Réconcilier Montréal et le Québec
Sur plusieurs enjeux politiques et sociaux, les Montréalais et les autres Québécois semblent appartenir à deux planètes différentes. Pire, leurs orbites s’éloignent au fil des années. Le phénomène est-il irréversible ? Et surtout, comment éviter que la province et sa métropole ne deviennent des étrangères ?
Sur plusieurs enjeux politiques et sociaux, les Montréalais et les autres Québécois semblent appartenir à deux planètes différentes. Pire, leurs orbites s’éloignent au fil des années. Le phénomène est-il irréversible ? Et surtout, comment éviter que la province et sa métropole ne deviennent des étrangères ?
Si t’as pas encore compris, après les élections provinciales de 2018, que la métropole et le reste du Québec sont deux planètes différentes, je sais pas ce que ça va prendre», lance le maire sortant de Québec, Régis Labeaume, en évoquant le balayage spectaculaire de la CAQ dans les régions au dernier scrutin, pendant que seulement deux candidats de l’équipe de François Legault se faisaient élire à Montréal.
Le vétéran de la politique municipale pète le feu en ce lundi caniculaire de la fin août, l’allure décontractée dans son jean, son polo bleu ciel et son veston clair. Manifestement, la question du conflit idéologique qui scinde le Québec le passionne, au point de laisser échapper quelques sacres bien sentis. Son énergie brute contraste avec le calme régnant dans les appartements de son élégant bureau de l’hôtel de ville de la capitale nationale. «Les Montréalais ne sont pas conscients de ce clivage, j’en suis convaincu, mais moi, ça fait 14 ans que je suis en poste à Québec. Je suis un gars du Lac-Saint-Jean, j’ai habité à Sept-Îles, je connais les régions, je sens ce qui se passe. Et mon diagnostic est clair, net et précis : les Québécois du ROQ, le rest of Québec, ne se sentent plus à l’aise dans leur métropole. Pour eux, c’est désormais un monde étranger. » Peu de politiciens osent le dire en public, mais entre maires, ça se discute, assure-t-il.
Sa lecture n’est pas à côté de la plaque, confirment plusieurs sondages récents de Léger et CROP, ainsi que des recherches menées au cours de la dernière décennie, entre autres à McGill et à l’Université d’Ottawa. En effet, le Québec est plutôt divisé à propos de l’immigration, de la laïcité de l’État, de l’appropriation culturelle, de l’ouverture au changement, et même de l’égalité homme-femme. Avec un Montréal plus progressiste d’un côté, et un Québec régional plus conservateur de l’autre, notent les nombreux experts, intellectuels, sondeurs, élus, ex-politiciens et citoyens interrogés par L’actualité.
Le 7 novembre prochain, au moment où les citoyens vont voter dans toutes les régions pour leurs représentants locaux, leurs choix refléteront-ils ce clivage ? Lors du scrutin municipal de 2017, Valérie Plante a été portée au pouvoir en bonne partie grâce aux électeurs montréalais de gauche, et Régis Labeaume, par ceux de centre droit de la Vieille Capitale, révèlent les chercheurs Sandra Breux, Jérôme Couture et Anne Mévellec dans un chapitre d’un collectif qui sera publié en février, Voting in Quebec Municipal Elections : A Tale of Two Cities (University of Toronto Press).
C’est la première fois qu’il est prouvé que les idéologies ont joué un rôle sans équivoque dans le choix des leaders à la tête des deux plus grandes villes du Québec — auparavant, ce vote était considéré comme plutôt apolitique. « Étant donné que les citoyens prennent de plus en plus conscience que bien des choses se décident à l’échelle locale, les élections municipales sont désormais pour eux l’occasion d’exprimer leurs positions sur les plans moral et culturel », constate Éric Bélanger, spécialiste de l’opinion publique et des comportements électoraux à l’Université McGill, et codirecteur de l’ouvrage à paraître. Loin de se limiter aux problèmes de collecte des ordures et de déneigement, la scène municipale est devenue un poste d’observation précieux pour comprendre sur quoi les Québécois s’entendent ou se disputent, et à quel point les débats se polarisent, estime le professeur.
Les divergences d’opinions entre Montréal et le ROQ ont été manifestes dans les dernières années, en tout cas : bien des initiatives de la CAQ, généralement appuyées en région, sont passées de travers à Montréal. Entre autres la baisse de 20 % des quotas d’immigration en 2019, qui inquiétait ouvertement Valérie Plante, ainsi que la Loi sur la laïcité de l’État, contestée avec succès par la Commission scolaire
English-Montréal devant les tribunaux plus tôt en 2021 (en principe, son personnel aura le droit de porter des signes religieux à l’école, mais Québec fait appel de la décision de la Cour supérieure).
