Le grand fouillis
Les données médicales stockées dans le système de santé québécois pourraient améliorer la qualité des soins, à condition qu’on réussisse à les rassembler, à les gérer et à mieux les utiliser.
Les données médicales stockées dans le système de santé québécois pourraient améliorer grandement la qualité des soins qui y sont prodigués, à condition qu,on réussisse à les rassembler, à les gérer et à mieux les utiliser. Un chantier titanesque, auquel le gouvernement veut s,attaquer.
, lécart semblait colossal
entre ce que disait, au bout du fil, le préposé à l’accueil du service de radiologie de l’hôpital — « vous devez nous faxer la requête de votre médecin » — et la « mine d’or » dont parlait en août 2020 le ministre de l’Économie et de l’Innovation d’alors, Pierre Fitzgibbon, à propos des données médicales amassées par la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ). Ces fameuses données, il proposait de les vendre aux entreprises pharmaceutiques, désireuses de s’en servir pour offrir de meilleurs médicaments.
La « mine d’or » existe bel et bien. Le Québec accumule depuis deux générations un lot de données d’un très grand intérêt pour les entreprises médico-pharmaceutiques, mais aussi pour les chercheurs universitaires et, au premier chef, l’ensemble du réseau de la santé. Sauf qu’elles sont éparpillées sous des formes disparates et difficilement accessibles — exagérément, selon l’aveu même de la présidente de la Commission d’accès à l’information, Diane Poitras — à cause de gardefous légaux et administratifs en matière de protection des renseignements personnels.
« L’information, c’est le stéthoscope de la santé collective », dit Luc Boileau, directeur général de l’Institut national d’excellence en santé et services sociaux (INESSS), qui vise l’utilisation efficace des ressources dans ce secteur. Pendant la pandémie, l’organisme public, qui profite d’un accès élargi aux banques de données depuis 2016 — grâce à des ententes avec le ministère de la Santé, la Régie de l’assurance maladie et la Commission d’accès à l’information —, a pu élaborer des modèles permettant de prévoir avec exactitude le nombre de personnes qui devraient être hospitalisées, par exemple. « On peut sortir des prévisions incroyables », affirme Luc Boileau.
Dans des entreprises ou des facultés universitaires, des chercheurs ont aussi besoin d’accéder à de telles données. Ceux qui travaillent à des applications d’intelligence artificielle, notamment, pour déterminer avec une infime précision le dosage optimal d’un médicament ou interpréter de l’imagerie afin de confirmer la présence d’un cancer. Pour que l’algorithme puisse « apprendre », il faut lui fournir des millions de séquences géniques (dans le cas des médicaments) ou de scans, mais aussi croiser ces données avec l’historique médical des patients. Or, les règles actuelles au Québec rendent l’accès aux données médicales très difficile, voire impossible.
Christian Dubé, ministre de la Santé et des Services sociaux, a maintes fois répété son intention de profiter de la pandémie et de la vaccination pour optimiser la façon dont les données sont gérées dans le domaine de la santé. Ces derniers mois, le gouvernement du Québec a d’ailleurs travaillé sur quatre projets de loi, dont une réforme de sa vieille loi de 1982 qui protège les renseignements personnels. Ces projets de loi préparent le terrain pour un cinquième, prévu pour l’automne, qui vise à assurer un meilleur accès aux données de la santé pour la recherche publique et privée.
Car, pour l’instant, tout ça rappelle un peu la maison des fous dans Les
12 travaux d’Astérix. « C’est un cassetête où il manque des morceaux, et ceux qu’on a ne s’imbriquent pas», résume Carole Jabet, directrice scientifique du Fonds de recherche du Québec en santé, qui doit composer chaque jour avec des appels de chercheurs découragés.
les fameuses «données de la
RAMQ », ce sont les informations contenues dans les 335 millions de factures que soumettent les médecins et les pharmaciens québécois à la Régie de l’assurance maladie. Une ordonnance de médicament, une ligne ; un acte médical, une ligne. Chaque ligne comprenant des dizaines de colonnes pour le numéro d’assurance maladie du patient, le nom, le sexe, etc. La RAMQ gère également les données du Dossier santé des quelque huit millions de Québécois, qui comprend entre autres leurs informations vaccinales et les résultats de leurs tests d’imagerie médicale, mais pas leur historique médical.
