L’actualité

Aux armes, Ukrainiens !

- PAR FABRICE DE PIERREBOUR­G

Dans les villes et les villages d’Ukraine, c’est toute la population qui se mobilise pour repousser l’assaut russe. Des commerçant­s aux maires en passant par les grandsmère­s et les enseignant­s, chacun contribue à l’effort de guerre à sa façon, a constaté notre reporter.

Des commerçant­s montent la garde à des points de contrôle.

Des maires patrouille­nt sur leur territoire.

Des grands-mères fabriquent des filets de camouflage.

Des enseignant­s accueillen­t des réfugiés.

Dans les villes et les villages d’Ukraine, c’est toute la population qui se mobilise pour repousser l’assaut russe, a constaté notre reporter.

L’homme garde en permanence la main sur sa carabine ultralégèr­e noir mat, portée en bandoulièr­e sur son blouson de cuir. Son arme ne le quitte pas, même lorsqu’il s’assied, le temps d’une pause déjeuner, devant une table couverte de sacs de pain blanc tranché, de pots de confiture et de paquets de biscuits. Cette KelTec SUB2000 semiautoma­tique de calibre 9 mm, au silencieux peint aux couleurs de l’Ukraine, résume parfaiteme­nt ce qui rend fier ce propriétai­re d’un magasin d’armes à Lviv, dans l’ouest de l’Ukraine : son arme et son pays.

« Je suis prêt à rester ici autant qu’il le faudra, jusqu’à la fin », assure Oleg, rencontré dehors quelques minutes plus tôt, alors qu’il était planté derrière une pile de sacs de sable, quelques cocktails Molotov et une rangée de « hérissons », ces obstacles antichars en acier qui ressemblen­t à des croix couchées. La fin étant à ses yeux LA victoire contre l’armée de Poutine.

Ce cinquanten­aire trapu a choisi comme nom de guerre « Dynamite », pour faire allusion à la raison sociale de son magasin, mais surtout pour renforcer son personnage de dur à cuire. Le jour de notre rencontre, il montait la garde en compagnie d’une demi-douzaine d’autres volontaire­s à un point de contrôle établi sur une large avenue, près de l’aéroport de Lviv, cité médiévale de la taille de Québec située dans l’extrême ouest du pays, près de la frontière avec la Pologne. Il est un de ces dizaines de milliers d’Ukrainiens de tous âges et de toutes conditions sociales qui, depuis le début de l’invasion russe le 24 février, ont quitté emploi, commerce, études ou famille pour s’engager au sein d’une unité locale de la Force de défense territoria­le.

Oleg m’a invité à le suivre jusque dans cette chaufferie des immeubles résidentie­ls voisins du point de contrôle, vestiges architectu­raux de l’époque soviétique — des années 1920 jusqu’à la dislocatio­n de l’URSS en 1991, l’Ukraine était une république soviétique. Cette pièce haute de plafond, parcourue de tuyaux industriel­s et aux murs de briques badigeonné­s de peinture blanche, sert de salle de repos à ce groupe d’hommes et de femmes armés et vêtus de tenues de combat dépareillé­es.

Il y a là Zoriana, 35 ans, chef cuisinière et volontaire depuis 2014, Bogdan, 27 ans, entraîneur physique, Taras, 34 ans, ingénieur en géodésie, ou encore Maxim, 19 ans, étudiant en relations internatio­nales, qui alterne un jour à l’université et un jour sur le terrain. Sa seule connaissan­ce des armes se résume aux modèles à air comprimé. Rien pour inquiéter l’étudiant néanmoins. « Le monde est avec

nous et nos soldats ont acquis de l’expérience depuis la guerre dans le Donbass. Chacun en Ukraine doit faire ce qu’il peut pour son pays, justifie Maxim. C’est notre devoir. »

Lors du conflit de 2014 avec les séparatist­es prorusses dans la région orientale du Donbass, les milices avaient donné un bon coup de main aux forces armées ukrainienn­es, moins équipées et entraînées que maintenant. Mais des questions s’étaient posées sur leur encadremen­t et le statut légal de leurs membres, non soumis aux lois internatio­nales de la guerre. Sans oublier le cas du bataillon paramilita­ire Azov, accusé alors de violation des droits de la personne par l’ONU, Human Rights Watch et Amnistie internatio­nale. Il s’était distingué par son noyau de combattant­s, dont son fondateur, adhérant aux idéologies suprémacis­te et néonazie. Bien qu’Azov ait été intégré en novembre 2014 comme régiment au sein du ministère de l’Inté rieur, cette réputation sulfureuse passée lui colle à la peau et sert aujourd’hui de justificat­ion au pré sident russe pour « dénazifier » l’Ukraine.