De plus, le projet de loi 96, qui vise à faire du français la « langue officielle et commune du Québec », n’enchante guère les communautés allophones et anglophones de la province, dont la grande majorité réside à Montréal. Sept répondants sur dix d’expression anglaise sondés récemment par Léger pour le compte du Quebec Community Groups Network sentent que les institutions dans leur langue sont plus que jamais menacées par cette pièce législative. Et encore une fois, la Commission scolaire English-Montréal monte aux barricades, en demandant au gouvernement fédéral de renvoyer le projet de réforme à la Cour suprême du Canada pour que cette dernière en étudie la légalité.
Par ailleurs, le candidat à la mairie Balarama Holness, fondateur du nouveau parti Mouvement Montréal et ardent militant antiracisme, veut conférer à la métropole un statut bilingue — son programme prévoit entre autres la traduction en anglais de tous les documents gouvernementaux, et une révision du processus de recrutement au niveau municipal pour que les anglophones ayant une connaissance « pas nécessairement élevée » du français puissent être embauchés.
Régis Labeaume ne tourne pas autour du pot : selon lui, l’augmentation constante de l’immigration internationale depuis les années 1990 est la cause principale de la fracture entre le ROQ et le grand Montréal, où s’installent 85 % des nouveaux arrivants. Non pas qu’il condamne l’afflux d’immigrants — lui-même est père d’une jeune femme d’origine coréenne. Au contraire, leur apport est plus essentiel que jamais à la survie de l’économie québécoise, aux prises avec des pénuries de main-d’oeuvre catastrophiques dans certains secteurs, dit-il. Lors de la campagne électorale de 2007 qui l’a mené à la mairie, il avait fait de l’augmentation du nombre d’immigrants à Québec l’une de ses promesses phares. Mais il juge qu’à l’extérieur de la métropole, où le tissu social est très homogène — « plus caucasien que ça, tu meurs ! » —, la population est mal préparée à la diversité croissante, pourtant « inéluctable ».
« Il existe une certaine xénophobie dans le Québec régional, qu’on n’a pas à condamner, en passant — c’est normal d’avoir peur de l’inconnu », estime le maire sortant, qui, à 65 ans, ne sollicite pas un autre mandat. D’autant que les Blancs et francophones d’obédience judéochrétienne s’inquiètent pour l’avenir de leur culture. « C’est gros, ce que je vais dire : il y a une crainte d’être contaminé. Ça prendrait un psychologue pour analyser ça, mais je pense que les Québécois se sont longtemps sentis ostracisés, et maintenant ils transfèrent le problème sur les minorités. »
Cela dit, les habitants de la banlieue de Montréal sont plus nombreux que ceux des régions à exclure du « nous » québécois les personnes issues de la diversité et à croire que celle-ci constitue une menace à leur identité, montrent des études publiées en 2014 et en 2021. « Des gens dans nos groupes de discussion, et particulièrement ceux de la Rive-Nord, disaient se sentir “envahis” par les nouveaux arrivants quand ils vont faire un tour en ville », explique Luc Turgeon, spécialiste de l’opinion publique à l’égard de l’immigration à l’Université d’Ottawa, qui a codirigé ces travaux avec son collègue Antoine Bilodeau, professeur de science politique à l’Université Concordia. « Ils éprouvent un choc culturel. »
En contrepartie, certains immigrés vivant à Montréal ressentent aussi un malaise quand ils mettent le pied à l’extérieur de l’île — lors de tables rondes organisées en 2017 par les deux chercheurs, des participants issus de communautés ethniques ont affirmé se définir surtout comme des Montréalais, car ils ne se sentaient pas autorisés à se dire Québécois. « Surtout ceux de deuxième génération, poursuit Luc Turgeon. Sans que ce soit forcément basé sur des expériences négatives concrètes, ils ont développé la peur de ne pas être acceptés par le groupe majoritaire hors métropole. »
Un constat troublant auquel est également parvenue Marina Doucerain, experte des relations intergroupes et professeure de psychologie sociale à l’UQAM, qui publiera cette année un article scientifique sur le même sujet. Les Maghrébins du grand Montréal qui ont été sondés estimaient que l’identité québécoise ne leur était pas accessible. « Il s’agit parfois de quelques incidents malheureux pour alimenter, chez le nouvel arrivant déjà soucieux de vivre du rejet, la perception que l’ensemble de la société d’accueil le discrimine, même si ce n’est pas du tout la réalité », explique la chercheuse, qui tâche de comprendre les résistances face à la diversité au-delà du stéréotype du colon raciste.
