Faire passer le courant
La composition du cabinet du premier ministre Legault n’était pas encore officielle, après l’élection du 3 octobre, qu’une rumeur voulait que Pierre Fitzgibbon prenne la tête d’un superministère combinant économie et énergie. La réaction de la PDG d’Hydro-Québec, au micro de Paul Arcand, a été ferme: Hydro-Québec ne deviendrait pas «le magasin à une piasse de l’électricité » pour les industries énergivores étrangères qui s’installeraient au Québec !
Cette image puissante — qui est venue à Sophie Brochu sous l’impulsion du moment, dit-elle aujourd’hui à L’actualité — témoignait de sa crainte qu’un biais économique ne soit imposé par le gouvernement à Hydro-Québec, qui verse près de cinq milliards de dollars par an dans les coffres de l’État. « Pour moi, ça n’aurait pas eu plus de sens si l’énergie avait été jumelée à l’environnement. »
Dans ce bras de fer très public, la PDG a défendu avec fermeté l’indépendance du géant de l’hydroélectricité. Pierre Fitzgibbon a obtenu son superministère, mais l’enjeu de la transition énergétique est désormais piloté par un comité ministériel où siègent quatre ministres (en plus de Fitzgibbon, ceux des Finances, de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques, de même que le ministre responsable des Relations avec les Premières Nations et les Inuits), ainsi que le premier ministre François Legault… et la PDG de la société d’État.
Le Comité sur l’économie et la transition énergétique arrive à point nommé, dit Sophie Brochu. Les décisions énergétiques qui doivent être prises aujourd’hui auront des conséquences pour les générations à venir. « On arrive à un tournant historique pour Hydro-Québec, qui est, je crois, aussi important que lorsque la société d’État a été constituée. »
L’année a été intense pour Sophie Brochu, « nouvelle chef de la direction de l’année » selon le Globe and Mail, qui soulignait ainsi les succès de la dirigeante, en poste depuis avril 2020.
Elle a notamment mené la plus grosse acquisition de la société d’État en rachetant 13 centrales hydroélectriques en Nouvelle-Angleterre pour la somme de deux milliards de dollars américains. Cet actif, qui ne desservira que le marché américain, inclut 12 140 hectares de terrain, où pourraient éventuellement être installés des panneaux solaires et des batteries pour bonifier la production et l’entreposage d’énergie renouvelable.
À cela s’ajoute le branchement de New York à l’hydroélectricité du Québec, qui avance rondement. La construction de la ligne de haute tension a débuté cet été, après avoir reçu l’aval des autorités américaines plus tôt en 2022, ce qui permettra à terme d’exporter 10,4 térawattheures (TWh) par année pendant 25 ans. Ce contrat, dont la valeur s’élève à 30 milliards de dollars américains, est le plus important de l’histoire de la société d’État.
À ceux qui voudraient qu’Hydro-Québec se concentre sur le Québec, Sophie Brochu rétorque que les projets en dehors de la province sont financièrement avantageux pour l’actionnaire de la société d’État, c’est-à-dire le gouvernement québécois. Pour que la décarbonisation de l’économie devienne une réalité au Québec, mais aussi ailleurs, il faudra même davantage d’interconnexions entre le nord-est des États-Unis, le Québec et les provinces de l’Atlantique, soutient la PDG.
Afin d’atteindre la carboneutralité d’ici 2050, le Québec aura besoin de 100 TWh supplémentaires, ce qui représente plus de la moitié de la capacité de production actuelle. Une foule de projets sont envisagés par Hydro-Québec pour répondre à la demande à venir, y compris l’installation de panneaux solaires, l’érection d’éoliennes et, oui, la construction de nouveaux barrages — cette dernière option étant favorisée par François Legault.
Quelles que soient les solutions retenues, elles seront mises en place sans répéter les erreurs du passé, promet Sophie Brochu, notamment en ce qui concerne la consultation et la participation des peuples autochtones.
L’amélioration des relations avec les Premières Nations et les Inuits compte d’ailleurs parmi les priorités qu’elle s’est fixées. Cela s’est entre autres traduit par le feu vert donné au projet Apuiat de la nation innue, un parc éolien de 200 mégawatts à Port-Cartier, que le premier ministre Legault avait enterré dès le début de son premier mandat. Il y a eu aussi l’annonce en mai du branchement de Kitcisakik au réseau d’Hydro-Québec, réclamé depuis longtemps par les Anichinabés… qui y vivent en bordure d’un barrage. « Ce n’est pas vrai qu’on allait laisser une communauté autochtone au sud de Val-d’Or dans le noir alors qu’on s’apprête à raccorder la ville de New York ! » s’indigne Sophie Brochu.