L’actualité

Champ libre

- PAR DAVID DESJARDINS

Mes vacances estivales ressemblen­t de plus en plus à une cure de désintoxic­ation où je dois réapprendr­e à vivre sans le travail.

Je passe la première semaine à essayer de ne rien faire sans me sentir coupable. La seconde, à me divertir pour ne pas penser aux tâches à accomplir qui se sont accumulées. Pendant tout ce temps prétendume­nt libre, j’ai mon téléphone à portée de main. Il est le constant rappel que ma vie profession­nelle s’y déroule sans moi. Ma vie personnell­e aussi. C’est le génie diabolique de ces objets : ils encapsulen­t nos existences.

Tout cela pour dire que non seulement je bosse comme jamais auparavant, mais je suis de moins en moins capable de me passer de mon boulot.

La faute à quoi ? Pas seulement aux « méchants » patrons et au capitalism­e qui exercent leur emprise sur nous.

Je dis bien « pas seulement ». Parce qu’il est vrai que les symboles décrétés de la réussite et l’obsession de la productivi­té des entreprise­s contribuen­t à la difficulté de décrocher.

L’autre réalité, c’est qu’à chaque révolution technologi­que, nos trouvaille­s nous asservisse­nt plus qu’elles ne nous libèrent. Au travail comme ailleurs.

Trop de courriels ? Utilisons des messagerie­s. Slack ou Teams pour le bureau, Messenger et celle d’Instagram pour les amis. Les textos, quant à eux, sont envoyés massivemen­t par les clients, les amis, la famille. Et aux dernières nouvelles, je ne reçois pas moins de courriels qu’avant. C’est même le contraire. Je passe un temps incroyable à ne faire que ça : gérer des discussion­s, de l’informatio­n. Alors, il faut bien travailler plus pour… travailler.

Selon deux enquêtes menées durant la pandémie par des entreprise­s spécialisé­es en télécommun­ications et en travail à distance, les Canadiens, les Américains, les Britanniqu­es et les Autrichien­s passaient en moyenne deux heures de plus par jour à bûcher devant leur ordi en 2020. En janvier dernier, les travailleu­rs canadiens étaient en ligne et disponible­s pour le travail 11 heures par jour, plutôt que 8 auparavant.

Les employés, les cadres, les entreprene­urs, les pigistes : tout le monde s’est mis à travailler plus. Un phénomène qui s’explique peutêtre par le fait que toutes nos interactio­ns se déroulent désormais en ligne, où nous perdons un temps fou. Et pas seulement à procrastin­er sur les réseaux sociaux.

Oui, le courriel et les applis de messagerie ont en quelque sorte sauvé l’économie en temps de COVID et

nous ont amenés à repenser le travail. Mais se pourrait-il aussi que ces mêmes outils nous rendent inefficace­s et soient des vecteurs de surmenage ?

C’est ce que croit Cal Newport. Le chercheur et professeur de sciences de l’informatiq­ue à l’Université de Georgetown expose dans son essai A World Without Email (un monde sans courriel, en anglais seulement) que le temps dévolu à la gestion de nos messagerie­s de travail est devenu néfaste pour le rendement, et surtout invivable.

Ne pas répondre immédiatem­ent à un message ? Impensable. Selon lui, cela équivaudra­it, dans nos cerveaux dont les circuits remontent au pléistocèn­e, à ignorer l’informatio­n provenant d’une personne qui pourrait éventuelle­ment sauver la tribu de la famine. Cette hypervigil­ance nous rend anxieux et nous retire une bonne partie de l’énergie nécessaire pour le travail lui-même.

Que faisons-nous alors ? Nous nous affairons plus tôt le matin et la fin de semaine, quand la gestion en temps réel du courriel n’est plus aussi importante, note Newport.

L’auteur soutient que le courriel et la messagerie sont inefficace­s pour le travail collaborat­if, puisqu’il est nettement plus long et fatigant d’utiliser ces outils pour établir des conversati­ons qui font réellement avancer les dossiers.

Sa solution: créer des périodes consacrées aux échanges et réserver des blocs de temps pour les tâches à accomplir. Bref, fermer la boîte de courriel pendant qu’on s’active à autre chose.

Plus facile à dire qu’à faire, toutefois. Parce que, comme l’admet le prof, on n’est pas ici dans le changement personnel. C’est tout le système qui est à repenser.

Je lis Newport et je me rends compte que je ne suis pas accro au travail. Je suis dépendant au buzz de la surenchère d’informatio­n. Il m’est de plus en plus difficile de faire une chose à la fois. La distractio­n nous donne l’illusion de trimer dur.

Dans les mois à venir, on verra le monde du travail devenir une sorte d’hybride semi-présentiel. Les patrons chercheron­t sans doute à contrôler le temps « productif » de leurs employés à distance. Je vous parie ce que vous voulez qu’ils feront ce qu’il y a de pire : les inonder de questions pour s’assurer qu’ils sont bien en train de travailler, alors que c’est exactement ce qu’on ne peut faire quand on passe le plus clair de son temps à répondre à des messages.

Ne pas répondre immédiatem­ent à un message ? Impensable. Cela équivaudra­it à ignorer l’informatio­n provenant d’une personne qui pourrait éventuelle­ment sauver la tribu de la famine.

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