Un paquet de facteurs conditionnent l’attitude à l’égard des immigrés, insiste-t-elle, notamment la fréquence des contacts avec ces derniers. C’est qu’à la base, communiquer avec une personne d’une autre ethnie que la sienne génère plus
d’anxiété et de stress (son équipe l’a mesuré sur le plan physiologique), en raison des efforts supplémentaires déployés pour comprendre l’accent ou décoder les comportements non verbaux, parfois très différents d’une culture à l’autre. « On sent qu’on n’est pas sur la même longueur d’onde et, par conséquent, on a tendance à fuir ces situations », soutient-elle. Mais ce sentiment diminue à force de se côtoyer, en particulier si le milieu autour de soi valorise l’intégration. « Les normes sociales ont beaucoup d’influence. »
D’où la nécessité, pour les leaders québécois de tous les secteurs, de prôner publiquement la tolérance et l’acceptation de l’autre, dit Régis Labeaume. Ce qu’ils sont peu enclins à faire, selon lui, car ce sujet est « sensible » et « pas payant politiquement ». Lui-même regrette de ne pas avoir davantage véhiculé ce discours pendant son règne. « On me dit d’arrêter de m’autoflageller avec ça, mais je suis certain de ne pas en avoir fait assez. »
C’est que le désaccord entre la métropole et le ROQ sur le pluralisme culturel est « malsain et toxique », affirme le politicien, et qu’il risque de nuire gravement à la cohésion sociale. « Ça permet à des partis politiques plus nationalistes de jouer sur l’intolérance pour gagner des élections auprès des régions non métissées et de prendre des engagements politiques qui défavorisent Montréal », alors que la grande région métropolitaine génère plus de 50 % du PIB de la province et que la moitié de la population du Québec y habite. Est-ce une stratégie que Régis Labeaume observe en ce moment ? « Je ne veux pas dire ça, coupe-t-il sec. Je dis que, dans l’avenir, tu pourras faire du nationalisme et de l’intolérance à la carte et, très subtilement même, du racisme à la carte. »
Victor Armony en convient : racisme et discrimination sévissent dans la Belle Province. Ce spécialiste des enjeux de citoyenneté et d’intégration à l’UQAM a récemment publié un rapport indiquant la présence d’un « biais systémique » de la part des agents du Service de police de la Ville de Montréal envers les Noirs, les Autochtones et les Arabes. Mais le cinquantenaire, qui brigue un poste de conseiller municipal dans le parti de Valérie Plante, Projet Montréal, trouve que les conflits et les clivages entre la société d’accueil et les minorités sont amplifiés par les médias.
Les discours-chocs sur l’identité nationale prétendument menacée par la métropole multiethnique sont aussi parfois récupérés par la classe politique, ce qui déforme la réalité, me dit-il lors d’une séance de porte-à-porte dans l’arrondissement de Côte-des-Neiges–NotreDame-de-Grâce, fin juillet. « Si on s’attardait aux faits, à la véritable pensée des gens, on verrait que les opinions ne sont pas si tranchées que ça. Certains ont cette image des Canadiens français tricotés serrés, soi-disant fermés, alors que nulle part au Québec je n’ai trouvé de portes closes ni d’attitudes réellement intolérantes. »
Victor Armony, qui a grandi en Argentine, affirme être amoureux fou de sa terre d’adoption, où il est débarqué il y a 30 ans pour étudier. À l’époque, il baragouinait le français et ne connaissait pas un chat. « Et pourtant, les portes se sont ouvertes. » À ses yeux, les Québécois sont de l’or en barre : profondément solidaires, pacifiques, inclusifs, très à l’aise avec la diversité ethnique et culturelle. Plus que partout ailleurs en Amérique du Nord, juge-t-il. «C’est vraiment un lieu unique. J’ai travaillé à d’autres endroits au Canada et aux États-Unis, mais je suis revenu à la première occasion, dès qu’un poste s’est ouvert au Québec. Et c’est ici que mes enfants veulent construire leur vie. »
Le secteur plutôt aisé que nous sillonnons en cette soirée fraîche — les rues Saranac, Dalou, Snowdon — illustre d’ailleurs ce vivreensemble réussi, selon lui. D’un balcon à un autre, nous faisons la connaissance de Montréalais d’origines philippine, vietnamienne, berbère, presque tous heureux d’interrompre leur souper pour piquer une jasette. Côte-des-Neiges est l’arrondissement où on dénombre le plus de gens venus de l’étranger ou nés de parents immigrés — soit 77 % de la population. « Ce qui est remarquable, note le sociologue, c’est qu’ici comme ailleurs sur l’île, on recense très peu de ghettos. Bien moins que dans les autres grandes villes canadiennes et américaines. Les enclaves à Montréal sont surtout associées à la pauvreté, et non à l’ethnicité. »
Comme bien d’autres experts interviewés, Victor Armony rappelle que les différences de mentalité entre les urbains et les ruraux est « un phénomène sociologique de base » qui s’observe un peu partout en Occident — pas uniquement au Québec. Et ça remonte sans doute à la nuit des temps : dans la Grèce antique, les cités étaient déjà perçues comme des mondes à part, avec leurs moeurs et leur culture propre. « On construisait même des murs autour, d’abord pour se défendre contre l’ennemi, mais aussi pour marquer la séparation d’avec le reste de la société », explique Harold Bérubé, de l’Université
Victor Armony rappelle que les différences de mentalité entre les urbains et les ruraux est « un phénomène sociologique de base » qui s’observe un peu partout en Occident — pas uniquement au Québec.
