DES CABANES CHAMBRANLANTES
Pour Chantal Ouimet, de la cabane à sucre L’Hermine, en Montérégie, les grandes tablées de 275 personnes, la ferme avec les petits animaux, les promenades en traîneau à cheval, c’est chose du passé. « Ça fait de la peine à mes clients, mais je ne vois pas le jour où on pourra revenir à ce modèle. » L’an dernier, elle s’est résolue à vendre ses quatre percherons — il ne reste que Momo le poney.
La grande pièce ornée d’un foyer en pierre qui accueillait autrefois les amateurs de fèves au lard s’est transformée en atelier de production, car depuis la fermeture forcée des salles à manger, en mars 2020, l’acéricultrice a reconverti sa cabane en entreprise de mets préparés et de produits de l’érable, distribués sur place, en ligne et dans les épiceries fines. Ses affaires roulent, mais elle fait souvent la popote jusqu’au petit matin. « On rouvrira sans doute un jour, mais pour des groupes réduits, sans le flafla autour. »
Chantal Ouimet fait tout de même partie du club des chanceux parmi les quelque 200 propriétaires de cabanes à sucre de type restaurant que comptait le Québec avant la pandémie. Depuis, au moins une trentaine ont mis la clé sous la porte pour de bon, faute d’avoir pu mener leurs activités pendant le temps des sucres, selon l’Association des salles de réception et érablières commerciales du Québec (ASEQC). Une cinquantaine d’autres ont décidé de renoncer au service de repas pour se concentrer sur la production de sirop. C’est donc environ 40 % des érablières qui n’offrent plus l’occasion aux Québécois et aux touristes de se sucrer le bec sur place.
« Une chance que mon conjoint a un bon emploi, parce que je travaille bénévolement depuis la COVID — y a pas une cenne qui rentre », témoigne Stéphanie Laurin, présidente de l’ASEQC et propriétaire avec son père du
Chalet des Érables, à Sainte-Annedes-Plaines. Avec une capacité d’accueil de 1 500 personnes, sa cabane est l’une des plus grosses de la province. Les frais fixes pour entretenir l’érablière, qui abrite entre autres des manèges, un train sur rail et une foire, s’élèvent à 60 000 dollars par mois. « Si quelqu’un nous offrait le gros prix, on tirerait la plug. Mais ça n’arrivera pas, alors tous les jours, on essaie de trouver une nouvelle bonne idée. »
C’est justement grâce à elle et à Sylvain Arsenault, président de l’agence de communication Prospek, qu’est née Ma cabane à la maison, une initiative qui a permis aux acériculteurs de vendre des repas traditionnels en ligne l’an dernier, à défaut de pouvoir tirer profit d’une saison normale. Beaucoup étaient au bord du gouffre quand Stéphanie Laurin les a contactés pour les convaincre d’embarquer. « On ne savait pas du tout si ça allait marcher, mais pour nous, c’était quitte ou double », raconte l’entrepreneure, qui a fait venir à crédit l’équivalent de 60 camions-remorques de matériel — boîtes, isolants, contenants… « Mon père voulait m’arracher la tête ! »
Mais le succès a été fulgurant : 12 millions de dollars de repas vendus le premier mois. Un baume en cette époque si difficile. « On ignore ce qui nous attend, mais on sent que les Québécois sont prêts à s’unir pour sauver ce qu’il reste des cabanes. » De plus, en 2021, le gouvernement a reconnu le temps des sucres comme élément du patrimoine immatériel du Québec. Des aides financières de l’État et diverses mesures d’accommodement ont été mises en place. « Ça nous a permis de retrouver notre fierté et de mesurer l’attachement des gens envers nos entreprises. »
Des doutes persistent malgré tout sur leur capacité à migrer assez rapidement pour éviter les désastres environnementaux, leurs samares se dispersant à pas de tortue. De plus, la forêt boréale, avec son armée de conifères, n’est pas très accueillante envers les érables, puisque son épais tapis d’aiguilles au sol complique la germination des graines.
