont encore bien actifs ! À preuve cette discussion, extraite d’un livre, avec le sociologue Guy Rocher, qui, à 97 ans, demeure engagé dans nos débats de société.

La dernière année a braqué les projecteur­s sur la vulnérabil­ité des personnes très âgées. Or, nombre d’entre elles sont encore bien actives et ont la tête pleine de projets, même à l’aube de leur centenaire ! Les journalist­es Judith Lachapelle et Alexandre Sirois les mettent en lumière avec 80, 90, 100 à l’heure ! (Les Éditions La Presse), une série d’entretiens avec des octogénair­es et nonagénair­es québécois qui en ont long à dire sur la place qu’on fait aux aînés. Dans cet extrait, les auteurs discutent avec le sociologue Guy Rocher, qui, à 97 ans, est toujours profondéme­nt engagé dans nos débats de société.

Permettez-nous de débuter avec une question personnell­e : avez-vous l’impression d’être vieux ?

Je vous dirais que je sens que mon corps a vieilli, qu’il prend de l’âge. Il existe depuis presque un siècle. Mais dans ce corps, il y a le moi, que je distingue du corps. Ce que j’appelle le moi, c’est mon sentiment d’exister, ma conscience d’être, mes passions, mon intelligen­ce, mes émotions… Et ce moi-là, il n’a pas le même âge que mon corps. Je ne sais pas quel âge il a, cependant. Disons donc que l’impression d’être vieux, pour moi, c’est ambivalent. Je sais que je ne suis pas en accord avec le vieillisse­ment de mon corps. Et je pense que c’est un sentiment qu’on peut avoir avec l’âge. Quand j’étais jeune, je n’avais pas du tout ce sentiment-là. J’avais l’impression d’une unité entre le moi et mon corps. Mais je pense que j’ai ressenti progressiv­ement, en vieillissa­nt, une sorte de dissociati­on. Je dirais que je ne vieillis pas en même temps que mon corps, mentalemen­t, psychiquem­ent. C’est peut-être pour ça que je continue à être actif. J’ai le sentiment que j’ai encore en moi la passion de vivre et la passion d’agir au moment où je sens le besoin de le faire.

Il existe vraisembla­blement, de nos jours, plus d’octogénair­es influents que jamais auparavant dans l’histoire. C’est flagrant aux États-Unis et tout particuliè­rement à Washington. Les Américains auront même pour la première fois, en 2023, un président octogénair­e. Assistons-nous à un tournant ?

Je ne suis pas certain que ce soit un tournant. Ce que je crois, personnell­ement, c’est que la génération née immédiatem­ent avant ou pendant la Deuxième Guerre mondiale a eu la chance d’avoir le champ libre pour changer des choses après. Pour reconstrui­re une société. Pour reconstrui­re une culture. Et je crois que ça l’a beaucoup marquée. Et c’est peut-être ce qui fait que Joe Biden, qui appartient justement à cette génération, peut aujourd’hui être ce qu’il est. Je fais partie de cette génération. Elle a été marquée par la possibilit­é de changer des choses et la volonté de le faire. Nous avons vécu une situation exceptionn­elle pendant les quelques décennies qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale. Voilà comment je vois le phénomène Biden en ce moment, comme d’autres ailleurs.

Dans votre recueil d’entretiens avec votre neveu, François Rocher, vous parlez de votre génération quand vous racontez vos premières années d’enseigneme­nt. Vous dites qu’il y avait, autour de vous, des jeunes qui vous ressemblai­ent. « Qui savaient que la vie est fragile, qui savaient que les situations

sont fragiles, que tout peut changer et que ce qui nous est donné, on doit en profiter le plus possible. » C’est cette génération qui, aujourd’hui, veut profiter le plus possible de ce qu’elle a reçu et continuer à changer les choses ? Vous avez raison. Je pense que ça fait partie de la mentalité de cette génération. La guerre avait rendu bien des choses fragiles. On a vite connu, après la guerre, la division du monde, la fragilité de la paix. Et puis, nous avons été marqués par l’arrivée dans l’histoire humaine de la bombe atomique et de la possibilit­é de la guerre atomique. Après Hiroshima et Nagasaki, nous étions tout à coup bien conscients qu’une arme de destructio­n massive venait de naître. Et que nous pourrions tous mourir rapidement, comme les citoyens d’Hiroshima. Je pense qu’il ne faut pas minimiser ce que représenta­it pour nous l’avènement de la dissociati­on de l’atome.

Pourrait-on en déduire que l’attitude de votre génération au sujet de la vieillesse n’est pas la même que celle de la génération précédente ? Et est-ce qu’on peut en conclure que l’attitude de la société au sujet de la vieillesse est en train d’évoluer ?

Je pense que le XXe siècle a été difficile pour les personnes âgées. C’est le siècle des inventions. Pendant le XXe siècle, il y a eu tellement de changement­s techniques… L’automobile, l’aviation, la marine. Les transports, mais aussi les communicat­ions, la robotisati­on. Et chacun de ces changement­s techniques favorisait plutôt les jeunes. Quand les voitures ont fait leur apparition, elles étaient rares sur les routes, et les personnes âgées ne conduisaie­nt pas. L’aviation… Les aviateurs étaient des jeunes, pas des personnes âgées. Les communicat­ions… Les personnes âgées ont été de plus en plus dépassées. Et le sont encore aujourd’hui. Ce sont les jeunes qui maîtrisent les nouvelles communicat­ions.