de Sherbrooke, spécialiste de l’histoire politique et culturelle des villes et de leurs habitants.
L’un des clivages contemporains les plus spectaculaires est bien sûr celui qui sévit aux États-Unis, estime l’historien, où « un fossé grandissant » sépare l’Amérique des métropoles côtières — à fond dans la révolution industrielle 4.0, ouverte sur le monde et plutôt à gauche — de l’Amérique profonde — conservatrice dans ses valeurs, plus pauvre et moins scolarisée. C’est cette dernière Amérique, remplie d’amertume à l’égard des élites urbaines, qui a porté Donald Trump au pouvoir.
« Heureusement, l’animosité envers la métropole est moins marquée chez nous parce que notre filet social a plus de muscle, constate Harold Bérubé. La richesse est mieux distribuée entre les citoyens, peu importe où ils habitent. » Alors que les Américains des régions dévitalisées, comme Détroit, Pittsburgh et les villes du charbon traversées par les Appalaches, sont littéralement abandonnés à leur sort. « Ça mène à des situations apocalyptiques difficiles à imaginer au Québec en ce qui concerne le déclin de l’espérance de vie. »
Reste que, de l’avis du professeur, la « ville aux cent clochers », comme on dépeint parfois Montréal, incarne de plus en plus une entité à part au sein de la Belle Province. Notamment parce que la mondialisation entraîne un retour marqué de l’anglais dans les lieux de travail et les commerces de la métropole, révèle une enquête récente de l’Office québécois de la langue française — ce qui n’est pas du tout le cas dans le Québec régional. Et ce recul va continuer de s’accélérer d’ici 2036, prévoit l’OQLF dans un autre rapport.
Longtemps, Montréal a été pour les Canadiens français la ville de l’Autre, celle des « méchants Anglais » détenteurs de tous les capitaux, affirme Harold Bérubé. Or, cette impression revient en force. « C’est comme si les francophones “perdaient” à nouveau leur métropole, après se l’être réappropriée dans les années 1960, à la faveur des luttes nationalistes. » Depuis, ils ont été nombreux à s’exiler en banlieue, ce qui a laissé libre cours au retour de l’anglais comme langue de la nouvelle économie. «Les jeunes se laissent séduire, et c’est compréhensible, par les bons emplois dans des secteurs de pointe, pour lesquels la maîtrise de l’anglais est souvent exigée. Mais ça reste tragique pour la société minoritaire que nous sommes en Amérique du Nord. »
C’est aussi le sentiment de Mathieu Bélisle, professeur de littérature au Collège Jean-deBrébeuf et auteur de L’empire invisible : Essai sur la métamorphose de l’Amérique (Leméac, 2020), qui s’intéresse aux tiraillements des Québécois par rapport aux questions d’altérité et d’enracinement. Même s’il vit dans la métropole depuis 25 ans, l’intellectuel dit s’identifier « à peine » à sa ville d’adoption et évoque constamment le coin de pays d’où il vient, le Centre-du-Québec. « Depuis que j’habite à Montréal, je me suis découvert un grand attachement pour les régions, né peut-être du contact inévitable avec l’anglais dans mon environnement et de l’impression qu’il existe sur l’île un monde parallèle au mien, avec son propre réseau de médias, d’écoles, d’hôpitaux. »
À ses yeux, Montréal fait partie du Québec, « mais de manière tendue et conflictuelle », entre autres à cause de la question linguistique. « C’est un lieu d’affrontement qui mène à du brassage d’idées et à des rencontres, mais en même temps, une sorte d’aura de danger flotte autour », sou
tient l’essayiste, qui trouve d’ailleurs fascinant, sur le plan symbolique, que la métropole soit une île, isolée du reste du territoire, prête à dériver ailleurs.