Les données cliniques — ordonnances, soins, examens, traitements administrés dans chaque hôpital, CHSLD, CLSC, centre jeunesse —, ce
sont les serveurs du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) qui les recensent. C’est aussi le MSSS qui recueille les informations sur les décès et les naissances.
Les cliniques médicales, des établissements privés, tiennent des dossiers de patients, mais ne contribuent à aucune de ces banques — exception faite des factures de leurs médecins, envoyées à la RAMQ.
Prises isolément, les fameuses « données de la RAMQ » sont d’un intérêt limité : les informations de facturation donnent un portrait bien incomplet. Pour qu’elles soient «parlantes», il faut leur ajouter les «données du MSSS ».
Actuellement, un chercheur qui veut par exemple évaluer l’effet des longues listes d’attente sur la santé globale de la population doit, pour obtenir les données nécessaires à son étude, faire deux demandes. D’abord au Guichet d’accès aux données de recherche, créé par l’Institut de la statistique (ISQ) en 2019. Ce dernier va monter un dossier, qu’il va présenter à la Commission d’accès à l’information. Mais attention : le Guichet ne s’occupe que des dossiers provenant d’établissements de recherche publique — des universités, par exemple — pour les données administratives. Pour les données cliniques, le chercheur devra soumettre une autre demande en parallèle à la Commission d’accès à l’information.
Et c’est là que commence la huitième épreuve des Travaux d’Astérix. Car, même quand la Commission donne son autorisation (dans un an pour les chanceux, souvent deux, parfois trois ans pour les malchanceux, selon les chercheurs interviewés), la décision de fournir ou pas l’information revient à l’organisme public concerné — qu’il s’agisse du ministère de la Santé, d’un CLSC ou d’une DPJ , la règle est la même.
La présidente de la Commission
d’accès à l’information, Diane Poitras, qualifie de «spaghettis de lois » le système qui encadre la diffusion des informations médicales. De vieux « spaghettis », pourraiton ajouter : la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels remonte à 1982 — une époque où le télécopieur était la technologie de pointe en matière de communication.
La loi actuelle suppose un consentement tacite du patient au traitement, mais à rien d’autre. Avant de permettre l’accès à ses données, la Commission va donc considérer une série de critères, outre la pertinence de la demande, comme la qualité du comité d’éthique qui supervisera la recherche, et jusqu’à la marque du serveur où seront stockées les données. Quand la Commission donne son accord, le chercheur est autorisé à… réclamer leur consentement aux ministères ou à l’établissement concernés. Lesquels peuvent refuser, sans justification, ou imposer de nouvelles conditions.