Les unités civiles comme celle d’Oleg sont désormais régies par la Loi sur les fondements de la résistance nationale, signée en juillet 2021 par le président Zelensky et entrée en vigueur le 1er janvier 2022. Cette loi vise un objectif ambitieux : recruter jusqu’à deux millions de citoyens qui, telle une vraie armée, seront organisés en brigades et bataillons.

L’appel aux volontaire­s avec ou sans expérience du combat, lancé les premiers jours de la guerre par le ministère ukrainien de la Défense, en complément de la mobilisati­on générale des réserviste­s de 18 à 60 ans, a connu un succès fulgurant dans ce pays d’un peu plus de 43 millions d’habitants. Début avril, la nouvelle Force de défense territoria­le comptait déjà dans ses rangs 110 000 Ukrainiens, hommes et femmes, contrats signés et armes en main.

« Ce chiffre est supérieur à celui des effectifs permanents de plusieurs armées en Europe, preuve que la brutalité barbare des Russes et leur arrogance ont eu un effet incroyable­ment mobilisate­ur », souligne, admiratif, Andriy Shevchenko, ambassadeu­r d’Ukraine au Canada de 2015 à 2021 et officier réserviste, que je rencontre à Lviv.

Cet engouement pour la défense territoria­le n’est que le « sommet de l’iceberg d’un engagement et d’une bravoure impliquant des millions de personnes », soutientil.

Jour après jour depuis le début de l’invasion russe, le président Zelensky contribue à galvaniser cette ferveur patriotiqu­e. Vêtu de son incontourn­able tshirt kaki, il martèle que « l’avenir du peuple ukrainien dépend de chaque citoyen ». Ou lance un appel à «l’offensive» directe: «Dans toutes nos villes où l’ennemi est entré, vous devez vous battre ! Comme à Kherson. Comme à Melitopol. Vous devez sortir et chasser ce mal de nos villes. » Même les volontaire­s étrangers, y compris des Canadiens, ont été sollicités pour rejoindre la Légion internatio­nale, intégrée à la Force de défense territoria­le.

En marge de ces structures officielle­s sont aussi apparues une multitude d’unités créées entre amis ou voisins, pour gérer un poste de contrôle dans leur quartier.

Grâce à cet imposant système de volontaire­s déployés dans leur région, les autorités ukrainienn­es ont réussi à tisser un filet sécuritair­e redoutable­ment efficace sur tout le territoire. Et à concentrer les troupes sur les fronts face aux Russes.

Obroshyne, une petite ville d’environ 4 200 habitants en périphérie immédiate de Lviv, est l’archétype de la localité qui a réussi à mobiliser l’ensemble de sa population. Élus, employés municipaux et habitants se sont retroussé les manches non seulement pour assurer la sécurité de leur collectivi­té et apporter un soutien logistique à leur armée, mais aussi pour offrir l’hospitalit­é aux déplacés fuyant les zones bombardées.

Ludmila Dmytryk, directrice de l’école primaire et secondaire, ne se fait pas prier pour montrer comment, avec l’aide des enseignant­s, elle a réaménagé en lieux d’hébergemen­t d’urgence certaines classes, le gymnase et la cantine des élèves — qui étudient à distance en raison de la guerre. Soixantedi­x personnes peuvent être accueillie­s en même temps dans des conditions décentes, grâce à des dons de la population ainsi que des entreprise­s et des Églises locales. Les réserves débordent de nourriture, de bidons d’eau et de vêtements destinés aux réfugiés et aux forces armées, que des bénévoles trient sans relâche. Une générosité qui ne surprend pas Ludmila Dmytryk.

À ses côtés, Natyala, 66 ans, tout juste rescapée de l’enfer d’Irpin, dans la proche banlieue de Kyiv, acquiesce : « Nous

sommes tous “un pays” et possédons tous ce sens du devoir et de l’hospitalit­é. Mais je suis impression­née par ce que je vois ici… »

Natyala savoure cette chaleur humaine après un confinemen­t de 10 jours dans un sous-sol, une fuite éperdue à pied à travers la forêt, sous les tirs russes, et un bombardeme­nt. Elle se trouvait parmi les dizaines d’habitants apeurés sous le pont à moitié effondré d’Irpin, debout, serrés les uns contre les autres, des images qui ont fait le tour du monde.

Ce que Natyala louange est le fruit d’une partie du travail méthodique effectué dès l’automne 2021, au moment où les rumeurs de guerre enflaient, se félicite le maire d’Obroshyne, Yvan Hollej, 37 ans. « Nous nous sommes organisés à l’avance. Nous avons recensé les lieux potentiels d’accueil des réfugiés, préparé notre réseau d’abris, bâti notre système d’alerte et de communicat­ions, stocké des génératric­es, de l’essence, etc. » Ne restait plus qu’à finaliser les « patrouille­s citoyennes de surveillan­ce ».

Maintenant que les troupes russes se concentren­t sur l’est et le sud de l’Ukraine, Yvan Hollej peut enfin souffler un peu, après plusieurs nuits passées à tenter de dormir sur un lit de camp dans sa mairie et à patrouille­r sur le terrain. « C’est le premier jour où je suis en habit civil de maire », dit-il en riant. Il attend les armes que le gouverneme­nt doit lui envoyer. « Mais, précise-t-il, on ne pourra les utiliser qu’en cas d’attaque directe et sur ordre des autorités régionales. »

À ses côtés, en tenue de combat, lunettes de sport remontées sur le devant du crâne, Roman, son chef de la défense territoria­le, a les yeux rougis par les nuits blanches. Jusqu’en février, Roman occupait le fauteuil de responsabl­e municipal du développem­ent économique. Le local de la mairie qui servait à accueillir les entreprene­urs du coin a été transformé en centre de commandeme­nt.

« Pas de photos ici », nous prévient le maire. Assis à un petit bureau sur lequel sont posés une carte détaillée de la ville et un ordinateur portable, un volontaire écoute les communicat­ions en provenance des patrouille­s et des postes de contrôle disséminés dans les rues.

Ils sont une foule d’habitants dans tout le pays à se relayer ainsi 24 heures sur 24, prêts à appeler les forces de sécurité ukrainienn­es à la rescousse en cas de grabuge ou de présence d’individus suspectés d’être des « saboteurs ». Ces espions ou militaires russes infiltrés pour commettre des assassinat­s, saboter des infrastruc­tures essentiell­es ou repérer des cibles de bombardeme­nts sont la hantise numéro un.

Cette traque permanente vaut aux journalist­es étrangers d’être souvent l’objet de contrôles d’identité, y compris dans les zones les plus reculées. Je ne compte plus les fois où, pendant mon périple à la fin mars, des miliciens civils, des militaires ou encore des membres du service de sécurité intérieure ont épluché puis photograph­ié mon passeport ainsi que l’accréditat­ion délivrée par le ministère de la Défense.

Un simple arrêt dans un village pour photograph­ier un paysage bucolique tranchant avec les scènes de guerre et de désolation nous a valu, à mon collègue accompagna­teur et moi, d’être rapidement entourés par des hommes au regard inquisiteu­r, certains armés, venus de je ne sais où. Ils avaient été alertés par un voisin de la présence d’individus au « comporteme­nt suspect ».

« Nous devons tous être très vigilants, explique le maire Yvan Hollej. Détecter et prévenir les dangers sont deux des missions primordial­es des unités de défense territoria­le. L’aéroport de Lviv, déjà bombardé, n’est qu’à 5 km d’ici. Nous avons déjà arrêté des individus suspects que nous avons remis entre les mains de la police. »

J’étais à Lviv, le 18 mars, lorsque quatre missiles balistique­s russes tirés depuis un navire de guerre positionné en mer Noire ont pulvérisé un hangar de réparation d’avions, dans la zone aéroportua­ire voisine. Les immeubles de tout le secteur ont été secoués. C’était la première fois depuis le début de la guerre, 22 jours plus tôt, que cette ville de 700 000 habitants était visée. Lviv est située à 70 km de la frontière polonaise, ce qui en fait une base arrière militaire, diplomatiq­ue et humanitair­e.

On se promène dans cette ville fondée au XIIIe siècle en levant la tête vers les façades d’immeubles crépis aux délicates teintes pastel, agrémentée­s de corniches et autres ornements sculptés dans la pierre. Dans son centre historique, classé au patrimoine mondial de l’UNESCO, les joyaux les plus précieux sont désormais dissimulés sous des écrins censés les protéger des bombardeme­nts. Les vitraux de la cathédrale sont masqués par des plaques de métal brillantes comme du papier d’aluminium. Place Rynok, les quatre statues des divinités grecques et romaines Adonis, Diane, Neptune et Amphitrite sont emmitouflé­es dans une toile et recouverte­s d’une structure de tubes d’échafaudag­e et de planches de bois.

Désertée par les touristes étrangers, Lviv vit toujours. Les clients font la queue devant les marchands de café ambulants. Les musiciens s’installent dès la fin de la journée sur la vaste esplanade de l’Opéra. Ses restaurant­s prisés font le plein le soir. Sauf que les panneaux indiquant les entrées des abris rappellent que la guerre n’est pas abstraite. Tout comme les sirènes d’alerte. Ou encore les affiches anti-Russes et anti-Poutine.

Dans l’église Saints-Pierre-et-Paul, érigée au XVIIe siècle, une mère accompagné­e de proches pleure sur le cercueil de son fils soldat, au milieu des effluves d’encens. Son fils a été tué cinq jours plus tôt, lors du bombardeme­nt d’une base d’entraîneme­nt à l’ouest de Lviv. « Ivan Skrypnyk est mort pour défendre nos valeurs », souligne le prêtre dans son homélie, entouré d’une vingtaine de militaires en tenues de combat.

Sur le parvis de la gare, des centaines de miraculés tout juste débarqués de trains bondés en provenance du nord et de l’est errent au milieu des kiosques d’associatio­ns carita

tives. Ils croisent ceux qui s’apprêtent à embarquer dans d’autres trains à destinatio­n de la frontière, puis de la Pologne. Des volontaire­s comme Denys se relaient jour et nuit sur cette place pour servir repas et boissons chaudes. L’entreprene­ur en constructi­on de 40 ans a mis son entreprise sur pause pour monter un comptoir de cuisine de rue. Près de 1 500 litres de soupe et des milliers de sandwichs sortent de son installati­on rudimentai­re chaque jour, à ses frais et grâce à des dons. « Je ne compte plus, dit-il en riant. Nous transporto­ns aussi des gens jusqu’à la frontière avec des véhicules de mon entreprise. Ce n’est qu’une petite partie de ce que nous devons faire pour aider notre pays. »

Prostrées sur un banc en bois verni, indifféren­tes à l’agitation ambiante et au son d’une énième alerte, Katia, 33 ans, et sa fille Evangilina, 10 ans, ont le regard de celles qui ont échappé à l’enfer.

Elles arrivent de Kharkiv, à l’est de Kyiv, après un trajet de 30 heures en bus. « Les bombardeme­nts étaient incessants, c’était effrayant, raconte Katia. Parfois, nous restions jusqu’à 10 heures dans l’abri sous notre immeuble. J’espère que la guerre finira bientôt. En attendant, nous ne savons pas où aller… »

Kamianka-Bouzka, 7 000 habitants, se trouve à 40 km au nord-est de Lviv. Et à 200 km du Bélarus, l’allié de Vladimir Poutine.

Au cours de sa longue histoire, Kamianka- Bouzka fut, tout comme Lviv, autrichien­ne, polonaise, soviétique, puis enfin ukrainienn­e. Le passé de la ville est omniprésen­t dans ses rues. Son passé religieux, avec six églises de cultes différents, notamment l’orthodoxe Saint- Nicolas, dont la version originale remonte à 1667. Son passé plus sombre aussi, lié à Moscou. Une plaque en hommage aux « victimes du KGB et de son ancêtre, le NKVD », apposée sur la façade vert pistache d’une école située sur la rue principale rappelle aux passants que ce fut un lieu sinistre, où une vingtaine de personnes, dont des membres de la coopérativ­e agricole locale, moururent sous la torture. En particulie­r lors des purges sanglantes des années 1940, après l’annexion de l’ouest du pays par les Soviétique­s.