La méfiance qu’inspire celle qu’on appelait autrefois Ville-Marie date de la Nouvelle-France, rappelle Martin Pâquet, professeur au Département des sciences historiques de l’Université Laval. En effet, quand Jeanne Mance et le sieur de Maisonneuve sont arrivés à Québec avec le dessein de fonder la colonie de Montréal, en 1641, le gouverneur Montmagny jugeait qu’il s’agissait d’une «folle entreprise». «Les premiers Montréalais étaient perçus comme des exaltés, en raison de leurs convictions fortes, mais aussi parce qu’ils faisaient du commerce, précise le spécialiste des cultures politiques au Québec. On les soupçonnait de se compromettre. » La ville de Québec, à l’opposé, symbolisait le pouvoir et l’ordre, avec sa garnison militaire, le siège du gouvernement et ses hommes d’Église.
Si Montréal n’est plus représentée comme le tombeau de la nation, elle suscite toutefois encore du dédain, selon Martin Pâquet. « Pour bien des gens de Québec et des régions, la métropole, c’est la malpropreté, les bouchons de circulation, les émeutes au centre-ville quand le Canadien gagne, les nids-de-poule partout — alors qu’il y en a autant dans la Vieille Capitale ! » Quand la Gaspésie a été prise d’assaut par une horde de touristes mal dégrossis à l’été 2020, les Montréalais ont tout de suite été mis au banc des accusés dans les médias, souligne-t-il, et cela, même si les visiteurs venaient de partout au Québec, et que des Gaspésiens eux-mêmes participaient au grabuge. « Malheureusement, l’image du désordre leur colle à la peau. »
Montréal la bordélique traîne en outre une réputation de sacrée chialeuse, remarque Pierre Prévost, spécialiste du système politique montréalais à l’UQAM. « On l’accuse de tirer la couverte de son bord et de crier tout le temps pour obtenir plus d’aide, plus d’autonomie, voire un statut particulier», raconte le professeur associé, qui a travaillé à l’Union des municipalités du Québec et auprès de la haute fonction publique québécoise.
C’est vrai que Montréal crie tout le temps, poursuit-il, sauf que c’est sur son territoire que les problèmes se posent en premier, et avec le plus d’acuité : itinérance, criminalité, transports collectifs, contamination des sols. « Sur le plan de la population, c’est quand même la septième ville en Amérique du Nord, en incluant le Mexique, et elle n’a pas beaucoup plus de moyens que Saint-Georges, en Beauce. Alors je les trouve bons, les politiciens de la métropole, de ne pas gueuler plus que ça ! »
Les rengaines contre la cité avide et capricieuse, Rémy Trudel, ancien député de Rouyn-Noranda–Témiscamingue, les a entendues à satiété pendant sa carrière politique, notamment lorsqu’il était ministre des Affaires municipales dans le gouvernement péquiste de Lucien Bouchard, à la fin des années 1990, et ministre des Régions de Bernard Landry, au début des années 2000. Pas une semaine ne s’écoulait, assure-t-il, sans que des citoyens, des gens d’affaires ou des collègues lui disent : « On sait ben, tout est encore pour Montréal ! Quand est-ce que le gouvernement va penser à nous autres ? »
L’ex-politicien, maintenant professeur invité à l’École nationale d’administration publique, trouve néanmoins que ce ressentiment s’est atténué depuis l’époque de Deux Québec dans un (Gaëtan Morin éditeur, 1989), un rapport sur la dévitalisation des communautés rurales auquel il a contribué. Les régions avaient matière à se plaindre, tant elles souffraient de disparités économiques — en 1960, par exemple, le revenu moyen des habitants de l’est du Québec était de 30 % à 50 % en deçà de la moyenne provinciale, selon l’ouvrage La politique territoriale au Québec : 50 ans d’audace, d’hésitations et d’impuissance (Presses de l’Université du Québec, 2019). Ces iniquités avaient d’ailleurs valu à Montréal une analyse assez sinistre de la part de Raoul Blanchard, le père de la géographie moderne au Québec, qui trouvait démesuré l’appétit de la métropole pour les ressources matérielles et humaines des autres villes.
