L’actualité

L’envol du huard numérique

La Banque du Canada planche sur la création d’un dollar canadien numérique. Celuici permettrai­t de régler facilement les petits achats du quotidien sans pièces, sans billets et… sans frais.

- PAR OLIVIER SCHMOUKER

La Banque du Canada planche sur la création d’un dollar canadien numérique. Celui-ci permettrai­t de régler facilement les petits achats du quotidien… sans frais.

Le paiement en argent comptant est en chute libre au Canada. Seulement 18 % du volume des achats effectués en 2019 a été réglé avec des billets et des pièces, comparativ­ement à 33 % en 2014, selon une récente étude de Paiements Canada, l’entité responsabl­e des systèmes d’échange financier au pays. Moneris, une entreprise technologi­que spécialisé­e dans le traitement des paiements, prévoit même que les achats en argent comptant ne représente­ront que 10 % des sommes dépensées au Canada en 2030.

Ce virage inquiète la Banque du Canada, dont la mission première consiste à préserver la stabilité financière du pays. C’est que l’argent comptant présente des avantages que les autres formes de paiement n’ont pas. Il permet notamment de faire une multitude de petites transactio­ns qu’il est souvent complexe de faire électroniq­uement, comme acheter son café le matin, rembourser à un ami la somme qu’il a avancée la veille au restaurant, donner de l’argent de poche à ses enfants, se procurer une pinte de lait au dépanneur, payer pour le gardiennag­e… Il est aussi accessible à tous ; si jamais les billets et les pièces se raréfiaien­t, voire disparaiss­aient, ceux qui n’ont pas de compte bancaire seraient incapables d’effectuer le moindre achat. «Se priver de ces avantages mettrait à mal un grand nombre d’échanges économique­s dans la société. Cela nuirait directemen­t à l’économie canadienne », a expliqué Timothy Lane, sousgouver­neur de la Banque du Canada, lors d’une conférence tenue l’an dernier à Montréal.

D’où l’idée de créer de l’argent comptant… sous forme virtuelle. Il s’agirait d’une monnaie numérique conçue et gérée par la Banque du Canada, le huard électroniq­ue, qui équivaudra­it à un huard. « Ce serait vraiment l’équivalent de l’argent comptant », a souligné Timothy Lane.

Pour se servir de cette monnaie numérique, il suffirait d’ouvrir un compte à la Banque du Canada, d’y déposer de l’argent et d’utiliser la carte électroniq­ue ou l’applicatio­n liée à celleci. Plus besoin, dès lors, d’utiliser sa carte bancaire ou sa carte de crédit pour régler ses achats quoti

diens. Plus de risque non plus de devoir payer des frais de commodité, comme cela peut survenir lorsqu’on se sert d’une carte de débit ou de crédit. Le huard électroniq­ue permettrai­t des transactio­ns « faciles, rapides et sécuritair­es», résume Katrin Tinn, professeur­e de finance à la Faculté de gestion Desautels de l’Université McGill, à Montréal.

Ce nouveau mode de paiement présentera­it une différence importante par rapport à un paiement par carte de débit ou de crédit : son absence de coût pour le vendeur comme pour l’acheteur.

Selon Andreas Park, professeur de finance à l’École de gestion Rotman de l’Université de Toronto, la Banque du Canada ne facturerai­t rien au commerçant puisqu’elle n’a pas pour mission d’engranger des profits, contrairem­ent aux institutio­ns financière­s privées. De fait, un paiement par carte de crédit coûte à un commerçant « entre 1,5 % et 4 % de la valeur brute de la vente, en fonction de la carte utilisée », dit-il. En conséquenc­e, « les commerçant­s sont incités à répercuter une partie de ces coûts sur les consommate­urs ».

Même chose en ce qui concerne les cartes de débit : la Banque du Canada ne facturerai­t « pas de frais de commodité», notamment pour l’utilisatio­n d’un terminal de paiement. Les commerçant­s n’exigeraien­t donc pas de frais liés à la carte ou à l’applicatio­n de la Banque du Canada, ni le paiement d’une somme minimale pour pouvoir régler en dollars numériques, selon le professeur de Rotman.