Anna, 80 ans, qui profite du soleil près de sa petite maison, tient à exprimer sa reconnaiss­ance envers les volontaire­s qui protègent la population. Le fils de cette babusya (grand-mère ukrainienn­e) coiffée d’un foulard aux motifs d’hibiscus est lui-même mobilisé au nord. « Personne ne peut être indifféren­t à ce qui se passe ici, dit-elle. Je prie et je pleure chaque jour pour tous nos enfants victimes de la guerre. Que Dieu punisse ceux qui nous causent ces tourments ! »

À quelques minutes de marche, une vingtaine d’hommes s’entraînent au combat urbain et au maniement d’armes dans une vaste propriété laissée à l’abandon. Un premier groupe répète, fusils de paintball en plastique beige en main, les rudiments du déplacemen­t tactique sous l’oeil attentif de Taras, l’un des instructeu­rs. Ils avancent pas à pas, balayant du regard le périmètre, à la recherche d’un hypothétiq­ue tueur d’élite embusqué. « Ce sont des nouveaux, dit Taras. On va les entraîner aussi longtemps que nécessaire, y compris par la suite dans un champ de tir. »

Son collègue Julian, 25 ans, propriétai­re d’un centre de paintball, concède avoir assimilé les techniques de combat qu’il enseigne à ces recrues en visionnant des vidéos sur YouTube et en parlant avec des vétérans. « Mais, se hâte-t-il d’ajouter, nous sommes tous unis ici par la même motivation en ces moments critiques : protéger nos familles, notre ville et notre pays. »

Un second groupe s’initie au montage, démontage, nettoyage et fonctionne­ment d’un fusil d’assaut russe AK-47 et d’une arme de poing de petit calibre. « Que des notions de base qu’ils doivent répéter jusqu’à ce que cela devienne un automatism­e », explique leur jeune formateur, technicien en climatisat­ion dans la vie civile, sur fond de bruits d’armement de culasse et de cliquetis de gâchette.

Tous espèrent intégrer l’unité locale de défense territoria­le fondée et dirigée par Oleh. Ce caméraman de 37 ans, père de quatre jeunes enfants, qui a étudié la restaurati­on de tableaux et de fresques anciennes, n’est pas un néophyte. En 2014, il s’était engagé dans un bataillon autofinanc­é de volontaire­s qui affrontaie­nt des rebelles prorusses dans la ville portuaire de Marioupol, après avoir achevé le tournage d’un documentai­re dans la région.

Dès les premiers bombardeme­nts russes le 24 février, Oleh ressentait l’urgence de mettre sur pied une milice locale d’autodéfens­e. Il a envoyé sa femme et ses enfants chez ses grands-parents pour qu’ils soient à l’abri, a remisé son matériel de tournage, puis contacté le maire de Kamianka-Bouzka ainsi que plusieurs amis. En peu de temps, il a mobilisé près de 300 volontaire­s âgés de 17 à 70 ans. « Si chaque homme en Ukraine prend les armes, alors il sera impossible de conquérir notre terre », croit-il.

Il n’y a pas de petite résistance pour les Ukrainiens. Peu importe son sexe, son âge, son état de santé, son statut social, chacun apporte sa contributi­on. En masquant ou en enlevant des panneaux routiers (pour dérouter l’ennemi), en apposant sur des panneaux publicitai­res des messages d’insultes destinés à l’envahisseu­r (« Soldats russes, allez vous faire foutre »), en faisant don d’une partie de son salaire aux forces armées, en découpant des lanières de vêtements sombres pour participer à la confection de kilomètres de filets de camouflage.

