AU-DELÀ DE LA LOI 96
Le premier ministre Legault avait le ton alarmiste à la fin mai : si Ottawa ne transfère pas au Québec plus de pouvoirs pour choisir certains immigrants, le français risque d’y devenir comme en Louisiane une langue folklorique qu’à peu près personne ne parle. Devant ses militants, il a tonné : « C’est une question de survie pour notre nation ! » Tout en nourrissant son discours sur la fierté, il plantait un enjeu électoral à fragmentation : maintenant que la réforme de la Charte de la langue française a été adoptée, que faire pour poursuivre le travail de protection et de valorisation du français ?
La sortie de François Legault laissait entendre que la loi 96, venue bonifier la loi 101, ne suffirait pas à freiner le déclin du français — ce qui était pourtant l’objectif. D’autres chantiers devront suivre, dans un dossier où les consensus sont rares. Bonjourhi les discussions.
La première de ces discussions devrait se tenir avec les anglophones du Québec, affirme Sylvia MartinLaforge, directrice générale du Quebec Community Groups Network (QCGN), qui représente des dizaines d’organismes d’expression anglaise de la province : la communauté anglophone a largement perçu le projet de loi 96 comme une attaque frontale. « Le prochain gouvernement aura des ponts à rebâtir, ditelle. On ne veut pas que ça provoque un exode. On doit retrouver un esprit de cohésion sociale. »
Le QCGN a été au coeur de la résistance contre le projet de loi 96, à ses yeux la « dérogation la plus importante relative aux droits de la personne de l’histoire du Québec et du Canada ». Sa dirigeante croit « que le gouvernement devra jouer un rôle pédagogique pour bien expliquer les impacts de la loi. De notre côté, il va falloir l’aider à comprendre l’inquiétude de la communauté visàvis de certaines mesures ».
Observateur attentif des relations entre anglophones et francophones, Jack Jedwab, PDG de l’Association d’études canadiennes, ajoute que « le gouvernement doit utiliser un langage plus inclusif et ne pas s’adresser uniquement à la “majorité historique” [francophone] ». Il évoque entre autres la nécessité, de la part de l’État, de changer la « rhétorique qui présente la langue anglaise comme une menace dangereuse pour l’identité du Québec, et qui positionne les opposants à la loi 96 comme des personnes antiQuébec ».
La loi 96 étend notamment le processus de francisation aux PME de 25 à 49 employés et renforce le droit des travailleurs d’exercer leurs activités en français. Elle plafonne l’admission aux cégeps anglophones et impose des cours « en » français (ou « de » français) à ceux qui choisissent d’y étudier. L’affichage public devra aussi faire une place « nettement prédominante » au français.
L’une des dispositions les plus controversées fait qu’à partir de mai 2023, les immigrants installés au Québec depuis plus de six mois recevront des communications de l’État exclusivement en français (sauf exception). Des chercheurs et intervenants en immigration soutiennent qu’il est irréaliste de demander à des nouveaux arrivants d’apprendre une langue aussi vite. Plusieurs suggèrent de rendre inopérante cette disposition — ce sera un des dossiers à suivre après les élections.
« Il y a beaucoup de positif dans la loi 96 », estime le sociologue JeanPierre Corbeil, professeur associé à l’Université Laval et ancien responsable du programme de la statistique linguistique de Statistique Canada. « Mais elle comporte plusieurs éléments qui sont surtout symboliques — le délai de six mois en est un. Combien de fois par année communiquezvous directement avec l’État ? demande le sociologue. C’est assez marginal. Pour les immigrants, ça aura un impact certain, mais ça n’aura pas d’effet positif sur les indicateurs qu’on surveille. »
La bonne utilisation des bons indicateurs est d’ailleurs au coeur de la réponse que donne JeanPierre Corbeil lorsqu’on lui demande ce que le prochain gouvernement devrait faire dans le dossier linguistique. Parce que, pour le moment, il y a confusion, ditil. Cela n’aide pas le débat, et encore moins la prise de décisions efficaces.
Ainsi, quand François Legault ou le ministre Simon JolinBarrette s’inquiètent de voir diminuer le pourcentage de Québécois qui ont le français comme langue maternelle (c’était 74,8 % en 2021, ce sera autour de 70 % en 2036, selon Statistique Canada), ou que Québec brandit comme argument la perte d’importance du français comme langue parlée le plus souvent à la maison (81,6 % de la population en 2011 et 74,4 % en 2036, selon les projections — cela au profit des «langues tierces »), ils font fausse route, estime le sociologue. « Même si on ne choisissait que des gens qui ont déjà une connaissance du français, ça ne changerait pas leur langue maternelle ou celle qu’ils parlent le plus à la maison », précise JeanPierre Corbeil.
