L’actualité

Penser au cuisinier

- CLAUDINE ST-GERMAIN

Elles sautaient aux yeux à chacune des étapes de notre grand tour familial de la Gaspésie, l’été dernier. À Québec, Le Bic, Gaspé ou Carleton, dans des fenêtres ou sur des panneaux géants, dans les restaurant­s, magasins et stationsse­rvices, les affiches portaient toutes le même message : « Employés demandés ».

Rarement un phénomène social auratil été ainsi étalé en toutes lettres dans nos villes et villages.

J’ai continué de repérer ces signaux bien après les vacances. En octobre, j’ai vu cette affiche dans un magasin : « Nous manquons de personnel et sommes très reconnaiss­ants envers ceux qui sont en poste aujourd’hui. Nous ne tolérerons aucun manque de respect envers eux. » Dans la file (interminab­le) menant aux caisses enregistre­uses, j’ai médité ce que ce message disait de l’état de notre société : 1) il faut désormais rappeler aux gens de se comporter en êtres civilisés dans les commerces ; 2) des patrons sentent maintenant le besoin de remercier publiqueme­nt leurs employés juste parce que ces derniers veulent bien travailler pour eux. Moi qui ai commencé ma vie de travailleu­se dans les années 1990, alors qu’il fallait se battre pour obtenir un boulot dans un café, je n’aurais jamais cru voir cela un jour.

Ça fait des décennies que les employeurs sonnent l’alarme à propos de la pénurie de maind’oeuvre. On a abondammen­t discuté de ses effets sur les domaines de pointe, des façons de former plus d’employés spécialisé­s et d’attirer davantage de titulaires de diplômes prestigieu­x au Québec. On a continué dans la même veine quand on s’est mis à manquer de personnel dans les écoles, les hôpitaux, les entreprise­s de services profession­nels.

Mais depuis quelque temps, on manque de monde aussi pour effectuer des jobines, pour lesquelles aucun diplôme n’est nécessaire. Et maintenant qu’il n’y a plus assez d’employés pour livrer nos colis, préparer nos sandwichs ou garnir les rayons des magasins, tout le monde est touché.

Cela devrait nous mener à porter davantage attention à ces travailleu­rs dont le labeur est tenu pour acquis depuis toujours. Avant qu’ils ne deviennent si rares, qui d’entre nous se questionna­it sur les conditions de travail de celui ou celle qui vidait les poubelles à notre bureau, qui lavait notre assiette au restaurant, qui avait soigneusem­ent plié les serviettes pour notre séjour à l’hôtel ? La pénurie rappelle ainsi que, historique­ment, on se préoccupai­t bien peu de savoir qui accompliss­ait ces tâches, et dans quelles conditions. Comme les enfants qui pensent que c’est par magie qu’arrivent le repas sur la table et les vêtements propres dans leurs tiroirs…

Maintenant qu’ils représente­nt une denrée rare, certains travailleu­rs peu qualifiés peuvent envisager leur vie profession­nelle de la même façon que les cols blancs le font : en cherchant un emploi qui correspond à leurs propres besoins, plutôt que l’inverse. Cela ébranle le préjugé voulant que si on n’a pas de diplôme, on devrait s’estimer chanceux d’avoir n’importe quel emploi. En matière de changement social, c’est immense.

Notre reportage « La fin des jobines » montre bien les défis que les employeurs devront surmonter pour s’adapter à cette nouvelle donne, qui ne disparaîtr­a pas avec la fin de la pandémie. Augmenter les seuils d’immigratio­n fait partie des solutions, mais ce n’est pas un remède miracle. L’automatisa­tion des tâches ne s’applique pas à tout. Les marges de profit sont parfois minces, et pour offrir de meilleures conditions de travail à leurs employés, les entreprise­s refileront une partie de la facture aux consommate­urs. Il en coûtera plus cher pour acheter certains biens et services, aller au restaurant, partir en vacances.

Il faudra des années et de multiples actions pour résoudre ce cassetête, et il est possible qu’on ne retrouve jamais l’abondance de maind’oeuvre bon marché. On mangera peutêtre moins souvent à la cantine quand les burgers y coûteront 15 dollars, mais espérons qu’on pensera davantage à celui ou celle qui les fait cuire.

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