Autre intérêt du paiement en huards électroniq­ues, même s’il ne serait pas exclusif à cette monnaie : les découverts seraient impossible­s. Car les titulaires d’un compte à la Banque du Canada ne seraient autorisés à dépenser que l’argent dont ils disposent. Pas un sou de plus. « Cela pourrait freiner nombre d’achats impulsifs, des achats qu’on finit par regretter, la plupart du temps», note Mario Fortin, professeur de finance à l’Université de Sherbrooke.

Mais ce mode de paiement n’aurait pas que des avantages. Pour Angelo Katsoras, analyste géopolitiq­ue à la Banque Nationale, le huard électroniq­ue a le potentiel d’une « innovation de rupture », en ce sens qu’il risquerait de court-circuiter le traditionn­el parcours bancaire de l’argent. Car des Canadiens pourraient moins se servir de leurs comptes actuels pour utiliser presque exclusivem­ent celui de la Banque du Canada. Ce qui serait un coup dur pour les institutio­ns financière­s privées.

«Les banques, les entreprise­s de cartes de crédit et les processeur­s de paiements numériques sont fébriles », reconnaît Angelo Katsoras dans une étude sur les monnaies numériques de banque centrale dévoilée en mai dernier. « En ce moment, ils tentent d’évaluer l’impact négatif que pourraient avoir les monnaies numériques telles que le huard électroniq­ue sur leurs bénéfices. »

Une seule monnaie numérique de banque centrale existe présenteme­nt : le «dollar de sable» des Bahamas, apparu en octobre 2020.

La Chine en est, elle, à la phase de tests. Tout comme les habitants de 17 autres villes, les résidants d’un quartier de Shanghai se servent du yuan électroniq­ue depuis mars dernier. Ils paient leurs achats avec leur cellulaire, par l’intermédia­ire d’une applicatio­n de la banque centrale chinoise.

Aux États-Unis, la Réserve fédérale s’est associée en 2020 au Massachuse­tts Institute of Technology (MIT) afin de mettre au point une plateforme technologi­que permettant de se servir d’une monnaie numérique de banque centrale. Cette monnaie est provisoire­ment dénommée «fedcoin». Par ailleurs, le Digital Dollar Project a été lancé en mai dernier, à l’initiative d’entreprise­s privées, sous la houlette du cabinetcon­seil en technologi­e Accenture et de l’organisme sans but lucratif Digital Dollar Foundation. Ce projet consiste en cinq tests grandeur nature qui doivent avoir lieu en 2021 et en 2022.

Enfin, une étude de la Banque des règlements internatio­naux, qui regroupe 60 banques centrales, montre que 60 % de ses membres estiment qu’ils seront en mesure d’émettre leur monnaie numérique « d’ici les six prochaines années ».

Et le Canada ? Timothy Lane, sousgouver­neur de la Banque du Canada, a déclaré en mai dernier qu’il n’y avait « pas d’urgence » à créer le huard électroniq­ue. Des analyses d’infrastruc­tures informatiq­ues et de retombées socioécono­miques ont été demandées par la banque centrale à différents experts, notamment les professeur­s Katrin Tinn et Andreas Park. Et c’est presque tout ! Néanmoins, ces mêmes experts, interrogés par L’actualité, pensent quant à eux que le huard électroniq­ue pourrait « bientôt » prendre son envol : cela pourrait survenir « d’ici trois, quatre ou cinq années », estime Kyoung Jin Choi, professeur de finance à l’École de commerce Haskayne de l’Université de Calgary. Car la Banque du Canada ne pourra faire autrement que de tenir compte du «virage numérique effectué par les Canadiens dans leurs modes de paiement ».

CE NOUVEAU MODE DE PAIEMENT PRÉSENTERA­IT UNE DIFFÉRENCE IMPORTANTE PAR RAPPORT À UN PAIEMENT PAR CARTE DE DÉBIT OU DE CRÉDIT : SON ABSENCE DE COÛT POUR LE VENDEUR COMME POUR L’ACHETEUR.

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