Si on ne considérait que ces deux indicateurs, l’anglais serait d’ailleurs menacé à Toronto et le français serait quasi absent en Afrique, ajoute Richard Marcoux, directeur de l’Observatoire démographique et statistique de l’espace francophone, à l’Université Laval. Il faut donc voir ailleurs. « On est de plus en plus dans des contextes plurilingues et il faut en tenir compte dans l’analyse. La loi 101, ça s’applique à la langue publique, d’affichage, dans la rue, au travail, à l’école… pas à la maison. »
Les deux spécialistes soulignent que le taux de transferts linguistiques — le fait de parler le plus souvent à la maison une autre langue que sa langue maternelle — relève lui aussi de la sphère privée. C’est un indicateur que brandit le gouvernement… et qui est « de moins en moins pertinent », selon Jean-Pierre Corbeil. « L’influence de ces transferts sur l’évolution de la situation du français au Québec est marginale », dit-il.
À la lecture des indicateurs qu’il juge pertinents — usage du français dans l’espace public, capacité de soutenir une conversation en français… —, Richard Marcoux conclut que le français n’est pas en déclin, mais que c’est une langue « fragile » qui doit être protégée. Notamment par une mesure qui compliquerait l’accès aux cégeps anglophones, un sujet qui divise la classe politique.
Directeur du Département de sociologie de l’Université Laval, Richard Marcoux prône une solution mitoyenne entre l’application de la loi 101 au cégep et un accès libre à ces établissements. « L’État devrait financer les cégeps qui sont en cohérence avec l’idée qu’on a une langue officielle, le français. Ce qui veut dire qu’on ne devrait pas financer des établissements postsecondaires où les cours se donnent en anglais. »
Le chercheur indépendant Frédéric Lacroix, connu pour sa vive inquiétude par rapport à l’avenir du français (la situation à Montréal est « catastrophique », selon lui), estime que les cégeps anglophones sont devenus des « passerelles pour intégrer les étudiants internationaux — de futurs immigrants — à la communauté anglophone du Québec ». L’auteur de Pourquoi la loi 101 est un échec (Boréal, 2020) milite pour qu’on étende la Charte aux cégeps. « Ce n’est pas une lubie-fixation, assure-t-il à L’actualité. C’est une des clés pour rehausser la vitalité du français. »
En ce qui concerne le niveau universitaire, Frédéric Lacroix estime que Québec devrait réformer le Programme de l’expérience québécoise (PEQ), qui s’adresse aux étudiants étrangers diplômés de la province et aux travailleurs étrangers temporaires, et qui permet d’obtenir un certificat de sélection du Québec pour s’y établir de façon permanente. « Il faudrait exclure du PEQ les diplômés en anglais. Si on sélectionne à cette étape des diplômés en français, on sait qu’ils ont plus qu’une simple connaissance du français : ils l’utilisent, ils ont des relations sociales en français. »
Le PEQ touche au dossier plus large de l’immigration. Outre François Legault, ils sont plusieurs à souligner que la politique fédérale d’immigration — qui fait une place prédominante à l’immigration temporaire comme voie de passage à l’immigration permanente — met le Québec en situation de vulnérabilité par rapport à ses capacités réelles de francisation. En 10 ans, le nombre de travailleurs immigrants (y compris les travailleurs saisonniers) et d’étudiants étrangers présents au Québec en vertu de permis temporaires a plus que doublé, passant de 79 000 à 177 000. Le Québec accueille environ 50 000 immigrants permanents chaque année.
Dans une étude soumise en mai au ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration, l’économiste Pierre Fortin, aussi chroniqueur à L’actualité, évoquait d’ailleurs un « risque de recul important de la francisation » de la population immigrante québécoise si le gouvernement ne réussit pas à « s’approprier le contrôle entier, efficace et indépendant de l’immigration temporaire », et s’il ne reprend pas le « contrôle direct de l’immigration permanente, qu’il a perdu ».
La sortie du premier ministre sur la « louisianisation » du Québec était «totalement exagérée», croit Richard Marcoux, qui rappelle que plus de 94 % des Québécois sont capables de soutenir une conversation en français. Entre Matane et Bâton-Rouge, il y a une marge considérable… ce qui ne change pas le besoin de vigilance au Québec, dit-il.