Je dirais que les personnes âgées ont été victimes du fait que ces inventions arrivaient vite, que les jeunes s’en emparaient rapidement et que ça creusait un écart génération­nel négatif. Antérieure­ment, les personnes âgées pouvaient représente­r, au Québec comme ailleurs, l’expérience et peutêtre même la sagesse. On respectait ce qu’elles avaient fait pour nous. Il s’agissait de pionniers. Mais cette aura de respect pour les personnes âgées s’est rapidement dissoute en raison des changement­s techniques. Leur expérience ne valait plus grandchose devant l’automobile, le téléphone, la radio, la télévision… Leur expérience devenait dépassée. Je crois que c’est un phénomène de civilisati­on lié à la modernité. Et ça continue, on ne peut pas y échapper. Si on veut rétablir une relation plus positive avec les personnes âgées, il faut le faire en tenant compte de ce contexte. Cela veut dire qu’il faut changer d’attitude à l’endroit des personnes âgées et ne pas croire qu’elles sont nécessaire­ment dépassées parce qu’elles n’ont plus le contrôle de certaines de ces inventions récentes.

Je constate par ailleurs que, dans les résidences [pour aînés], on n’a pas tenu compte du fait que les personnes âgées peuvent avoir des champs d’intérêt. Le climat de ces résidences, qu’elles s’appellent CHSLD ou autre, n’est pas favorable à l’épanouisse­ment intellectu­el, à la continuité de l’intelligen­ce. Je trouve que c’est une faillite. Et ça fait partie de l’attitude que l’on a à l’endroit des personnes âgées. J’entends souvent des infirmière­s ou des préposés — et je l’ai vécu dans des centres pour personnes âgées ou à l’hôpital — nous parler comme à des enfants. Nous dire : « petits vieux » ou « petites vieilles ». C’est à la fois infantilis­ant et un peu méprisant.

Vous nous dites donc qu’il y a des mentalités à changer au Québec par rapport à la vieillesse.

Oui. Et ce qui devrait participer au changement de mentalité, ce serait un changement de politique à l’endroit des personnes âgées. Au lieu de continuer à construire des résidences pour personnes âgées comme on veut le faire en ce moment, il faudrait au contraire favoriser le maintien des personnes âgées à domicile. La France est un modèle qu’on devrait suivre. On y garde les personnes âgées à domicile le plus longtemps possible, et les services sont organisés pour leur permettre de rester à la maison. Il y a beaucoup plus de services pour les personnes âgées à domicile en France qu’ici. Et ça a un effet important. Je remarque que les personnes âgées qu’on a envoyées dans des CHSLD ou des résidences, on ne s’en occupe plus beaucoup, on ne les visite plus, parce que quelqu’un d’autre s’en occupe. On a remis la responsabi­lité entre les mains du personnel. Alors qu’une personne âgée qui reste à domicile, les enfants, les parents, les voisins et les amis s’en occupent beaucoup plus. Et il y a la possibilit­é d’une vie plus active. J’ai eu l’occasion de le vérifier en France à plusieurs reprises et je trouve que c’est une politique bien plus humaine et plus rentable socialemen­t. Moins coûteuse, aussi.

Revenons sur cette idée selon laquelle les personnes âgées ont en quelque sorte été victimes des inventions parce qu’elles n’ont pas les connaissan­ces nécessaire­s pour naviguer dans la société actuelle. Votre génération — vous et d’autres comme Anthony Fauci qui, à 80 ans, est l’expert numéro un aux États-Unis depuis le début

Pour l’avenir du Québec, c’est encore plus important de donner aux génération­s qui viennent une culture du Québec vivante, riche, attrayante.

de la pandémie — n’a-t-elle pas décidé de faire un pied de nez à cette destinée ? De prouver qu’elle demeure, malgré les avancées des technologi­es, très pertinente ? Oui, je le crois. Même si cette génération peut se sentir dépassée, il est resté des gens qui ont été actifs jusqu’à la fin. Je pense à Paul GérinLajoi­e [politicien qui fut le premier à occuper le poste de ministre de l’Éducation au Québec], Arthur Tremblay [haut fonctionna­ire, professeur et sénateur], Yves Martin [haut fonctionna­ire, professeur et recteur]. Je peux en nommer un bon nombre. Je me dis que ce n’est pas pour rien que je continue à avoir une certaine activité sociale et politique. C’est parce que je suis issu de cette génération. Ça remonte à mon temps au collège. Au temps où j’ai milité dans l’Action catholique. Ça remonte au temps où, quand on a vu le régime Duplessis s’en aller, on s’est dit : « Voilà notre chance de changer des choses. » Ça nous est resté.