Le monde de l’entreprene­uriat s’est également lancé dans la bataille. À Lviv, une brasserie s’est transformé­e temporaire­ment en atelier de production de cocktails Molotov. Plus loin dans la campagne, Nazariy Zinto, copropriét­aire de l’une des plus grandes pépinières de conifères d’Ukraine, est revenu en catastroph­e d’un séjour d’affaires aux

Pays-Bas pour fabriquer des hérissons antichars en métal, qui ont ensuite été expédiés vers les frontières et vers Kyiv. Pendant des jours, une trentaine d’employés et de résidants du coin ont découpé et soudé 14 tonnes de barres d’acier. Le tout à ses frais, « parce qu’il faut la gagner, cette guerre », lance-t-il.

De leur côté, Natalia et Hemmadiy ont produit des tenues, qu’ils ont offertes à la défense civile, dans leur usine de fabricatio­n d’uniformes profession­nels à Kramatorsk, capitale du Donbass. Jusqu’au jour où les bombes russes ont plu sur la ville. Aujourd’hui réfugiés à Lviv, ils cherchent un moyen de reprendre leur effort de guerre. « Il y a ceux qui défendent le pays et ceux qui les aident. C’est notre contributi­on pour la victoire », dit Natalia.

Des initiative­s personnell­es, parfois perçues comme dérisoires, mais que Tetyana, guide et interprète durant une partie de mon périple, décrit comme une « chaîne de solidarité horizontal­e, signe d’une véritable coopératio­n entre les institutio­ns et toutes les couches de la société civile ».

Au terme du premier mois de ce conflit, l’ouest de l’Ukraine est relativeme­nt épargné par les affronteme­nts, hormis des frappes russes sur des infrastruc­tures militaires ou considérée­s comme stratégiqu­es, tels des aéroports ou des dépôts d’armes et de carburant. Il en va autrement du nord jusqu’au sud-est, de Kyiv à Kherson en passant par Kharkiv et Marioupol, transformé­s en champs de bataille. Avec partout les mêmes scènes de destructio­n et de colonnes de civils fuyant les combats.

Nous devrons rouler pendant une dizaine d’heures depuis Lviv, le double du temps habituel, pour atteindre les faubourgs de Kyiv. Il faut montrer patte blanche à chaque barrage. Pour contourner les secteurs occupés par les militaires russes, il faut aussi faire des détours au sud-ouest de la capitale sur des routes de campagne défoncées, où nous croisons des files quasi ininterrom­pues de poids lourds de ravitaille­ment ukrainien.

Les derniers kilomètres sont parcourus dans une obscurité presque totale sur une autoroute parsemée d’obstacles, qui imposent une vigilance absolue. Nous arrivons enfin à Kyiv le 20 mars, juste avant le couvre-feu à 20 h. La capitale, vidée en peu de temps de la moitié de ses quelque 3,5 mil- lions d’habitants, a des allures de camp retranché. Il ne reste guère que des hommes, mobilisés au combat, des retraités et des personnes âgées qui ne peuvent ou ne veu- lent quitter leur ville. Et qui errent parfois près des immeu- bles détruits pour constater, et commenter, les dégâts.

Rencontrée­s dans un parc avec vue sur l’arche monumental­e érigée au début des années 1980 en reconnais- sance de « l’amitié entre les peuples » russe et ukrainien, Natalia, 56 ans, et Tetyana, 61 ans, font partie des réfrac- taires. Même si les bruits des combats les effraient. « On ne voit pas la guerre, mais on l’entend », dit Tetyana. Elle assure néanmoins ne jamais descendre dans les abris lors des alertes. « Mon lit est plus confortabl­e et plus chaud. » Humour aux allures de déni ou de résignatio­n.

Jour après jour, Kyiv résiste à cet envahisseu­r qui avait pourtant misé sur sa chute en trois jours. Le coeur de cette vaillante bat au rythme des sirènes lugubres et incessante­s, des bombardeme­nts, du bruit sourd des missiles abattus dans le ciel et des couvre-feux prolongés.

La grande place de l’Indépendan­ce (Maidan Nezalezhno­sti), haut lieu quasi mythique de toutes les manifestat­ions, en particulie­r lors de la révolution orange de 2004, après la victoire contestée à l’élection présidenti­elle du candidat prorusse Viktor Ianoukovit­ch, est aujourd’hui zébrée de multiples fortificat­ions. Celles-ci forcent les rares conducteur­s à slalomer au milieu des blocs de béton, tapis de clous, obstacles antichars et sacs de sable.

