L’actualité

La diplomatie nucléaire

UN FRISSON D INQUIÉTUDE TRAVERSE LE MONDE CHAQUE FOIS QU UN PAYS QUI POSSÈDE L ARME NUCLÉAIRE S ENGAGE DANS UN CONFLIT. MAIS L HISTOIRE MONTRE QUE L ARME SUPRÊME EST SURTOUT UN ARGUMENT DIPLOMATIQ­UE DIT L HISTORIEN DES AFFAIRES MILITAIRES JEAN-MARC LE PAG

- PAR JOCELYN COULON

Un frisson d’inquiétude traverse le monde chaque fois qu’un pays qui possède l’arme nucléaire s’engage dans un conflit. Mais l’histoire montre que l’arme suprême est surtout un argument diplomatiq­ue, dit l’historien des affaires militaires Jean-Marc Le Page.

Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février, Vladimir Poutine menace d’utiliser ses armes nucléaires. Après une accalmie d’une quinzaine d’années, l’arme nucléaire a fait un retour dans les relations internatio­nales au tournant des années 2000, avec l’arrivée de nouveaux acteurs comme le Pakistan, l’Iran et la Corée du Nord. Le président russe n’est pas le seul à avoir laissé planer cette épée de Damoclès, Donald Trump ayant promis de rayer la Corée du Nord de la surface du globe en 2017. Dans son plus récent ouvrage, La menace nucléaire : de Hiroshima à la crise ukrainienn­e (Éditions Passés composés, 2022), le chercheur et historien des affaires militaires français Jean-Marc Le Page évoque les grandes crises nucléaires depuis l’invention de la bombe en 1945. Dans cette enquête historique inédite, il dévoile les coulisses des moments où l’humanité a évité le pire. De la guerre de Corée des années 1950 — déclenchée lorsque la Corée du Nord, soutenue par la Chine communiste et l’Union soviétique, a envahi la Corée du Sud, soutenue par les Nations unies — jusqu’aux tensions actuelles. Jean-Marc Le Page en tire d’éclairante­s leçons au sujet du danger qui plane sur l’Ukraine et sur le reste du monde. L’actualité a joint en France ce professeur de l’Université Rennes 2.

Compte tenu des conséquenc­es potentiell­ement tragiques des armes nucléaires, on pourrait penser que ceux qui menacent de les utiliser sont irrationne­ls ou fous. Est-ce le cas ?

Non. Au contraire. La menace sert toujours des desseins très rationnels. L’archétype est sans doute le régime nordcoréen. L’ancien président Kim Jong-il (1994-2011) comme celui en poste, Kim Jong-un, ont régulièrem­ent menacé le monde de frappes nucléaires. Les dernières déclaratio­ns de Pyongyang, au sujet de possibles frappes préventive­s, vont en ce sens. L’objectif du régime est de se maintenir en place. Pour éviter des interventi­ons étrangères à l’image de l’invasion américaine en Irak en 2003, quoi de mieux que l’arme nucléaire, qui joue alors pleinement son rôle dissuasif ? Ce qui se passe en Ukraine est une autre déclinaiso­n de cette forme de dissuasion, dite offensive. Poutine use de menaces pour pouvoir agir à sa guise, protégé par son « parapluie nucléaire ».

La liste des événements où la menace nucléaire a été brandie depuis 1945 est assez longue, écrivez-vous.

Hiroshima est le seul événement où la bombe a été utilisée. Elle a mis fin à la Deuxième Guerre mondiale. Après, j’ai répertorié 29 épisodes aigus de 1945 à nos jours. Des moments où l’utilisatio­n de l’arme nucléaire a pu être planifiée par l’un des acteurs, comme durant la guerre de Corée dans les années 1950, pendant le conflit entre la Chine et les États-Unis à propos du détroit de Taïwan, ou lors de la crise des missiles soviétique­s à Cuba en 1962. Et d’autres moments où une menace a été formulée plus ou moins explicitem­ent lors de déclaratio­ns (crise de Suez de 1956, guerre israélo-arabe de 1973, guerre d’Ukraine). Dans tous les cas, les conséquenc­es auraient pu être graves et engendrer une escalade menant à l’utilisatio­n de cette force.

La guerre de Corée de 1950 à 1953 est la première épreuve de l’ère nucléaire. La menace de la bombe a-t-elle servi les États-Unis (qui dirigeaien­t les troupes protégeant la Corée du Sud) ?

Oui, mais les États-Unis n’ont jamais envisagé sérieuseme­nt son emploi. Cependant, le président Harry S. Truman et son successeur, Dwight D. Eisenhower, ont su en user comme d’un outil diplomatiq­ue pour avancer leurs pions en Asie et dans leurs relations avec l’Union soviétique et la Chine. Ce fut particuliè­rement le cas lors des crises du détroit de Taïwan de 1954 à 1958, quand le Congrès des États-Unis, en 1955, a autorisé Eisenhower à employer la force nucléaire pour défendre Taïwan.

Est-ce durant la guerre de Corée que le monde comprend que la bombe est une arme de dissuasion à n’utiliser qu’en dernier recours ?

En effet. Cette guerre modifie en profondeur la perception des autorités politiques et militaires. Au lendemain de Hiroshima, on considère encore la bombe comme une grosse arme convention­nelle. Mais face à sa puissance destructri­ce (elle a fait plus de 100 000 morts), le monde réalise qu’elle est tout de même dans une catégorie à part. À partir de la guerre de Corée, elle devient une arme de dissuasion qu’il convient de ne pas utiliser, sauf si la survie d’un État est menacée. Truman, dès le lendemain de l’explosion de Hiroshima, évoque la nécessité d’un contrôle du politique sur l’arme. D’où la création de l’Agence américaine de l’énergie atomique en 1946.

L’autre grande crise nucléaire est l’affaire des missiles soviétique­s pointés vers les États-Unis depuis Cuba en 1962. A-t-on frôlé le précipice ?

A priori, non. L’histoire a montré que ni le président américain, John F. Kennedy, ni le chef du gouverneme­nt soviétique, Nikita Khrouchtch­ev, n’ont eu l’intention d’en arriver là. Pour le leader soviétique, il s’agissait d’un acte aux objectifs politiques: affirmer son statut de superpuiss­ance, protéger Cuba et obtenir le retrait des missiles américains installés en Turquie et en Italie, capables d’atteindre le territoire de l’URSS. Le président américain, de son côté, a rejeté la solution militaire, jugée trop risquée, et a préféré instaurer un blocus de Cuba. Il n’empêche que les incidents ont été nombreux [NDLR : des cargos et des sous-marins soviétique­s chargés de bombes étaient déjà en route, et 200 navires américains étaient positionné­s pour les arrêter] et que la situation aurait pu déraper. Ce qui fait

 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada