Penser au cuisinier
Elles sautaient aux yeux à chacune des étapes de notre grand tour familial de la Gaspésie, l’été dernier. À Québec, Le Bic, Gaspé ou Carleton, dans des fenêtres ou sur des panneaux géants, dans les restaurants, magasins et stationsservices, les affiches portaient toutes le même message : « Employés demandés ».
Rarement un phénomène social auratil été ainsi étalé en toutes lettres dans nos villes et villages.
J’ai continué de repérer ces signaux bien après les vacances. En octobre, j’ai vu cette affiche dans un magasin : « Nous manquons de personnel et sommes très reconnaissants envers ceux qui sont en poste aujourd’hui. Nous ne tolérerons aucun manque de respect envers eux. » Dans la file (interminable) menant aux caisses enregistreuses, j’ai médité ce que ce message disait de l’état de notre société : 1) il faut désormais rappeler aux gens de se comporter en êtres civilisés dans les commerces ; 2) des patrons sentent maintenant le besoin de remercier publiquement leurs employés juste parce que ces derniers veulent bien travailler pour eux. Moi qui ai commencé ma vie de travailleuse dans les années 1990, alors qu’il fallait se battre pour obtenir un boulot dans un café, je n’aurais jamais cru voir cela un jour.
Ça fait des décennies que les employeurs sonnent l’alarme à propos de la pénurie de maind’oeuvre. On a abondamment discuté de ses effets sur les domaines de pointe, des façons de former plus d’employés spécialisés et d’attirer davantage de titulaires de diplômes prestigieux au Québec. On a continué dans la même veine quand on s’est mis à manquer de personnel dans les écoles, les hôpitaux, les entreprises de services professionnels.
Mais depuis quelque temps, on manque de monde aussi pour effectuer des jobines, pour lesquelles aucun diplôme n’est nécessaire. Et maintenant qu’il n’y a plus assez d’employés pour livrer nos colis, préparer nos sandwichs ou garnir les rayons des magasins, tout le monde est touché.
Cela devrait nous mener à porter davantage attention à ces travailleurs dont le labeur est tenu pour acquis depuis toujours. Avant qu’ils ne deviennent si rares, qui d’entre nous se questionnait sur les conditions de travail de celui ou celle qui vidait les poubelles à notre bureau, qui lavait notre assiette au restaurant, qui avait soigneusement plié les serviettes pour notre séjour à l’hôtel ? La pénurie rappelle ainsi que, historiquement, on se préoccupait bien peu de savoir qui accomplissait ces tâches, et dans quelles conditions. Comme les enfants qui pensent que c’est par magie qu’arrivent le repas sur la table et les vêtements propres dans leurs tiroirs…
Maintenant qu’ils représentent une denrée rare, certains travailleurs peu qualifiés peuvent envisager leur vie professionnelle de la même façon que les cols blancs le font : en cherchant un emploi qui correspond à leurs propres besoins, plutôt que l’inverse. Cela ébranle le préjugé voulant que si on n’a pas de diplôme, on devrait s’estimer chanceux d’avoir n’importe quel emploi. En matière de changement social, c’est immense.
Notre reportage « La fin des jobines » montre bien les défis que les employeurs devront surmonter pour s’adapter à cette nouvelle donne, qui ne disparaîtra pas avec la fin de la pandémie. Augmenter les seuils d’immigration fait partie des solutions, mais ce n’est pas un remède miracle. L’automatisation des tâches ne s’applique pas à tout. Les marges de profit sont parfois minces, et pour offrir de meilleures conditions de travail à leurs employés, les entreprises refileront une partie de la facture aux consommateurs. Il en coûtera plus cher pour acheter certains biens et services, aller au restaurant, partir en vacances.
Il faudra des années et de multiples actions pour résoudre ce cassetête, et il est possible qu’on ne retrouve jamais l’abondance de maind’oeuvre bon marché. On mangera peutêtre moins souvent à la cantine quand les burgers y coûteront 15 dollars, mais espérons qu’on pensera davantage à celui ou celle qui les fait cuire.