Plus tard, les solutions mises en place par l’État pour donner un coup de pouce aux territoires défavorisés — notamment le controversé rapport des économistes Benjamin Higgins, Fernand Martin et
André Raynauld — ont continué d’alimenter la frustration des ruraux à l’égard des élites montréalaises. En effet, dès les années 1970, la mode a été aux « pôles de croissance » : il fallait surtout investir dans les centres urbains, disait-on, et en particulier à Montréal, parce qu’on pensait que le dynamisme économique qui s’ensuivrait rejaillirait sur tout le monde. Le Bureau d’aménagement de l’Est du Québec, créé en 1963, recommandait même de fermer les petits patelins pour permettre aux villes de prospérer ! C’est ainsi qu’en Gaspésie et dans le Bas-Saint-Laurent, 11 villages sont disparus de la carte — certains ont carrément été brûlés.
Heureusement, on a balancé ces approches à la poubelle, et Rémy Trudel sent aujourd’hui qu’une « suture s’opère », entre autres grâce à la loi 122, adoptée en 2017, qui reconnaît à chaque municipalité le statut de « gouvernement de proximité » — ce qui vient en principe avec plus d’autonomie, de responsabilités et de moyens financiers pour assurer sa croissance.
Des iniquités persistent tout de même, nuance Diane Dallaire, mairesse de Rouyn-Noranda, en Abitibi. « Il faut travailler plus fort pour avoir l’écoute de Québec, et ce, malgré notre importante contribution au PIB de la province. » Par exemple, les territoires hors métropole devront se partager un maigre 0,67 % du budget provincial prévu pour le transport collectif. Aussi, leurs grands projets font peu la manchette à l’échelle nationale — elle mentionne entre autres la Zone d’innovation minière, un regroupement d’entrepreneurs et de chercheurs qui repensent l’avenir de l’industrie minière. « Ça pourrait entraîner des investissements de neuf milliards de dollars d’ici 2050, c’est énorme. Et pourtant, ce chantier est méconnu à l’extérieur de chez nous. »
La politicienne reconnaît toutefois que « de belles choses se font » en faveur des régions. Par exemple, 13 300 foyers auront bientôt accès à Internet en Abitibi-Témiscamingue, en vertu de l’annonce récente de Québec et d’Ottawa d’investir 826 millions de dollars pour doter toute la province d’un réseau haute vitesse performant, au plus tard en septembre 2022.
«C’est presque un copier-coller de l’épisode de l’électrification rurale, enclenchée par Maurice Duplessis en 1945 pour satisfaire les villageois qui se disaient lésés », commente Rémy Trudel, qui a l’impression qu’une nouvelle identité régionale se dessine. Non pas fondée sur des récriminations, mais sur la mise en valeur des municipalités, par l’exploitation de leur potentiel et le développement de leurs capacités. « Ma lecture, c’est que les gens se disent : “Montréal, on la laisse se débrouiller avec sa complexité linguistique et ethnographique, et pendant ce temps, nous, on se tourne vers notre propre développement.” Pour moi, le Québec forme maintenant un tout certes avec des différences, mais pas fracturé. »
L’une des illustrations les plus éloquentes de cette émancipation est la municipalité de Drummondville, dans le Centre-du-Québec, estime Mario Polèse, considéré comme un pionnier en développement régional et urbain. « Là-bas, on n’entend jamais le fameux discours sur les régions incomprises et le méchant gouvernement, et il n’y a pas de fort sentiment antimontréalais », selon le professeur émérite à l’Institut national de la recherche scientifique, qui a mené plusieurs études sur Drummondville dans les dernières années.
Un reportage de L’actualité paru en 2018 relate justement le sauvetage extrême de cette ville autrefois dominée par les manufactures de coton, qui a mangé son pain noir lorsque l’industrie du textile s’est mise à décliner dans les années 1970. Aujourd’hui, elle symbolise la renaissance manufacturière du Québec, avec plus de 280 entreprises dans ce secteur seulement. Son taux de chômage est le plus bas de la province, derrière celui de Chaudière-Appalaches, et depuis 10 ans, sa population a crû de 11,4 %, pour atteindre presque 80 000 habitants.
« On est passé d’une ville de petits ouvriers francophones embauchés pour pas cher dans des shops de coton appartenant à des Anglais à un repaire d’entrepreneurs dynamiques », m’explique Marco Deschênes, 52 ans, propriétaire d’une usine de peinture industrielle, qui m’accueille dans sa cuisine d’été avec son pitou Sami.
Drummondville a d’ailleurs fière allure quand on y arrive par le chemin du Golf, en débarquant de l’autoroute 20. D’un côté, la rivière SaintFrançois, et de l’autre, des maisons cossues en briques rouges de style anglais, entourées de platebandes où rien ne retrousse. Plus loin, un sympathique centre-ville où abondent cafés, oeuvres d’art et terrasses invitantes, avec en son coeur le parc Woodyatt, qui permet d’accéder à la rivière et à l’île aux Fesses — ainsi baptisée, dit-on, parce que c’était l’endroit rêvé pour des activités coquines à l’époque où la chose était taboue.
