L’actualité

Travailler juste assez

- CLAUDINE ST-GERMAIN

Pour ceux qui s’intéressen­t au monde du travail, l’époque est fascinante.

Tous les mois (ou presque) apparaît ce qui est présenté comme un nouveau phénomène, baptisé d’un nom accrocheur, aussitôt disséqué par les analystes du marché de l’emploi. Le dernier en lice : le « quiet quitting », ou la « démission silencieus­e ». Il désigne les travailleu­rs qui se contentent de faire le minimum requis par leur poste, choisissan­t de ne pas mettre le travail au centre de leur vie.

L’expression aurait pris naissance dans des vidéos TikTok. Puis la société Gallup en a rajouté début septembre : le phénomène toucherait la moitié des travailleu­rs américains! Quelques grands patrons ont poussé les hauts cris, et des consultant­s en ressources humaines ont vite monté des formations pour expliquer aux gestionnai­res comment motiver ces employés qui ne donnent pas leur 150 %. Le hic ? Si on regarde attentivem­ent les chiffres, on constate que le pourcentag­e de travailleu­rs considérés comme non impliqués à fond dans leur emploi est au-dessus de 50 %… depuis 20 ans.

Ce que des analystes ont qualifié de tendance alarmante n’est peut-être qu’une manifestat­ion logique de la situation de l’emploi actuelle. Par exemple, depuis qu’ils sont entrés sur le marché du travail, les millénaria­ux revendique­nt l’idée de travailler pour vivre, et non l’inverse. Maintenant bien installés dans leur carrière, ne mettent-ils pas simplement leurs principes à exécution ?

Et peut-on vraiment se surprendre qu’en cette ère de plein emploi, le zèle ne soit pas à son apogée ? À la fin des années 1990, les diplômés étaient nombreux à se faire dire qu’ils ne trouveraie­nt jamais de poste permanent. Si ma première patronne avait exigé que je travaille 80 heures par semaine pour conserver mon emploi, je l’aurais fait. Ça en aurait dit plus long sur l’époque que sur ma motivation réelle à me sacrifier pour mon boulot.

Néanmoins, il demeure intéressan­t de s’interroger sur le niveau d’engagement des travailleu­rs. Car si le concept de démission silencieus­e a autant enflammé les esprits, c’est qu’il a touché une corde sensible.

Le monde du travail a connu des bouleverse­ments d’une ampleur sismique au cours des trois dernières années. La majorité des travailleu­rs ont continué à accomplir leurs tâches comme si de rien n’était, mais ce tsunami a forcément laissé des traces.

Dans les bureaux, la « nouvelle normalité » n’est pas encore entièremen­t établie. Le mode hybride qui s’implante un peu partout n’est pas au point. Plutôt que de mener au meilleur des deux mondes, il ressemble trop souvent au pire des deux : des travailleu­rs qui, après une heure de transport, s’assoient dans un local désert et passent la journée en réunions virtuelles. Il faudra du temps pour arriver à des aménagemen­ts de lieux et d’horaires efficaces et agréables pour tous. Dans l’intervalle, la transition peut en décourager beaucoup.

Dans de nombreux secteurs, la pénurie de personnel met à rude épreuve les nerfs de ceux qui travaillen­t pour trois, et on ne voit pas encore le jour où la situation va se résorber. Il y a là de quoi engendrer des ras-le-bol, ou à tout le moins des envies de ménager ses forces pour passer à travers les prochaines années.

De façon plus large, on peut aussi y lire un signe de fatigue collective. À toutes les échelles, nous sommes en train de récupérer de la pandémie et d’en gérer les contrecoup­s : retards scolaires des enfants, problèmes de santé physique et mentale à traiter, projets reportés devenus urgents. Le tout dans une conjonctur­e économique remplie de nuages noirs. Avons-nous moins d’énergie pour le travail qu’avant ? C’est fort possible !

Il faut probableme­nt prendre ce concept de démission silencieus­e avec un grain de sel. Mais les employeurs ont quand même intérêt à tenir compte des turbulence­s qui agitent présenteme­nt le monde du travail. Elles pourraient bien transforme­r la relation que leurs employés entretienn­ent avec leur gagne-pain.

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