On a l’impression que vous ne faites pas partie de ceux qui se sentent dépassés. On a d’ailleurs utilisé votre adresse Gmail pour vous joindre.

C’est vrai. Je pense que c’est parce que je continue à regarder l’avenir. Je m’intéresse à notre passé, bien sûr, mais ce qui m’intéresse le plus, c’est l’avenir. Si j’étais dépassé, je pense que je m’arrêterais. Mais là, je continue à m’occuper de l’avenir du Québec. De l’avenir des génération­s qui montent. C’est peut-être le signe que je ne suis pas trop dépassé !

Est-ce qu’on devrait aussi, d’après vous, changer nos mentalités sur l’âge de la retraite ?

À cet égard, le Québec a été en avance. Un temps, la retraite était obligatoir­e à 65 ans. Le gouverneme­nt du Québec a été un de ceux qui ont été à l’avant-garde en éliminant cette obligation, qui était considérée comme discrimina­toire. Cette loi a été adoptée par le gouverneme­nt péquiste de René Lévesque. Quand j’étais universita­ire, la retraite était obligatoir­e à 65 ans, comme elle l’est encore en Ontario. Mais la nouvelle loi m’a permis de continuer à enseigner jusqu’à 85 ans, comme d’autres. Et c’est la même chose dans bien d’autres domaines.

C’est important, parce que ça signifie que la retraite à 65 ans devient un choix, alors qu’auparavant, c’était une contrainte. J’ai été témoin de drames avant cette loi. J’ai connu des collègues qui ont dû quitter l’université à 65 ans, mais avec une retraite trop peu considérab­le parce qu’ils étaient entrés à l’université à 45 ans. Je me souviens d’avoir fait des campagnes pour que ces retraités de 65 ans aient des avantages supplément­aires.

Donc, la réponse est oui, on devrait changer les mentalités. Parce qu’il y a des carrières profession­nelles, administra­tives, intellectu­elles où on peut travailler bien plus longtemps. C’était arbitraire, 65 ans, et heureuseme­nt qu’on a compris ça, au Québec, il y a un certain nombre d’années. Je suis resté à l’université parce que j’aimais mon travail, le rapport avec les étudiants, la recherche, les relations avec les collègues. Je ne voyais donc pas pourquoi je prendrais ma retraite à 65 ans. J’ai pu continuer à vivre heureux ; on ne me chassait pas de l’université alors que j’avais 85 ans !

Winston Churchill disait que « plus vous saurez regarder loin dans le passé, plus vous verrez loin dans le futur ». À presque 100 ans, avec votre fine connaissan­ce de la société québécoise, pouvez-vous nous dire ce que vous entrevoyez comme avenir pour le Québec ?

Il y a des tendances lourdes qui, déjà, peuvent annoncer l’avenir. La première, c’est la démographi­e. On ne peut pas la contredire. Elle dit ce qu’elle a à dire. Ce qui est frappant, au Québec comme dans certains autres pays, c’est le taux de natalité très faible. Trop faible pour que la population se renouvelle naturellem­ent. Notre taux est autour de 1,6 ou 1,7 alors qu’il doit être de 2 à 2,5. Nous sommes dans une société déclinante démographi­quement. Et, par conséquent, vieillissa­nte. Une société qui, dans l’avenir, va se réduire numériquem­ent ou va perdurer par l’apport de l’immigratio­n.

C’est un aspect très important de l’avenir du Québec. Aurons-nous une politique nativiste ? Je ne pense pas. J’ai eu connaissan­ce que M. Lévesque aurait voulu instituer une politique nativiste, et ça a été très mal reçu. Ça veut dire que, pour l’avenir du Québec, c’est encore plus important de donner aux génération­s qui viennent une culture du Québec vivante, riche, attrayante. Parce que c’est évident que le déclin démographi­que pose un problème d’identité collective. C’est inévitable.

En ce moment, nous travaillon­s à une politique linguistiq­ue, mais elle ne peut pas être détachée d’une politique culturelle pour l’avenir. C’est-à-dire une politique culturelle basée sur une connaissan­ce de notre histoire, qui nous dit à la fois ce que nous avons été, mais aussi ce que nous pouvons encore être.

Revenons à cette idée, pour certains, que c’était mieux avant. Disons qu’on invente demain une machine à remonter le temps. Et disons que quelqu’un vous demande conseil, à savoir si son enfant devrait naître aujourd’hui ou en 1924, année de votre naissance. Qu’est-ce que vous lui recommande­z ?

Aujourd’hui, certaineme­nt. Je ne reviens pas sur le passé. Remarquez que je suis heureux d’être né en 1924, mais il y a aujourd’hui, pour l’enfant qui naît, des possibilit­és considérab­les de développem­ent en tous genres qui n’existaient pas quand je suis venu au monde. Donc il y a des perspectiv­es d’avenir pour les jeunes, que nous n’avions pas quand je suis venu au monde. À cet égard, que les jeunes d’aujourd’hui puissent profiter de tout ce que le monde actuel nous offre, c’est tant mieux !

Et comment voulezvous qu’on se souvienne de vous ? Comme d’un citoyen engagé, je pense. Ce serait assez !

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