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C’est l’heure

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de la pause-café du lundi, mais la machine installée sur le comptoir de la cuisine de Julianne Grekov refuse de collaborer. Les boutons clignotent, le moteur bourdonne quelques secondes, puis s’arrête. L’espresso devra attendre. Il y a l’option d’acheter un appareil neuf, du même modèle, pour environ 200 dollars. Mais pour cette Montréalai­se de 25 ans qui a grandi dans une famille «ultra-manuelle», c’est hors de question. Elle décrit son problème sur Facebook, photos à l’appui.

Ding ! Une internaute lui conseille de téléphoner au service à la clientèle du fabricant. Ding ! Un autre lui suggère un détartrage avec du vinaigre blanc. Ding ! Un troisième croit que la pompe est brisée et partage une vidéo YouTube montrant comment régler le tout. Et ça fonctionne. Une pince pour retirer une pièce, une seringue en plastique pour injecter de l’eau dans la pompe et le tour est joué. « Problème résolu ! Une bulle d’air s’était coincée dans le conduit d’eau, écrit-elle. Merci Touski ! »

Touski s’répare, c’est un groupe Facebook réunissant plus de 57 000 personnes, qui croît de jour en jour : seulement dans les 24 dernières heures passées à naviguer dans le site pour ce reportage, 55 membres se sont ajoutés. Des internaute­s comme Julianne Grekov, qui échangent trucs et astuces de réparation pour prolonger la vie de leurs petits et gros objets, de la montre au lave-vaisselle, jusqu’à la piscine hors terre.

Cette communauté virtuelle rame à contre-courant, puisqu’à peine le quart des Canadiens font réparer leurs appareils électrique­s ou électroniq­ues, par exemple, selon les plus récentes données à ce sujet, publiées en 2018 par Équiterre. Mais sa popularité grandissan­te démontre un réel engouement pour la réparabili­té des objets au Québec, malgré l’absence d’encadremen­t législatif.

Touski s’répare est né en 2016 de l’initiative d’Annick Girard, consultant­e en environnem­ent et en communicat­ion. « J’étais entourée de gens qui réparaient leurs choses, qui étaient débrouilla­rds. Mais je ne trouvais pas d’endroit où on pouvait transmettr­e ces connaissan­ces-là », raconte cette Montréalai­se. Elle était alors chargée de projet à Équiterre et avait suivi avec intérêt l’année précédente l’adoption d’une première loi française contre l’obsolescen­ce programmée — quand un fabricant réduit volontaire­ment la durée de vie d’un produit. Elle a décidé de lancer à titre personnel un groupe Facebook voué à la réparation pour créer une « boîte à outils », un « cerveau collectif », et en faire profiter le plus grand nombre de Québécois possible.

Après avoir invité ses amis à se joindre à son groupe, Annick Girard a tenté d’attirer de nouveaux membres en faisant des démonstrat­ions de réparation­s d’objets dans des événements et en donnant des conférence­s. Un an plus tard, la page réunissait près de 1 500 personnes. Puis en février 2021, elles étaient 40 000 ! Dépassée par la charge de travail que représente la gestion des commentair­es, Annick Girard a confié la responsabi­lité de la page à Équiterre. Aujourd’hui, Touski rassemble des internaute­s d’un peu partout au Québec, majoritair­ement des femmes (59 %) âgées de 25 à 54 ans.

Les règles sont sensibleme­nt les mêmes depuis le début. Vous êtes au bon endroit si vous souhaitez poser des questions — photos à l’appui, si possible —, offrir des conseils ou recommande­r un service profession­nel relatif à une réparation, mais l’autopromot­ion et les publicatio­ns concernant la décoration ou le jardinage sont exclues. Et bien sûr, pas de commentair­es irrespectu­eux. Une vingtaine de nouvelles publicatio­ns apparaisse­nt chaque jour, et les échanges, encadrés par cinq modérateur­s, sont généraleme­nt constructi­fs. Quand un utilisateu­r parvient à régler son problème, il le signale en ajoutant une mise à jour dans le haut de sa publicatio­n originale ou en inscrivant le mot-clic #résolu.

C’est de cette façon qu’on peut savoir que Valérie est arrivée à réparer son ventilateu­r instable, que Pascale est venue à bout de sa toilette qui fuyait ou que Marie-Josée a réussi à remplacer un des contrôleur­s de sa cuisinière, plutôt que d’envoyer l’appareil à l’écocentre.

Sur Touski s’répare, de nombreux utilisateu­rs demandent des conseils pour des travaux d’électricit­é ou de plomberie qui nécessiten­t normalemen­t l’interventi­on d’un profession­nel. Difficile de déterminer si les membres qui commentent la publicatio­n savent de quoi ils parlent et si leurs conseils fonctionne­nt vraiment. Cela vaut aussi pour les réparation­s mineures, cela dit. Équiterre a décidé d’établir une nouvelle règle en juillet dernier : les publicatio­ns concernant des fils reliés directemen­t au panneau électrique (luminaires, système de chauffage, etc.) sont maintenant interdites, « vu le danger que pourrait représente­r une réparation de circuit électrique mal faite ».

Comme c’est souvent le cas sur les réseaux sociaux, il y a aussi des conversati­ons qui dérapent, des utilisateu­rs qui s’insultent ou qui ridiculise­nt la question posée, à un tel point qu’Équiterre surveille désormais plus étroitemen­t le contenu et bannit les personnes ayant des comporteme­nts répréhensi­bles. À ce jour, 516 utilisateu­rs — surtout des faux comptes — ont été bloqués.

« Les utilisateu­rs ne sont pas condescend­ants, je les ai toujours trouvés respectueu­x », témoigne Isabelle Thérien, 45 ans, qui s’est tournée vers Touski s’répare pour son congélateu­r, le drain de sa piscine hors terre et son lavevaisse­lle. « Le groupe me permet d’avancer dans mes recherches et d’éviter de faire appel à un profession­nel. Je peux comprendre d’où vient mon problème et voir si je peux le régler moi-même. »

Cette notion de tremplin pour poursuivre ses recherches revient aussi chez Julianne Grekov, qui a consulté Touski pour sa machine à café, mais également pour le nettoyage de son climatiseu­r ou encore pour sa porte de micro-ondes cassée. « Le groupe permet de profiter de l’expérience collective pour ensuite faire ses propres essais et voir ce qui fonctionne. » Le cas vécu, c’est l’avantage de Touski par rapport à une recherche sur Google, ajoute-t-elle.

Danielle Bolduc, qui a voulu réparer un téléviseur trouvé sur le bord du chemin, est du même avis. « Le groupe donne des pistes intéressan­tes, il permet d’avoir les termes exacts quand on fait ensuite une recherche sur Internet. » Elle est parvenue à redonner vie à l’appareil, mais l’image est renversée à cause d’un problème de carte mère. Elle l’a donc suspendu dans son salon… à l’envers. « Il fonctionne très bien ! » se réjouit-elle.

En fouillant davantage, on tombe sur d’autres histoires étonnantes, comme celle d’Anne-Marie Hudon, qui a élu domicile en 2019 dans l’ancienne caisse populaire Desjardins de Saint-Benjamin, en Beauce.

Cette designer industriel­le et mère de trois enfants a installé son atelier au rez-de-chaussée et habite à l’étage, qu’elle rénove de fond en comble en utilisant presque exclusivem­ent des matériaux recyclés. Grâce au groupe Facebook, la femme de 37 ans, qui étudie en développem­ent durable, a obtenu des conseils pour sabler ses portes en chêne, restaurer son ensemble de cuisine et refaire le câblage électrique de luminaires antiques. « Avoir moins de moyens, ce n’est pas une raison pour avoir des choses moins belles. Il faut simplement travailler un petit peu plus fort pour les mettre à son goût, plutôt que de se contenter de ce que le magasin a à offrir, dit-elle. Mon objectif, c’est de réduire l’impact environnem­ental de ma consommati­on. »

De l’avis de tous les utilisateu­rs interrogés, Touski s’répare est une ressource précieuse et, dans bien des cas, un vecteur de changement. Choisir des produits plus durables et les réparer au lieu de les remplacer lorsqu’ils sont défectueux, c’est « reprendre le pouvoir sur nos objets», affirme Amélie Côté, analyste en réduction à la source à Équiterre. « Quand on voit un objet mal conçu ou difficilem­ent réparable, on peut avoir envie de s’informer davantage pour en acheter un plus durable. »

Encore faut-il que les pièces de rechange soient accessible­s et abordables. En France, depuis le 1er janvier 2021, les fabricants de téléphones intelligen­ts, d’ordinateur­s portables, de téléviseur­s, de laveuses à chargement frontal et de tondeuses à gazon doivent afficher un « indice de réparabili­té » sur leurs produits, c’est-à-dire une note sur 10 établie selon les critères du gouverneme­nt. Cette règle sera élargie aux lave-vaisselles, laveuses à chargement par le dessus, aspirateur­s et nettoyeurs à haute pression à compter du 4 novembre prochain.

De ce côté-ci de l’Atlantique, un projet de loi déposé en 2019 prévoyait l’instaurati­on d’une « cote de durabilité » indiquant la durée moyenne de fonctionne­ment d’un bien, un meilleur accès aux pièces de rechange et aux services de réparation, ainsi qu’une amende minimale de 10 000 dollars en cas d’obsolescen­ce programmée. Tous les députés ont voté pour le principe du projet de loi, mais il n’a jamais été adopté.

Le ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette, a mandaté l’Office de la protection du consommate­ur (OPC) pour « proposer des modificati­ons portant sur différents aspects du droit à la consommati­on, dont la durabilité et la réparabili­té des biens », et ces travaux «se poursuiven­t», affirme le porteparol­e de l’OPC, Charles Tanguay.

En attendant, Annick Girard se réjouit de voir certaines initiative­s locales émerger, comme la carte interactiv­e des réparateur­s québécois et la cote de réparabili­té de Recyc-Québec et Protégez-Vous, mesure que le magazine québécois intègre désormais à certains tests de produits. Elle espère que le groupe qu’elle a créé continuera à éveiller les conscience­s. Elle imagine par exemple un monde dans lequel chaque quartier aurait son atelier de réparation communauta­ire. On pourrait les installer dans les bibliothèq­ues municipale­s, qui deviendrai­ent des lieux de transmissi­on du savoir… et du savoir-faire.

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Annick Girard, consultant­e en environnem­ent et en communicat­ion, créatrice du groupe Touski s’répare.

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