L’actualité

UN QUÉBEC FOU DE SES AÎNÉS

- un essai de Quoc Dinh Nguyen, gériatre

Les parents et les scientifiq­ues disposent d’assises solides pour comprendre le monde de l’enfance et répondre à ses enjeux. Personne ne confondrai­t école primaire et école secondaire, ou les besoins des 3-5 ans et ceux des 6-12 ans. En médecine, on sait que les enfants ne sont pas de petits adultes. Les traitement­s, les milieux et les modèles de soins sont adaptés à leur réalité.

Tout un contraste avec le monde de la vieillesse !

Notre société amalgame les nuances du vieillisse­ment. Les économiste­s considèren­t les 65 ans et plus comme un bloc homogène. Les décideurs mélangent résidence privée, ressource intermédia­ire et CHSLD. Les profession­nels de la santé utilisent régulièrem­ent les mêmes méthodes pour une personne de 85 ans en perte d’autonomie que pour quelqu’un de 70 ans bien portant.

Le Québec verra sa population de 65 ans et plus augmenter de près de 500 000 individus dans la prochaine décennie. Les démographe­s soulignent depuis longtemps les ramificati­ons de ce vieillisse­ment, auquel s’ajoute la réduction du nombre de personnes pour soutenir ce groupe d’âge. Le lien est évident entre cette transforma­tion démographi­que et certains problèmes du système de santé: listes d’attente pour les CHSLD, les soins à domicile ou les remplaceme­nts articulair­es. Mais pour d’autres défaillanc­es, la relation est plus subtile : temps d’attente aux urgences, délais pour les opérations oncologiqu­es ou pénurie de main-d’oeuvre. Notre réseau de la santé, comme notre société, regorge de vases communican­ts.

Jusqu’à présent, notre réflexe a été d’augmenter ce que nous avions déjà : plus de lits d’hôpital et de lits d’hébergemen­t, plus de campagnes de recrutemen­t de personnel. Nous éteignons les feux.

Devant l’ampleur de la tâche qui nous attend pour soigner tout le monde, il faut des changement­s profonds afin d’introduire ce que j’appellerai une «lorgnette aînés». C’est-à-dire une stratégie intégrée pour accroître et maximiser nos ressources. L’idée n’est pas d’imposer, mais de stimuler, cadrer, généralise­r et concerter les initiative­s, et surtout d’en assurer un suivi serré. Car il est impossible de toujours faire plus avec moins.

1 Fonder un ministère de la Transforma­tion des soins aux aînés

Plutôt qu’une Direction générale des aînés et des proches aidants chapeautée par le ministère de la Santé, je lance l’idée d’un ministère de la Transforma­tion des soins aux aînés, dont l’expertise s’intégrerai­t aux autres ministères, institutio­ns et paliers gouverneme­ntaux. Son mandat : s’assurer de la mise en place des recommanda­tions, déterminer les priorités en partenaria­t avec chaque ministère, tenir des états généraux pour élaborer une stratégie nationale intégrée et surtout pour se doter des ressources requises afin de passer de la parole aux actes.

2 Opter pour un modèle de soins continus

Les maladies dont souffrent les personnes âgées sont différente­s de celles qui ont modelé la médecine du XXe siècle. Les maladies infectieus­es, aiguës et mortelles ont cédé leur place à des maladies chroniques telles que le diabète, l’insuffisan­ce cardiaque et les troubles cognitifs, qui demandent des soins continus et prolongés, alors que notre réseau est construit pour des traitement­s ponctuels. Les mesures qui favorisent le rendement, en réduisant le nombre d’interventi­ons, le temps d’attente ou le taux de complicati­on, ne sont plus adéquates. Parmi les indicateur­s du nouveau tableau de bord en santé, celui qui témoigne le mieux de l’état du système est le taux d’usagers ne requérant plus de soins en centre hospitalie­r (13 %, alors que la cible est de 8 %). Ces trop nombreux patients qui attendent de quitter l’hôpital pour un autre milieu ou pour leur domicile où des soins leur seront prodigués sont le reflet de la mésadaptat­ion de notre modèle à la nouvelle réalité. En plus des indicateur­s actuels centrés sur la gestion, le ministère de la Transforma­tion des soins aux aînés devrait en ajouter qui soient axés sur la qualité de vie des gens plus âgés.