« Pour un projet de recherche sur les CHSLD, j’ai demandé les données d’un établissement à Montréal », raconte Roxane Borgès Da Silva, professeure agrégée à l’École de santé publique de l’Université de Montréal. « Le comité d’éthique a exigé que je ne cite pas le nom du CHSLD, parce que ses résultats sont moches. J’ai dû accepter, sinon pas de données. »
Les délais et les contraintes sont tels qu’ils rendent caduques bien des études. Roxane Borgès Da Silva est frustrée des lenteurs du système actuel. Avec le Dr Martin Fortin du CIUSSS du Saguenay–LacSaintJean, elle collabore à un projet de recherche bloqué depuis deux ans. « Il s’agit de voir comment des malades chroniques peuvent se prendre en charge par des formations. En 20172018, nous avons mené trois enquêtes auprès de 300 patients avant, pendant et après les formations, et nous devons comparer leur état de santé avant et après, ce qui suppose d’obtenir leur dossier clinique. Les patients ont tous consenti explicitement à ce que nous utilisions leurs données, mais la demande est toujours sans réponse ! »
Forcée de bricoler des solutions en procédant par enquêtes ou en faisant des demandes établissement par établissement, Roxane Borgès Da Silva est excédée. « Autant le Québec était innovant en matière [d’accès aux données médicales] dans les années 19701980, autant on en est à l’âge de pierre. »
Rémi Quirion, scientifique en chef du Québec, se réjouit de voir que le gouvernement du Québec commence à avancer dans ce dossier. Il applaudit aussi à la modernisation du cadre légal de la protection des renseignements personnels entreprise par Québec. Mais il se désole que les chercheurs mettent plus de temps à débloquer des données qu’à les analyser. « Il n’est pas normal que des chercheurs québécois financés par des fonds québécois doivent appuyer leurs articles avec des données ontariennes parce qu’on ne leur permet pas de faire un tableau avec des données québécoises. »
La situation est d’autant plus paradoxale qu’au cours de la dernière décennie, le Québec a investi des centaines de millions de dollars pour développer la génomique et l’intelligence artificielle, en plus de dépenser des centaines de millions de dollars par année pour soutenir une recherche universitaire de classe mondiale. « Mais ça ne sert à rien si on ne fournit pas des données aux chercheurs ! » dit Thomas Bastien, directeur général de l’Association pour la santé publique du Québec. « On a une Lamborghini dans le garage, mais sans essence. »
chaque ministère, chaque agence
gère ses données en silo de façon quasi autonome, selon ses propres critères. Les fichiers ne sont pas organisés de la même manière, les codes de maladie ne sont pas toujours les mêmes d’une source à l’autre, bref, les données sont difficiles à jumeler. « Il faut des mois de travail de moine », explique Philippe Després, professeur titulaire à la Faculté des sciences et de génie de l’Université Laval, spécialiste de l’imagerie médicale et de la valorisation des données médicales. « Et quand on aura nettoyé et poli les données, et qu’on aura fait notre étude, il va falloir détruire ce qu’on fait ! »
Selon le Dr Alain Vanasse, professeur à l’Université de Sherbrooke et directeur scientifique de l’Unité de soutien à la stratégie de recherche axée sur le patient du Québec, le changement devra absolument venir d’en haut. « Ça ne marchera pas tant que le gouvernement ne se dotera pas d’un “directeur des systèmes informatiques gouver
nementaux”, comme en ColombieBritannique, ou d’un “directeur des données”, comme en Australie. »
Le chercheur est de ceux qui jugent que la prémisse légale qui limite l’usage des renseignements est dépassée. « On offre au Québec un service de santé gratuit, qui produit des données qu’on devrait pouvoir utiliser pour améliorer les soins. » La très grande majorité des gens sont d’accord, croit-il, tant qu’on leur garantit la protection des renseignements personnels. « C’est la même logique que ce qu’on fait tous les jours avec Google, sans aucune protection valable des renseignements personnels. »
Selon Frédéric Leduc, présidentdirecteur général d’Immune Biosolutions, une société de biotechnologie à Sherbrooke, des gens se méprennent sur les intentions des chercheurs, surtout au privé. La RAMQ retire des fichiers qu’elle partage toutes les informations qui permettent d’identifier une personne (nom, date de naissance, etc.), rappelle-t-il. «Je ne peux pas savoir qui est le patient no 252. Et je ne voudrais pas le savoir. Ce n’est pas ça que je cherche. »
Mike Benigéri, directeur du bureau des données clinico-administratives à l’INESSS, est catégorique : « Un chercheur ne pourrait pas être à l’origine d’un vol de données personnelles de l’ampleur de ce qui est arrivé chez Desjardins.» Le risque d’identification est quasi inexistant, explique-t-il. « Il pourrait être possible d’identifier une personne dans un fichier de données, mais tout le monde et n’importe qui ? Non. C’est impossible. »
De nombreux pays partagent les données de leur population avec des chercheurs du secteur public, mais aussi privé. En Israël, l’État s’est entendu avec Pfizer, dont le vaccin contre la COVID-19 a été conçu avec l’entreprise pharmaceutique BioNTech, pour lui transmettre ses données de vaccination automatiquement. La multinationale a ainsi obtenu des données d’une précision inouïe sur l’effet de son vaccin auprès d’un grand groupe en temps réel.