Selon Marco Deschênes, le seul parmi sa fratrie de 11 enfants à avoir fait sa vie dans son patelin natal, « le travailleur typique reste encore un journalier peu scolarisé », mais il a l’embarras du choix des jobs et peut espérer gagner au moins 40 000 dollars par année. Rien à voir avec la misère qu’il a connue lui-même lorsqu’il était enfant, quand son père cumulait les emplois
« Malgré les clivages sociologiques, il y a bel et bien une identité québécoise dans laquelle s’imbrique la métropole. » Justine McIntyre, ex-conseillère municipale à Montréal
pour mettre du beurre sur la table. « Mais on ne savait pas qu’on était pauvres, personne n’avait d’argent dans le temps », raconte-t-il, non sans nostalgie pour l’entraide qui régnait alors au sein de la collectivité. « Maintenant, la ville ressemble à n’importe quelle banlieue typique, avec son Costco et ses piscines dans les cours. L’individualisme l’a emporté. »
Chose à peu près impensable quand Marco Deschênes était petit, on croise aujourd’hui des gens de couleur à Drummondville, même si la population reste très blanche, avec 3 % des habitants issus des « minorités visibles ». Ces derniers sont bien accueillis, m’assure Sonia Jam, candidate au poste de conseillère municipale dans l’équipe du maire Alain Carrier. « La population a compris que, si on n’attire pas les immigrants chez nous, les entreprises vont fermer, faute de main-d’oeuvre », m’explique la souriante brunette autour d’un café à la brasserie L’Établi, au centre-ville. Récemment, elle a été témoin d’un geste touchant de solidarité, lorsque les habitants se sont mobilisés pour offrir des meubles à un garagiste d’origine colombienne immigré depuis peu — sa petite fille rêvait d’avoir une « chambre de princesse ».
Sonia Jam, qui a possédé un studio de photo pendant 20 ans à Montréal avant que sa « Drummondville chérie » ravisse son coeur, constate toutefois qu’un vieux fond de préjugés persiste à l’égard de l’ouverture d’esprit des «gens des régions » — préjugés qui nuisent peut-être à la capacité d’attraction des immigrants des villes excentrées comme la sienne. « Aux yeux de certains, c’est comme si le quotient intellectuel baissait au fur et à mesure que tu t’éloignes de Montréal. Tu ne peux pas être intelligent, lancer ton entreprise et avoir des rêves. »
On oppose d’ailleurs souvent Montréal aux régions sans même les différencier, comme si le « reste du Québec » formait un tout, une sorte de vaste espace rural en périphérie de la civilisation où il ne se passe jamais rien, observe Julie Bourassa, directrice d’un organisme communautaire et aspirante conseillère municipale, qui participe aussi à la rencontre avec sa collègue Sonia. Il lui est déjà arrivé au travail de ressentir un certain « manque de considération » de la part de collègues montréalais, qui semblaient croire que «leurs enjeux et leurs besoins étaient forcément plus graves et plus sérieux que [ceux des Drummondvillois] ».
Pourtant, les inquiétudes du Centricois typique ne sont pas si différentes de celles du résidant du Plateau, dit-elle en connaissance de cause, puisqu’elle a vécu dans ce quartier avant d’aboutir à une heure et quart d’autoroute de là, par amour pour un homme qu’elle s’apprête d’ailleurs à épouser. « La qualité de l’air et de l’eau, les logements peu nombreux et trop chers, l’intégration des immigrants, le manque de bras dans les entreprises, la sécurité routière autour des écoles… Le portrait est semblable, à l’exception peut-être des problèmes de criminalité. »
Justine McIntyre, ex-conseillère municipale dans l’arrondissement de Pierrefonds-Roxboro, à Montréal, voit comme Julie Bourassa un fil qui relie les Québécois, du bitume du centre-ville aux pessières à lichen de la Côte-Nord. « Malgré les clivages sociologiques entre les différentes régions, il y a bel et bien une identité québécoise dans laquelle s’imbrique la métropole », estime cette maman de trois adolescents, maintenant étudiante en management et développement durable.
L’existence de cette fameuse identité l’a frappée lorsqu’elle est arrivée à Montréal en 1995, après une enfance passée en Ontario. « Je rencontrais des Anglo-Québécois qui ne parlaient pas français et je me demandais pourquoi ils n’allaient pas s’installer ailleurs au Canada, où ils m’auraient semblé plus à l’aise », raconte-t-elle. Elle a néanmoins découvert qu’eux aussi se sentaient très québécois. « Ils ont une appréciation de la culture francophone dont ils n’ont même pas conscience parfois. » L’amour des plaisirs de la table, le sens de la fête, la recherche de la qualité de vie, le rapport étroit à la nature et la tolérance font partie de notre ADN national, selon Justine McIntyre — un portrait corroboré par la deuxième édition du Code Québec : Les sept différences qui font de nous un peuple unique au monde (Éditions de l’Homme, 2021), de Jean-Marc Léger, qui s’appuie sur 30 ans de sondages auprès de la population.