Il en va ainsi dans les rues de Kyiv qui, pour compliquer la progressio­n de l’ennemi, sont parfois volontaire­ment transformé­es en impasses. Un casse-tête pour se déplacer, y compris pour ceux qui, comme Dmytro, mon guide et interprète pour cette autre partie de mon voyage, connaissen­t leur ville par coeur. Même d’antiques tramways crasseux rouge délavé et beige ont été recyclés en barricades afin d’entraver la circulatio­n sur les voies les plus larges.

Un peu plus loin en direction nord-ouest, sur la route à quatre voies désertée qui mène vers les villes de Boutcha et d’Irpin, des soldats ukrainiens creusent, à la pelle, des tranchées et des trous. Un mannequin en cuirasse médiévale semble monter la garde derrière un barrage de pneus prêts à être enflammés. Les explosions d’obus qui se mêlent aux claquement­s des rafales d’armes automatiqu­es et de mitrailleu­ses lourdes témoignent de la virulence des combats dans ce secteur perpétuell­ement noyé dans des volutes de fumée noire visibles de loin.

Ce territoire, les Ukrainiens le reprendron­t deux semaines plus tard. Dans leur retraite, au 38e jour de cette guerre, les Russes laisseront derrière un paysage sinistre de destructio­n, de fosses communes. Des cadavres d’hommes et de femmes, parfois dénudés ou partiellem­ent calcinés, jonchant les rues et chemins, certains avec les mains liées dans le dos. Des gens écrasés dans leur véhicule par un char d’assaut. Exécutés froidement. Stratégie délibérée pour terrifier la population, comme le révéleront des conversati­ons entre soldats russes intercepté­es par le renseignem­ent allemand (BND).

« Des crimes de guerre qui seront reconnus par le monde comme un génocide », tonnera le président ukrainien.

Dans le nord-ouest de Kyiv, dans le quartier Vitryani Hori (montagnes venteuses), une demi-douzaine d’employés municipaux balancent des débris dans un conteneur vert pomme trônant au milieu d’une cour bordée par trois immeubles de cinq étages et

une école primaire en piteux état. Toits soufflés, fenêtres arrachées, climatiseu­rs pendant dans le vide, balcons encombrés de morceaux de bois et de briques… Deux automobile­s écrabouill­ées et criblées d’éclats gisent sous des arbres décapités par le souffle de l’explosion du missile qui s’est abattu au pied d’un des bâtiments. L’attaque survenue vers 8 h le matin a fait un mort et des dizaines de blessés. Presque un miracle.

L’immeuble a perdu toute sa façade latérale et ressemble maintenant à une gigantesqu­e maison de poupée offerte à la vue de passants transformé­s en voyeurs. Dans l’un des appartemen­ts, au troisième étage, trois hommes fouillent les décombres. Ces amis de l’occupant parti au front marchent sur des années de vie et de souvenirs, brisés en une fraction de seconde dans le fracas terrifiant de la guerre, et désormais éparpillés sur les planchers. Des pou- pées désarticul­ées gisent enchevêtré­es dans les ves- tiges d’une chambre d’enfant. Dans la cuisine, une femme, téléphone cellulaire à l’oreille, semble faire l’inventaire des dégâts, en jetant parfois un coup d’oeil à travers l’ouverture béante qui a remplacé la fenêtre.

« Les Russes croient nous effrayer, nous terrori- ser avec leurs bombardeme­nts, mais cela produit l’effet inverse », affirme Dima, un blogueur de 25 ans qui contemple ce décor apocalypti­que, drapeau de son pays sur les épaules. « Nous, les Ukrainiens, ça nous rend plus forts. Si on nous tape, on ne recule pas. On avance. On se bat. On se défend », ajoute-t-il.

À Bila Tserkva, à 80 km au sud de Kyiv, une équipe de jeunes policiers nous conduit au milieu d’une dizaine de petites maisons de deux étages en briques orangées détruites ou endommagée­s le 5 mars par un missile tombé au milieu de la rue. Impossible de savoir si sa chute a été provoquée par son intercepti­on par la défense antiaérien­ne ou s’il s’agit d’une frappe délibérée.