Les pays scandinaves et des États comme l’Estonie, le Royaume-Uni et la France ont fait des progrès spectaculaires dans la gestion des données en santé. Il en va de même pour des provinces comme l’Ontario et le Manitoba, et la Colombie-Britannique et l’Alberta avancent à grands pas. Tous ont mis ou mettent en place des structures qui permettent un usage accru des données et qui garantissent la confidentialité des renseignements personnels, dans le but de susciter plus de recherche publique et privée.
« En 30 ans, il n’y a pas eu une seule faille chez nous », dit Michael Schull, président-directeur général de l’Institut de recherche en services de santé (IRSS, ou ICES sous l’acronyme anglais). Depuis 1992, cet OSBL agit comme dépositaire unique de toutes les données relatives à la santé en Ontario. L’IRSS rend les données comparables et les ramène à un identifiant unique. Cet OSBL, soumis aux critères de protection formulés par la commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Ontario, est l’un des modèles dont compte s’inspirer le ministre Christian Dubé pour sa réorganisation des données en santé.
il serait faux d’affirmer que
le Québec a été immobile dans le dossier. Depuis quelques années, la plupart des grands hôpitaux de recherche et de nombreux instituts se sont dotés de leur propre bassin de données clinico-administratives — CITADEL au Centre hospitalier de l’Université de Montréal, CARTaGENE au CHU Sainte-Justine, CIRESSS au CHU de Sherbrooke. Mais ces données sont réservées à un usage interne. Quiconque veut les consulter doit passer par les mêmes étapes d’approbation au Guichet d’accès aux données de recherche et à la Commission d’accès à l’information.
Pour la réorganisation prévue pour l’automne, Québec semble hésiter entre le modèle centralisé, du type Guichet de l’Institut de la statistique, et le modèle non étatique, à la sauce ontarienne. Dans les deux cas, la Commission d’accès à l’information changera de rôle. «Ça fait 40 ans qu’on demande à la Commission de faire une tâche qui n’aurait jamais dû être la nôtre, explique la présidente de l’organisme, Diane Poitras. Notre tâche devrait être de surveiller, pas de gérer des demandes à la pièce. »
Le mandat du Guichet d’accès aux données de recherche ressemble un peu à celui de l’IRSS ontarien. Il s’agit toutefois d’une avancée partielle, car, comme le mentionne Patricia Caris, directrice générale adjointe à l’ISQ, le Guichet a une portée limitée, puisqu’il ne touche que les données administratives en santé, et pas les données cliniques. «On agit, dit-elle, dans le cadre du mandat que le gouvernement nous confie. »
Le nouveau rôle de la Commission d’accès à l’information se précise avec le projet de loi 82, voté en mai. L’Institut de la statistique du Québec, par l’intermédiaire du Guichet, approuvera les demandes concernant les données administratives, au lieu de monter des dossiers pour la Commission. Cette dernière se contentera de surveiller l’ISQ et d’imposer des normes selon le caractère, délicat ou non, des données. Et elle continuera de gérer les demandes d’accès aux données cliniques. «L’enjeu central d’une meilleure utilisation des données en santé, ça va être la confiance des citoyens, dit Diane Poitras. Les gens vont embarquer si on peut leur garantir la confidentialité. »
Des États comme l Estonie , le Royaume-Uni et la France ont fait des progrès spectaculaires dans la gestion des données en santé.