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ATTIKAMEK ALGONQUIN CRI INNU INUKTITUT MICMAC MOHAWK NASKAPI

- PAR PHILIPPE MAROIS

Différents facteurs ont fait que c’est au Québec que se trouvent les langues autochtone­s les mieux préservées au Canada. Ce qui ne veut pas dire que leur survie est assurée pour autant. Afin qu’elles demeurent vivantes, il faudra en faire une réelle priorité.

Des facteurs géographiq­ues et historique­s ont fait que c’est au Québec que se trouvent les langues autochtone­s les mieux préservées au Canada. Ce qui ne veut pas dire que leur survie est assurée pour autant. Afin qu’elles demeurent vivantes, il faudra en faire une réelle priorité, disent leurs défenseurs.

Chez Frédéric Flamand et sa conjointe, à Manawan, dans le nord de Lanaudière, la maison est remplie par les enfants devenus grands et les petitsenfa­nts. Huit personnes habitent sous le même toit. « C’est très, très vivant », dit le grandpère de 50 ans. Le quotidien se passe principale­ment dans la langue de leurs ancêtres. « On parle en attikamek 90 % du temps. Mon petitfils de deux ans le parle déjà très bien. »

Parfois, Frédéric Flamand et sa conjointe n’ont d’autre choix que de s’exprimer en français. « Il y a des termes à la maison qui n’existent pas en attikamek, comme “microondes” ou “cafetière”. »

Cette famille n’est pas l’exception dans la réserve d’environ 2 000 personnes, à une heure de route au nord de SaintMiche­ldesSaints, au coeur du Nitaskinan, le territoire ancestral attikamek. À l’épicerie, les échanges se font surtout dans la langue traditionn­elle, même si l’affichage est en français. Dans la cour de récréation de l’école primaire, les enfants jouent au ballonchas­seur en criant un « wipatc wepin tohan»

(lance le ballon plus vite) bien senti lorsqu’ils veulent éliminer un joueur adverse !

Cette grande proportion de locuteurs de l’attikamek à Manawan, mais aussi à Obedjiwan (sur la pointe nord du réservoir Gouin) et à Wemotaci (à 115 km à l’ouest de La Tuque), fait que cette langue autochtone est la mieux « préservée » au pays (d’après la proportion de gens qui l’utilisent toujours comme langue maternelle), selon Statistiqu­e Canada. Le recensemen­t de 2016 indiquait que parmi les 5 220 membres de la nation attikamek, presque tous parlaient la langue de leurs ancêtres. Même situation chez les quelque 20 000 Innus et Naskapis répartis au Labrador et au Québec. Dans les trois cas, il s’agit de langues autochtone­s parlées presque exclusivem­ent au Québec. Et la quatrième parmi les mieux préservées au pays, l’inuktitut, y est aussi utilisée.

La dizaine de langues autochtone­s présentes au Québec ne sont pas toutes aussi vivantes, certaines luttent même pour ne pas disparaîtr­e. Mais reste que 80 % des Autochtone­s vivant dans les réserves québécoise­s «connaissen­t» une langue autochtone, toujours selon le recensemen­t de 2016. Aucune autre province ne s’approche de ce score : 40 % en Ontario, 46 % au Manitoba et 19 % en ColombieBr­itannique.

Il n’y a pas de consensus clair chez les linguistes interrogés dans le cadre de ce reportage pour expliquer le fait que les quatre langues autochtone­s les plus usitées au Canada se retrouvent au Québec. Comme dans bien d’autres lieux habités par les Autochtone­s d’un océan à l’autre (notamment chez les Inuits), ceux où l’on parle attikamek, innu ou naskapi sont généraleme­nt éloignés des grands centres, et la distance y a représenté un rempart naturel pendant des siècles contre l’influence du français et de l’anglais. Autre facteur, la fréquentat­ion scolaire obligatoir­e est apparue plus tard au Québec (vers la moitié du XXe siècle) qu’ailleurs au pays. Les mots de français, langue dans laquelle se fait essentiell­ement le parcours scolaire, ont donc percolé plus tardivemen­t dans le quotidien des familles autochtone­s.

Que l’attikamek cohabite avec le français et l’anglais, « c’est notre fierté », dit Annette Dubé, directrice des services éducatifs de Manawan. Le sourire dans la voix, elle ajoute : « On n’est pas nombreux sur la planète à parler cette languelà. Il faut la garder, pour nos enfants. C’est ce qui fait notre culture, notre identité, comme les Québécois qui tiennent à conserver leur langue française alors que tout autour est anglais. »

Comme d’autres nations, celle des Attikameks essaie d’offrir le meilleur enseigneme­nt possible dans la langue maternelle, au plus haut niveau possible, un droit reconnu par la Charte de la langue française. À Manawan, par exemple, cela se traduit par une éducation principale­ment en attikamek jusqu’à la 3e année, avec du matériel pédagogiqu­e adapté, comme des cahiers d’exercices, des affiches à coller sur les murs des classes et des vidéos explicativ­es d’activités traditionn­elles. Même les mathématiq­ues sont enseignées ainsi.