Mais surtout, à part quelques rares libertariens à la Maxime Bernier, aux yeux de qui la responsabilité individuelle prime le soutien de la collectivité, les Québécois sont foncièrement des démocrates. « Que tu sois à Sept-Îles, à Québec ou à Montréal, tu vas toujours entendre “faut que le gouvernement s’en occupe” », analyse Jacques Nantel, une sommité en commerce de détail qui a contribué à la rédaction du Code Québec. « Les gens croient en un État fort », ajoute le professeur émérite à HEC Montréal.
C’est justement ce qui séduit tant le sociologue et aspirant politicien Victor Armony dans la culture québécoise. « Ici, on n’abandonne pas les laissés-pour-compte, on avance sous l’égide du progrès social. » Aussi, les gens ont généralement confiance en leurs institutions, peu
importe leurs allégeances politiques ou idéologiques. « On le voit avec la pandémie : en gros, la population accorde de la crédibilité à ses élus, aux médias, aux scientifiques. »
De fait, selon des données compilées par des chercheurs de l’Université de Sherbrooke depuis le début de la crise sanitaire, les Québécois sont beaucoup plus nombreux (43,4 %) que les autres Canadiens (32,6 %) à être habités par un sentiment de cohérence, sentiment qui permet de comprendre la situation, d’y donner un sens et de composer avec elle. Et ce serait en partie attribuable au fait que le peuple a tendance à adhérer aux consignes des autorités, jugées claires et importantes. C’est cette colle sociale qui fait que « notre système démocratique tient le coup et ne cède pas aux manifestations dangereuses de populisme qu’on voit ailleurs dans le monde », estime Victor Armony.
C’est sans doute parce que, d’instinct, toutes les villes du Québec savent qu’elles ont besoin les unes des autres pour survivre, soutient Jacques Nantel. Ça n’empêche pas les divisions, bien sûr : les auteurs du Code Québec évaluent que la province se fractionne en sept sousgroupes présentant des opinions et des attitudes distinctes — les navetteurs du 450, les Montréalais fédéralistes de l’ouest de l’île, les régionalistes (les régions ressources) et les républicains (les gens de Québec), entre autres. Mais chaque partie est redevable à l’autre. « C’est grâce à la métropole si le Québec a réussi à se positionner sur l’échiquier mondial, illustre l’expert, alors que la métropole a pu conserver son caractère original et attractif en Amérique du Nord grâce aux efforts de Québec pour préserver le fait français. »
Sur le plan de la géographie économique, l’interdépendance entre Montréal et les territoires périphériques est manifeste, explique l’économiste Mario Polèse. C’est pourquoi il juge « politiquement stérile » la tendance actuelle à « chercher des bibittes » dans les idées et les modes de vie qui opposent la villecentre aux autres régions — des différences par ailleurs normales au sein d’une démocratie. « Drummondville, par exemple, a besoin de l’aéroport et du port de Montréal pour faire des voyages d’affaires et exporter de la marchandise, tandis que les cabinets spécialisés en finance du centreville ont besoin de leurs clients en région pour exister. » Les deux parties sont complémentaires, et aussi importantes l’une que l’autre pour faire rouler la société : la métropole avec ses industries de haute technologie, et les villes excentrées avec notamment leurs espaces moins chers, idéales pour construire des usines.
« Ce n’est quand même pas la Bosnie ici, les oppositions ne sont pas gravissimes », conclut Martin Pâquet, spécialiste de la pensée d’État à l’Université Laval, qui loge dans le camp des optimistes. Les clivages actuels au sein de la société québécoise l’inquiètent pour le temps présent, car ils nuisent à l’instauration d’une conversation commune, ditil. Mais à titre d’historien observant les phénomènes sur un temps long, il n’a pas de crainte, car au Québec les gens finissent par « se mélanger ». Il songe souvent à son ancien professeur, le sociologue, poète et philosophe Fernand Dumont, qui parlait d’une société par référence. « Le clivage entre Montréal et les régions appartient à notre cartographie mentale commune, à notre façon de concevoir le monde politique. Au fond, c’est une forme de jeu qui lubrifie les relations sociales, qui crée une sorte de vivreensemble. »