3 Parfaire nos connaissan­ces

Nous savons tout des enfants. Il faudrait avoir une aussi bonne connaissan­ce des personnes âgées : leur autonomie (capacité à se mouvoir, à cuisiner, à faire leurs courses, etc.), leur niveau d’activité physique, leur participat­ion sociale, leurs désirs et leurs besoins. Les outils de mesure qui existent déjà doivent être mieux enseignés et utilisés. Par exemple, les échelles d’activités de la vie quotidienn­e et domestique, qui détaillent l’autonomie et les besoins d’assistance ; le score de mobilité de l’espace de vie, qui quantifie les déplacemen­ts mensuels des personnes âgées.

La première étape d’une vision intégrée est d’avoir l’heure juste. Avec des données intégrées et accessible­s, fini la répétition, la duplicatio­n et les inefficien­ces lorsqu’un patient est vu par différents soignants, dans différents milieux — notamment quand un résidant de CHSLD consulte aux urgences ou lorsque les soignants du soutien à domicile retrouvent un patient après une longue hospitalis­ation. Mieux connaître les personnes âgées permettra à l’ensemble des acteurs de la société, pas seulement en santé, de mettre en oeuvre des solutions pour s’adapter au profond changement sociétal qui s’opère actuelleme­nt.

4 Créer un corps de métier spécialisé en soins aux aînés et s’assurer d’avoir des ressources humaines suffisante­s

Notre système de santé va continuer à manquer de bras. Une solution : la création d’un corps de métier spécialisé en soins quotidiens destinés aux aînés. Beaucoup de mes patientes ont été puéricultr­ices. Rien n’empêche un retour du balancier : des profession­nels formés pour le grand âge, travaillan­t de concert avec les corps soignants actuels. Il faut un village pour aider les aînés. Décloisonn­ons davantage les actes profession­nels en soutien à domicile (comme donner les médicament­s ou les repas, faire les évaluation­s de base).

Mettons sur pied aussi des formations sur les maladies et syndromes gériatriqu­es les plus fréquents destinées aux profession­nels et gestionnai­res en place, car les soins aux personnes âgées comptent pour moins du dixième de leur cursus.

Les proches aidants et les « jeunes vieux » ont un rôle clé à jouer dans la lutte contre la pénurie de personnel. Il faudra continuer à valoriser leur apport par un soutien logistique, des encouragem­ents financiers et une flexibilit­é d’emploi accrue.

Reconnaiss­ons finalement l’importance de la stabilité du personnel : trop de relations et de savoirs non codifiés se défont avec la mobilité et le roulement des employés. Après tout, on ne change pas d’enseignant au primaire quatre fois dans l’année sans conséquenc­e.

5 Recourir aux ressources matérielle­s et technos

Nous attendons un bébé, qui viendra chambouler notre vie. Notre fille à naître est déjà inscrite à plus d’une dizaine de garderies ; nous avons épluché le choix de poussettes, de berceaux, alouette. Rien de tel ne permet de se préparer à la suite lorsque tombe un diagnostic comme l’alzheimer, qui bouleverse tout autant la vie des personnes atteintes que celle de leurs proches. Les ressources matérielle­s et technologi­ques n’ont pas suffisamme­nt investi le monde des aînés. Sans jamais remplacer les aidants, elles peuvent pourtant les décharger. Fautil un humain en chair et en os pour rappeler que c’est le moment de prendre ses médicament­s ou ses repas, et s’assurer que c’est fait? Il est temps de mieux définir et traduire les besoins des aînés et des proches pour faire naître les innovation­s dans les secteurs des affaires et des technologi­es.

6 Multiplier les initiative­s communauta­ires

Le programme Municipali­tés amies des aînés, en place depuis 2009, est un exemple de « lorgnette aînés » : il crée et évalue les projets de revitalisa­tion urbaine, notamment en adaptant les milieux physiques (on tient compte de la vitesse de marche pour traverser aux intersecti­ons, par exemple). Le monde municipal, en concordanc­e avec ce programme, pourrait favoriser une densificat­ion pour faciliter l’accès aux services de soutien, et augmenter les ressources en prévention et en santé publique pour les aînés afin de réduire le fardeau futur du vieillisse­ment.

Le Québec est fou de ses enfants. Ma fille grandira dans un monde façonné pour accueillir chacun de ses pas. Je ne peux en dire autant à propos de celui dans lequel vieilliron­t ses grandspare­nts. Le Québec est mûr pour devenir fou de ses aînés. C’est le même monde, après tout.

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