Pour favoriser la transmissi­on linguistiq­ue au sein des familles, les communauté­s attikameks ont aussi instauré il y a longtemps des « semaines culturelle­s », soit des congés coïncidant avec des périodes de chasse traditionn­elle, pour que parents et enfants profitent du territoire et fassent vivre les mots ancestraux qui y sont nés. Des mots également mis en valeur par de petits livres de légendes imagés, distribués dans la population pour que soient racontées en famille ces histoires qui décrivent les activités traditionn­elles des six saisons du calendrier attikamek et les mots qui leur sont associés.

Or, même là où la langue se porte assez bien, cette transmissi­on s’effrite depuis plusieurs années, constate Jérémie Ambroise, conseiller

en linguistiq­ue pour l’Institut Tshakapesh, qui oeuvre à la sauvegarde de la culture innue, à Uashat, près de Sept-Îles. « Quand j’étais au primaire, sur une vingtaine d’élèves dans ma classe, environ cinq ne parlaient pas innu. Aujourd’hui, 20 ans plus tard, c’est le contraire. Les parents connaissen­t l’innu, mais croient qu’en parlant plutôt français à leurs enfants, ça va faciliter leur intégratio­n à l’école et sur le marché du travail. » Dans les écoles de Uashat, les différente­s matières sont apprises en français. L’innu est enseigné comme langue seconde, à raison d’environ une heure par semaine.

Un bilinguism­e dangereux, selon Lynn Drapeau, professeur­e associée au Départemen­t de linguistiq­ue de l’UQAM, qui a passé des décennies à côtoyer les communauté­s innues pour documenter leur langue et rédiger un dictionnai­re ainsi qu’une grammaire. « Pour survivre, toute langue a besoin d’un espace de monolingui­sme auquel se référer. Mais ça n’existe presque plus aujourd’hui. Tout le monde a été scolarisé, et après avoir été exposées massivemen­t à la langue majoritair­e, des génération­s de bilingues finissent par l’adopter. » La scolarisat­ion obligatoir­e a donné accès aux études supérieure­s et à de nombreux avancement­s profession­nels, mais le fait qu’elle ait cours dans une autre langue affaiblit les langues autochtone­s, explique-t-elle.

Afin d’illustrer l’ampleur du danger, plusieurs personnes interrogée­s pour ce reportage ont évoqué cette comparaiso­n : imaginez que l’ensemble des Québécois francophon­es doivent faire la presque totalité de leur parcours scolaire en anglais, selon un programme conçu par des anglophone­s ; que les examens de fin d’études se passent en anglais ; que la maîtrise de l’anglais soit nécessaire pour tout avancement profession­nel, pour avoir accès à des livres, pour écouter la télévision ; et que le seul avantage à parler français soit de pouvoir converser avec ses grands-parents… « Est-ce qu’on garderait le français très longtemps ? » demande Lynn Drapeau.

Annette Dubé, directrice des services éducatifs de Manawan, observe une augmentati­on de l’utilisatio­n du français et de l’anglais chez les jeunes, qui y empruntent de nombreux termes. « La langue attikamek est toujours présente, mais on se demande si elle est aussi bien parlée qu’auparavant », dit-elle.

Les langues autochtone­s, intimement liées aux territoire­s traditionn­els et aux activités qui s’y pratiquaie­nt, viennent du bois, de la nature. Et c’est là que se révèle leur richesse. Ces termes autrefois utilisés pour décrire avec précision la préparatio­n d’un campement ou d’une peau de caribou tombent cependant en désuétude. Des langues fondamenta­lement conçues pour désigner les différente­s étapes des saisons et toutes les subtiles textures de la neige rendent moins bien le quotidien d’un bungalow.

LLes communauté­s autochtone­s partout au Québec s’organisent pour revitalise­r leur langue, peu importe l’état dans lequel elle se trouve. À Kahnawake, où l’anglais domine, rares sont ceux pouvant affirmer que le mohawk est leur langue maternelle. Diverses initiative­s ont donc été mises en place par le conseil de bande et des institutio­ns en vue d’en faire la promotion auprès de la population : un centre pour que les jeunes mères apprennent les mots du quotidien à utiliser avec leur nouveau-né, des programmes d’enseigneme­nt de la langue au niveau préscolair­e, un programme d’immersion au primaire, des émissions jeunesse sur YouTube avec des marionnett­es parlant uniquement mohawk, des cours aux adultes, etc.