Qu’il y ait expansion ou non, Louis Duchesne évalue que la hausse prévue des moyennes de température ne nuira pas aux érables et à l’acériculture — sauf dans l’extrême sud. « Leur saison de croissance pourrait même compter 30 jours de plus ; ils atteindraient alors plus vite le diamètre requis pour commencer à être entaillés. » Par ailleurs, le réchauffement favoriserait aussi la fertilité des sols, la chaleur accélérant la décomposition des minéraux dont se nourrissent les arbres. « Le garde-manger des érables serait mieux garni, ce qui favoriserait la production de sucre », estime le chercheur.
Ces hypothèses optimistes ne tiennent cependant pas compte des dévastations causées par des phénomènes météorologiques extrêmes. Dans l’espoir d’en minimiser la portée, des expériences de migration assistée avec des érables de provenances différentes sont en cours, notamment au laboratoire de Sergio Rossi. « Par exemple, on sait que les érables qui poussent dans le sud du Québec se réactivent plus tard au printemps, ce qui les rend moins susceptibles de souffrir des gels tardifs, puisqu’ils ne se sont pas encore tout à fait débarrassés de leur “manteau” lorsque ceux-ci surviennent», explique l’expert de l’UQAC. On pourrait donc tenter de les faire prospérer dans des zones plus froides que leur lieu d’origine pour voir s’ils échappent au gel printanier. D’autres chercheurs font également des essais avec des érables poussant dans des endroits plus chauds et secs que le Québec, comme le Minnesota, afin d’évaluer si ces sujets résisteraient mieux aux vagues de chaleur plus fréquentes.
Des approches intéressantes, juge Christian Messier, mais qui ne protégeront pas les arbres des assauts de bibittes exotiques — l’un des plus grands périls pour les érablières. Les conséquences peuvent être tragiques, car les espèces non indigènes bénéficient souvent de l’absence de prédateurs naturels. « Chaque fois qu’un conteneur de marchandises arrive d’Europe ou d’Asie, le risque qu’un insecte étranger détruise nos forêts nous pend au bout du nez », dit le scientifique. Il redoute en particulier la longicorne asiatique, un petit coléoptère friand du bois de l’érable à sucre et de l’érable rouge. « Déjà présent aux États-Unis, il remonte tranquillement vers le Québec. »
Pour sauver nos forêts de tous ces dangers, il faut diversifier davantage les érablières, dont la plupart sont des monocultures à 95 %. « L’idée est d’introduire des essences dont les caractéristiques ne sont pas les mêmes, par exemple la tolérance à l’ombre, la vitesse de croissance et les besoins en éléments nutritifs », explique Christian Messier. Ainsi, il y a moins de compétition entre les espèces pour accéder aux ressources. Les bactéries présentes sur les feuilles sont également plus variées, ce qui rend les arbres plus résistants au stress climatique, aux maladies causées par des champignons et aux attaques des insectes.
Avec son équipe, le chercheur met au point un outil informatique qui permettra de calculer la diversité des essences d’une forêt et d’établir son indice de vulnérabilité. Reste à convaincre les acériculteurs d’adopter cette approche, qui implique de sacrifier une partie de leur érablière — idéalement autour de 30 % — pour faire de la place à d’autres essences.
Le président des PPAQ, Serge Beaulieu, reconnaît les problèmes majeurs que peut générer la monoculture, legs de « vieilles mentalités » perdurant dans le milieu. Il défend de son côté une occupation de 10 % à 15 % d’espèces compagnes dans les érablières. La décision est tout de même difficile à prendre pour les acériculteurs, qui sont incités à entreprendre des actions dont les fruits ne seront pas mesurables avant 100 ans. « Nos grands-pères exploitaient les érablières pour avoir une réserve de sucre — les enjeux n’étaient pas les mêmes. Mais maintenant, les producteurs comprennent de plus en plus que ce sera payant à long terme d’entretenir leur forêt comme un jardin. »
Pour sauver nos forêts de tous ces dangers, il faut diversifier davantage les érablières, dont la plupart sont des monocultures à 95 %.