MARQUER MARQUER
C’ est à partir des épaules en montant qu’on mesure la grandeur d’un homme, répètent des parents quand vient le temps de ramancher le moral d’un petit gars qui a le malheur de s’inscrire sous le 50 e percentile de la courbe de croissance. Surtout après qu’il eut été sélectionné en dernier par les équipes de ballonchasseur.
Si les cours d’école sont impitoyables, les patinoires de la Ligue nationale de hockey laissent encore moins de glace à la grandeur d’âme. La LNH est une affaire d’hommes forts. Le talent s’y mesure très souvent à partir des épaules, mais de haut en bas, les habiletés physiques comme principale grille d’analyse. La « dureté du mental », c’est d’avoir joué avec un poignet fracturé en séries éliminatoires.
Jonathan Drouin, première étoile québécoise ayant enfilé la flanelle bleu, blanc et rouge depuis des lustres, a surpris la planète hockey le 23 avril quand il a mis un terme à sa saison pour s’attaquer au trou noir qui l’habitait depuis trop longtemps. Pendant que ses coéquipiers atteignaient la finale, Drouin a laissé filer, à 26 ans, sa chance de toucher au Graal de la nation. Il aurait pu pétrifier son anxiété à coups d’alcool ou d’anxiolytiques. Il a plutôt fait passer sa tête en premier, après des années de déni. « Aller chercher de l’aide, j’avais de la misère à accepter ça. J’étais habitué à avoir ces choseslà dans mon corps et dans ma tête », atil confié dans deux entrevues accordées à RDS et TVA Sports en septembre.
Quitter l’aréna pour prendre soin de son moral avait quelque chose de révolutionnaire dans une culture athlétique où les joueurs carrés comme des boeufs de l’Ouest ont été tant glorifiés — surtout par un commentateurdinosaure longtemps vedette à la télé nationale — et envoyés à l’abattoir des commotions cérébrales pour le plaisir lugubre des foules.
Le 23 avril, le monde parallèle des millionnaires de la puck s’est arrimé à l’univers qui l’entoure et s’est mis à parler de santé mentale. Le grand numéro 92, natif de SainteAgathedesMonts, a ainsi marqué le début d’une année sportive pendant laquelle l’actualité n’aura pas été meublée de performances, mais de prises de conscience de la maladie mentale. Il y a eu la gymnaste américaine Simone Biles, promise à la gloire des médailles d’or olympiques, qui a déclaré forfait à Tokyo, et la joueuse de tennis Naomi Osaka, pourtant à portée de raquette d’un cinquième titre du grand chelem. Elles aussi ont mis de côté les trophées et l’adulation pour se soigner, sans s’en cacher.
Par la bande, Jonathan Drouin a fait la démonstration de la normalité de la maladie mentale. Car encore aujourd’hui, les fractures de l’âme sont suspectes. Les victimes ordinaires, loin de la reconnaissance et de la sécurité financière, doivent faire preuve de courage face à la stigmatisation.
Ce qui explique pourquoi, en 2021, la maladie mentale reste confinée dans la sphère intime. Un cancer de la prostate s’annonce aux amis sur Facebook. Le déblocage d’une artère s’accompagne d’images partagées avec tout son entourage. Un trouble obsessionnelcompulsif, dont le diagnostic et les traitements ont pourtant été élaborés par la même science médicale qui a inventé la chimiothérapie et le pontage coronarien, demeure la plupart du temps enfoui dans la boîte à secrets. D’ailleurs, 70 % des personnes touchées ne consultent pas, selon la Chaire de recherche en santé mentale et travail.
Les troubles mentaux sont trop javellisés dans la sphère publique, déplorait en entrevue avec moi il y a deux ans un des plus éminents médecins psychiatres. L’expression « santé mentale » horripile encore le Dr Michel Maziade, du CHU de Québec. « Parlons plutôt de maladies mentales ! Nommonsles ! » imploretil. À commencer par les trois troubles les plus prévalents, précise le médecin : l’anxiété, la dépression et la schizophrénie.
Parler de sa maladie, c’est ce qu’a fait Jonathan Drouin, après une vie à chercher les mots pour identifier son grand inconfort. « C’est un problème d’anxiété que j’ai eu pendant des années, pis ça a monté à un autre niveau l’année passée », atil confié tout naturellement à Chantal Machabée, de RDS, sans pudeur inutile, notamment en évoquant les conséquences du trouble anxieux, dont un Québécois sur dix souffrira au cours de sa vie, d’après l’Institut national de santé publique du Québec. Il a raconté que parfois il ne pouvait fermer l’oeil pendant trois jours.
Qui sait s’il n’a pas tracé la voie pour son ami et coéquipier Carey Price, qui s’est forcé à l’arrêt cet automne pour se dégager d’un problème de consommation.
«Je suis bien plus équipé maintenant qu’avant», se réjouit Jonathan Drouin. Les personnes atteintes d’une maladie mentale, plus nombreuses que jamais depuis la pandémie, et leurs proches peuvent en dire autant avec cet exemple venu du palais des glaces.