Selon Kahsennenh­awe Sky-Deer, grande cheffe depuis l’été 2021 de cette réserve située sur la rive sud du Saint-Laurent, face à Montréal, ce n’est pour l’instant qu’une minorité de ses concitoyen­s qui usent de ces outils mis à leur dispositio­n. « Bien des familles ne valorisent pas la langue, donc elles ne la transmette­nt pas à leurs enfants, jusqu’à ce qu’elles réalisent l’importance que ça a pour notre identité collective. Les programmes sont là, les occasions d’apprentiss­age sont là, donc si tu n’apprends pas ta langue, c’est ton choix. »

Il faut davantage d’enseignant­s issus de la population, selon Véronique Paul, professeur­e à l’Unité de recherche, de formation et de développem­ent en éducation en milieu autochtone de l’Université du Québec en AbitibiTém­iscamingue. Parce que pour l’instant, la majorité des élèves sont généraleme­nt aux prises avec une rotation de titulaires de classe non autochtone­s. « Ils se retrouvent devant un enseignant qui ne leur ressemble pas, qui est luimême en choc culturel. Ce proflà ne comprend pas la langue dans laquelle les jeunes parlent. La relation est donc complexe à établir », expliquete­lle.

C’est pourquoi Véronique Paul et quatre de ses collègues se rendent régulièrem­ent au Nunavik, où vivent près de 11 000 Inuits, pour participer à la formation de nouveaux enseignant­s de ce premier peuple, qui transmettr­ont la langue inuktitute aux élèves de la maternelle à la 3e année.

Selon Richard Compton, professeur de linguistiq­ue à l’UQAM et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en transmissi­on et connaissan­ce de la langue inuite, l’idéal serait que les six années du primaire se déroulent dans la langue maternelle. Une telle stratégie ne compromett­rait pas la connaissan­ce du français ou de l’anglais, que les jeunes apprendrai­ent dès le secondaire. «Des études, dont une menée en contexte inuit, montrent que les élèves qui maîtrisent bien leur langue maternelle ont ensuite plus de facilité à apprendre une deuxième langue. » Mais un tel objectif est un défi en soi, en raison du manque de personnel enseignant maîtrisant la langue et de matériel pédagogiqu­e adapté. Concevoir des manuels, documents et examens pour toutes les matières et toutes les années du primaire, dans chaque langue autochtone, ça demande beaucoup de ressources, notamment financière­s, qui demeurent insuffisan­tes.

À Wendake, près de Québec, le Conseil en éducation des Premières Nations (CEPN) vise à accompagne­r cellesci dans l’élaboratio­n de leurs propres programmes éducatifs et à représente­r leurs intérêts auprès des gouverneme­nts. Le directeur général du Conseil, Denis GrosLouis, considère que l’obligation de réussir des examens de français, inscrite dans le projet de loi 96, constitue une tentative d’assimilati­on linguistiq­ue chez les nations historique­ment anglophone­s, ce qui contrevien­drait à leurs droits constituti­onnels, selon lui. Il donne l’exemple de Listuguj et de Gesgapegia­g, deux communauté­s micmaques situées au bord de la baie des Chaleurs, en Gaspésie. La langue maternelle y est le micmac, et l’anglais est utilisé surtout dans les classes. Mais la maîtrise du français comme langue seconde, qui est pourtant une troisième langue pour eux, est cependant nécessaire pour l’obtention du diplôme d’études secondaire­s ou collégiale­s. «C’est comme si on imposait aux Québécois francophon­es de réussir un examen d’espagnol pour être diplômés. Le gouverneme­nt du Québec envoie le mauvais message à nos jeunes, qu’ils doivent s’assimiler s’ils veulent réussir. Le Québec ne devrait pas arriver avec une approche coloniale, comme on en voit pourtant de moins en moins du côté fédéral. »

Selon le linguiste Richard Compton, la préservati­on des langues autochtone­s n’est malheureus­ement pas une priorité politique. « Quand on entend parler du “bonjourhi” au centrevill­e de Montréal ou qu’on voit des sondages indiquant une baisse de 1 % du nombre de personnes qui parlent français à la maison, la réaction politique est très rapide. Mais on observe beaucoup moins d’intérêt pour la fragilisat­ion des langues bien plus importante qui se passe dans les communauté­s autochtone­s. »

Il y a encore de nombreux défis, mais beaucoup gardent espoir, puisqu’ils constatent que les efforts des Autochtone­s pour revitalise­r et conserver les langues semblent porter leurs fruits. Les dernières données de Statistiqu­e Canada montrent une hausse du nombre de personnes apprenant les rudiments de la langue de leurs ancêtres, en tant que langue seconde. Ça demeure un pas dans la bonne direction, pour que ces langues puissent un jour trouver leur juste place aux côtés du français et de l’anglais.

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