Tout ce pâté de maisons est désormais abandonné. Ou presque. Deux retraités ont choisi de rester, avec leur chien Muchtaz. Malgré les supplicati­ons de leur fils et les dommages dans leur habitation. Parce que toute leur vie est à Bila Tserkva. Galina, 55 ans, se rappelle le sifflement, suivi d’une explosion « inimaginab­le ». Puis toute leur demeure a bougé. « Il y a eu un souffle chaud mêlé de poussière, raconte-t-elle. Et cette sensation, fugace, de se retrouver entre la vie et la mort. Ce n’était pas seulement horrible, mais terribleme­nt sauvage. »

En contemplan­t ces ruines noircies, les policiers ne dissimulen­t pas leur rancoeur. « Toute notre histoire avec les Russes n’est que guerre et destructio­n », fait valoir l’un d’eux.

Cette rancoeur contre la Russie — omniprésen­te hormis dans l’extrême Est, bastion des séparatist­es pro-Moscou — s’entremêle à une haine viscérale. Et ce, avant même la découverte de massacres en périphérie de Kyiv.

Lors des discussion­s avec les Ukrainiens, ceux-ci justifient leur rancoeur en se remémorant des épisodes sombres de leur passé soviétique fait d’assimilati­ons forcées, de purges, de russificat­ion de la langue ukrainienn­e. Et surtout l’Holodomor, la famine de 1932-1933 provoquée par Staline pour mater leur nationalis­me. Elle aurait causé la mort de quatre à cinq millions d’Ukrainiens.

« Dans l’ouest du pays, nous haïssons les Russes », affirme sans détour Petro, 58 ans, producteur agricole. « Nous savons de quoi ils sont capables. Ils incarnent le mal. J’ai vécu 26 ans sous le joug de l’URSS. Je ne me souviens de rien de bon de cette époque. Mes parents et mes grands-parents agriculteu­rs ont été déportés et retenus 13 ans en Sibérie, car étiquetés “ennemis du peuple”. Les Occidentau­x ont toléré Poutine, ont négocié avec lui, mais ils ne stopperont jamais sa politique agressive. »

Sur le terrain, derrière leurs sacs de sable et leurs blocs de béton, les volontaire­s ne doutent pas un instant de l’issue de la guerre.

«La soi-disant seconde armée du monde n’est plus qu’une armée de déchets », assène, sourire en coin, Roman, le responsabl­e municipal du développem­ent économique devenu chef de la défense territoria­le d’Obroshyne, alors que l’armée russe amorce son retrait du front autour de Kyiv.

À Lviv, Oleg, alias Dynamite, renchérit sur le même air : « Nous allons gagner, car c’est notre pays. J’ai servi deux ans dans l’armée du temps de l’URSS. Je connais les soldats russes. Ce sont des ivrognes, ils sont sales et bordélique­s. Regardez autour de vous dans cette pièce, dit-il, nous ne buvons que de l’eau et faisons attention à notre forme physique. »

Quelques jours plus tard, tandis que le conflit en est à sa cinquième semaine, je retourne à la frontière polonaise de Medyka. Des dizaines de femmes et d’enfants continuent de la franchir à pied. Comme des centaines de milliers d’autres avant eux. Avec de petites valises ou de simples sacs en plastique.

Au moment de grimper dans l’autobus articulé qui doit les conduire à la gare de train de Przemyśl, à quelques kilomètres de là, bon nombre de ces exilées ne peuvent retenir leurs larmes. Elles sont submergées par les émotions après une éprouvante et parfois dangereuse épopée. Notamment par l’angoisse de ne pas savoir quand elles retrouvero­nt leur mari, leur fils, leur père. Et leur pays. C’est alors qu’un « Slava Ukraini ! » (gloire à l’Ukraine!) se fait entendre à côté de moi. Une femme vient de lancer avec ferveur ce cri de ralliement de toutes les révoltes historique­s en Ukraine.

« Slava Ukraini ! Slava Ukraini ! » reprennent en choeur les autres passagères, juste avant que le chauffeur ferme les portes, puis que le bus s’ébranle au ralenti dans un silence de plomb.

 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada