L’actualité

LES EXILES OUBLIES

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DE L’AVIS GÉNÉRAL, LA JORDANIE A OFFERT UN ACCUEIL REMARQUABL­E AUX RÉFUGIÉS SYRIENS. MAIS UNE DÉCENNIE PLUS TARD, HÔTES ET EXILÉS SE RETROUVENT DANS UNE IMPASSE. JUSQU’OÙ UN PAYS PEUT-IL AIDER SES VOISINS QUAND IL PEINE LUI-MÊME À S’EN SORTIR ? ET QUEL AVENIR ATTEND LES SYRIENS SI LE MONDE SE DÉSINTÉRES­SE D’EUX ?

CHACUN DE SES PAS SOULÈVE UNE POUSSIÈRE COULEUR

crème, fine comme de la farine. De la sueur ruisselle sur son front. En cette journée caniculair­e où le mercure frôle les 40 °C, Amir profite d’une pause bienvenue pour aller se reposer à l’ombre. Ce Syrien âgé de 28 ans, réfugié en Jordanie depuis 10 ans, a été embauché il y a huit mois comme manutentio­nnaire par une entreprise artisanale qui produit des plaques de marbre à Irbid, la deuxième ville de ce pays avec ses 1,8 million d’habitants, dans l’extrême nord.

Un travail pénible qui rapporte 14 dinars (26 dollars) par journée de 12 heures, six jours par semaine. Juste à peine, dit-il, de quoi payer le loyer, l’électricit­é, l’eau et nourrir sa famille. « Mais ici, j’ai trouvé la paix », se console cet homme frêle au sourire presque gêné.

Amir fait partie de cette vague de Syriens qui ont trouvé asile en Jordanie dès les premières phases de la guerre, en 2011 et 2012. Un exil qu’ils croyaient temporaire, persuadés que ce conflit ne durerait pas, comme la majorité de leurs compatriot­es réfugiés dans les pays limitrophe­s, principale­ment en Turquie (3,8 millions, selon l’Agence des Nations unies pour les réfugiés) et au Liban (840 000).

Une décennie plus tard, en Jordanie, 674 000 hommes, femmes et enfants sont toujours inscrits auprès de l’Agence, ou Haut-Commissari­at des Nations unies pour les réfugiés (HCR). En réalité, il y en aurait près de 1,3 million éparpillés dans ce pays d’environ 11 millions d’habitants, à peine plus étendu que le Nouveau-Brunswick.

Seulement 17 % des réfugiés « officiels » vivent en vase clos dans deux camps, Za’atari et Azraq, établis le long de la frontière avec leur pays d’origine. Tous les autres travaillen­t et mènent leur vie dans la communauté. Ils ne s’entassent pas dans de gros ghettos ou dans des campements misérables comme il en existe des centaines au Liban, installés sur des terrains loués à fort prix par des propriétai­res fonciers opportunis­tes. En Jordanie, ils sont presque invisibles. Fondus parmi leurs hôtes.

La quasi-totalité des Syriens rencontrés pendant notre périple, qui nous a conduits d’Amman jusqu’à la frontière syrienne, ne tarissent pas d’éloges envers le royaume jordanien. Même les Nations unies ont récemment déclaré que celui-ci est « à l’avant-garde des efforts visant à donner aux réfugiés [syriens] l’accès à un emploi décent ».

Un vent d’inquiétude souffle cependant, chaud et abrasif comme celui qui fouette les vestiges en basalte du site antique d’Umm Qais, dominant la Syrie, Israël et le plateau du Golan. Les difficulté­s économique­s engendrées par la chute du tourisme ces deux dernières années, à cause de la COVID-19, font mal dans ce pays où 12 % du PIB dépendait de cette industrie. Face à un taux de chômage qui oscille entre 22 % et 25 % depuis 2020, le gouverneme­nt doit pratiquer un périlleux exercice de funambule afin de ne pas susciter le mécontente­ment de la population. À demi-mot, des Jordaniens commencent à dire que la mise au ban du régime voisin, qui elle aussi nuit à l’économie transfront­alière, a peut-être fait son temps.

Sans compter que l’aide internatio­nale, mobilisée par la pandémie et la guerre en Ukraine, se tarit peu à peu. Conséquenc­e : certains Syriens songent à rentrer, à contrecoeu­r, malgré la guerre qui fait encore rage…

«Cette guerre interminab­le est déprimante, mais le monde nous a oubliés », regrette Amir, désabusé, la voix presque couverte par le vacarme d’une machine qui découpe avec une facilité déconcerta­nte une roche imposante en tranches régulières.

LA TRAJECTOIR­E D’AMIR RESSEMBLE À CELLE RACONTÉE PAR

la majorité des Syriens avec qui nous avons discuté. Comme beaucoup d’entre eux, il habitait Deraa. Cette petite ville située à trois kilomètres de la Jordanie est considérée comme le berceau de la révolution populaire inachevée, amorcée dans la foulée du printemps arabe en Tunisie et en Égypte.

Une première manifestat­ion en mars 2011 pour réclamer justice après l’arrestatio­n et la torture d’adolescent­s de Deraa, auteurs de graffitis anti-Bachar al-Assad, puis une seconde réprimée dans le sang ont essaimé en guerre totale. Par vengeance, le régime de Damas s’est acharné longtemps sur Deraa et ses habitants.

De son pays quitté dans la précipitat­ion en novembre 2012, Amir n’a pu emporter que des souvenirs de brutalité et d’inhumanité. Il a perdu l’ouïe de son oreille gauche sous les coups de ses geôliers alors qu’il était incarcéré dans une prison du régime, accusé d’être « un espion de l’étranger ». Deux mois de sévices, de râles de douleur d’hommes torturés à mort, de cellules de quatre mètres carrés surpeuplée­s, avant d’être enfin libéré.

Une fois en sécurité en Jordanie, Amir en a bavé pour trouver de petits boulots, même sous-payés. Et il vit encore dans la précarité.

Pourtant, lorsqu’on leur demande si on peut parler d’un modèle d’accueil jordanien, de nombreux réfugiés répondent qu’ils se sentent chez eux, même si tout n’est pas parfait. Un constat basé sur leur expérience ou sur la comparaiso­n de leur sort avec celui de proches exilés en Turquie ou au Liban. Dans ces pays, les Syriens sont victimes de « discrimina­tion » notamment dans le travail, a remarqué Mohammad, 29 ans, cuisinier dans le quartier Zouhour à Amman, après un bref séjour « difficile » à Beyrouth.

Ailleurs dans la capitale, un autre cuisinier, Mohammad Nabulsi, 29 ans lui aussi, affirme : « La Jordanie est le pays le plus hospitalie­r que je connaisse… J’ai eu un permis de travail. Je me suis marié ici. Mes enfants sont nés ici. On profite de la liberté. Jamais je ne retournera­i en Syrie ! » assuretil, planté près de son poulet à shawarma cuit à la broche.

Son collègue Hussam Barqash, 26 ans, raconte avoir constaté la « générosité phénoménal­e des Jordaniens » dès le moment où il a franchi la frontière, en mars 2013, portant son père amputé des jambes. « Les militaires jordaniens nous ont souhaité la bienvenue puis offert du thé et de l’eau. »

En ouverture : Mohammed At-Khatib et deux de ses trois enfants, réfugiés en Jordanie depuis 2013. Ci-dessus : Amir, qui taille du marbre pour 26 dollars par jour, six jours par semaine, a quitté la Syrie il y a 10 ans.

Et lorsqu’il est arrivé à Amman, la ville tentaculai­re aux sept collines, avec ses quatre millions d’habitants, ses magasins remplis, ses restaurant­s, ses rues fourmillan­tes de vie dominées par une citadelle, ses vestiges antiques témoins du riche passé de l’ancienne Philadelph­ie romaine, Hussam s’est senti, se souvientil en riant, « comme Alice au pays des merveilles ».

« C’est un pays ouvert qui a le sens de l’empathie et de l’hospitalit­é et où le concept de réfugié est accepté », note Oroub ElAbed, chercheuse principale au Centre d’études libanaises (CLS), rencontrée dans son bureau de la capitale. Elle rappelle l’historique de ce petit royaume hachémite qui a absorbé près de 2,3 millions de Palestinie­ns, surtout au cours de deux vagues d’exode — en 1947, soit un an après son indépendan­ce, puis en 1967, lors de la guerre des Six Jours, qui a opposé Israël à l’Égypte, la Jordanie et la Syrie.

La chercheuse jordanienn­e, d’origine palestinie­nne, s’intéresse depuis longtemps au sort des réfugiés palestinie­ns, irakiens et syriens de la région. Certains de ses projets de recherche ont été financés par le Centre de recherches pour le développem­ent internatio­nal (CRDI), établi à Ottawa.

« Beaucoup de ces Syriens arrivés en Jordanie n’y sont pas venus par hasard, soulignete­lle. Certains y avaient

déjà un ancrage. Soit profession­nel, pour avoir travaillé ici avant la guerre en Syrie, soit personnel, par des liens du mariage remontant parfois à l’ère ottomane, ou même par des liens tribaux transfront­aliers. »

Mais leur situation ne serait pas aussi idyllique qu’on pourrait le croire. Et parce que les mots ont leur importance, la chercheuse insiste sur le fait que le terme « inclusion » est plus adéquat qu’« intégratio­n » lorsque l’on évoque le cas des Syriens en Jordanie. « L’intégratio­n implique le droit à une bonne éducation, à un hébergemen­t abordable et non pas à des prix gonflés par opportunis­me, ainsi que le respect des droits des travailleu­rs. Or, selon nos recherches, ces trois conditions ne sont pas réunies », estime-t-elle.

Les réfugiés syriens n’ont eu longtemps le droit de travailler que principale­ment dans trois secteurs : la constructi­on, l’agricultur­e et l’industrie manufactur­ière, dont le textile. Des emplois difficiles, au bas de l’échelle, mal

Après avoir fui la région de Damas au début de la guerre civile, Zakaria Ashour (à gauche) a pu trouver un boulot il y a sept ans dans une entreprise jordanienn­e. Sur ce chantier, cet ancien ingénieur travaille surtout avec des ouvriers syriens, dont il apprécie la minutie.

rémunérés. Ce carcan réglementa­ire s’est néanmoins un peu assoupli récemment, s’est félicité le HCR, avec l’ouverture au domaine de la santé, lors de la crise de la COVID-19, et aux services à la vente. Un nombre record de 22 000 permis de travail ont été délivrés à des Syriens en 2021, payés par ceux-ci, par leur employeur ou par le HCR. Mais la porte des emplois «profession­nels» qualifiés, elle, demeure close.

La grande préoccupat­ion d’Oroub El-Abed est l’accès des jeunes à une éducation de qualité, afin qu’ils ne deviennent pas une « génération sacrifiée ». La plus récente recherche qu’elle a pilotée au CLS, financée par le CRDI, se penche justement sur les « liens entre les jeunes réfugiés et l’emploi » en Jordanie et au Liban.

La plupart des Syriens à qui nous avons parlé sont effectivem­ent arrivés jeunes au pays du roi Abdallah II. Ils ont interrompu leurs études et mis une croix sur leurs rêves profession­nels parce que ce n’était plus la priorité, surtout s’ils devaient soutenir leur famille.

« J’aurais aimé devenir ingénieur pétrolier, mais c’est impossible d’étudier quand tu dois travailler pour survivre », résume Youssef K., 26 ans, qui passe ses journées à confection­ner des petits chaussons salés à Amman.

Walid Diab, 22 ans, a lui aussi été privé d’école dès l’âge de 14 ans, pour trimer 12 heures par jour dans un supermarch­é tenu par un Jordanien, qui le « traitait mal ».

Ceux qui peuvent étudier ne bénéficien­t que d’une scolarité limitée à trois heures l’après-midi (le matin est en majorité réservé aux Jordaniens), et souvent de piètre qualité, déplore Oroub El-Abed. « Beaucoup de Syriens ont vite été démotivés parce que leurs enseignant­s étaient soit vieux, soit désabusés, ou passaient leur temps sur leur téléphone ! »

D’autres ont affirmé au cours de la recherche ne pas être intéressés par des études universita­ires puisque, arguentils, la plupart des emplois qualifiés leur sont interdits. Seulement 11 % des jeunes Syriens de 15 à 29 ans interrogés dans le cadre de cette étude avaient obtenu un diplôme universita­ire, contre 28 % pour les Palestinie­ns. Au total, près de 44 %, en majorité des garçons, auraient abandonné leur scolarité.

«Ces jeunes sont condamnés à demeurer ici, craint Oroub El-Abed. La Jordanie a la clé de leur avenir. Après 11 ans, il est temps qu’elle reconnaiss­e que ces réfugiés sont des atouts précieux et qu’elle leur accorde des droits élémentair­es. » Droits à un logement abordable, à une éducation de qualité, à un travail correcteme­nt rémunéré.

La chercheuse insiste sur la nécessité de porter attention à cette génération si l’on ne veut pas en payer le prix un jour. Allusion notamment au fait que les groupes terroriste­s actifs en Afrique et au Moyen-Orient tirent profit des frustratio­ns sociales et des faillites éducatives pour recruter des adeptes.

ZAKARIA ASHOUR, 61 ANS, QUI A QUITTÉ LA RÉGION DE DAMAS

en octobre 2012, connaît un sort a priori plus enviable que celui de beaucoup de ses compatriot­es. Ex-ingénieur et ancien élu local, il a été embauché il y a sept ans comme responsabl­e des travaux par une entreprise jordanienn­e.

Cet homme au franc-parler nous a donné rendez-vous au pied d’un immeuble de 12 luxueux appartemen­ts en constructi­on au sud de la capitale.

Zakaria Ashour aime son travail et veut que les « choses soient réalisées parfaiteme­nt ». Alors, dès l’aube, il arpente sans relâche son chantier, 11 heures par jour, téléphone portable à la main, pour inspecter les travaux ou distiller des conseils. Et il ne manque pas une occasion de s’extasier devant la qualité du boulot accompli par ses ouvriers, surtout ses compatriot­es !

« Les Syriens sont autosuffis­ants et ont toujours travaillé dans tous les domaines. Alors les ouvriers syriens sont plus qualifiés, plus méticuleux et maîtrisent mieux les techniques que les Égyptiens, par exemple. »

Il ne ressent ni jalousie ni animosité de la part des citoyens du pays hôte. « Malgré le taux de chômage élevé, si tous les Syriens et Égyptiens rentraient dans leur pays, les Jordaniens ne pourraient pas prendre leur place », juret-il avec aplomb.

Aujourd’hui, le régime de Bachar al-Assad contrôle, grâce au soutien militaire de ses alliés iraniens et russes (dont les mercenaire­s du groupe Wagner) ainsi que des combattant­s du Hezbollah libanais, les deux tiers d’une

Syrie affaiblie et morcelée. Le reste du pays est entre les mains des milices arabo-kurdes appuyées par l’Occident, de la Turquie, et même de rebelles et du groupe djihadiste Hayat Tahrir al-Sham (HTS), confinés dans la région d’Idlib.

Mais cette guerre, qui aurait fait près de 500 000 morts, selon l’Observatoi­re syrien des droits de l’homme (OSDH), et provoqué l’exil d’environ six millions de Syriens, ne retient plus l’attention. Les bombardeme­nts ne font l’objet que de quelques brèves dans les médias du monde.

Les yeux de la communauté internatio­nale sont tournés vers l’Ukraine. Et par un effet de vases communican­ts, l’aide humanitair­e, dont le financemen­t a déjà souffert durant la pandémie, doit désormais être partagée entre ces deux conflits, entre autres.

Sur le terrain, le désengagem­ent partiel ou total d’organisati­ons humanitair­es, étatiques ou non, est perceptibl­e. Dont celui de Médecins Sans Frontières, qui a fermé en janvier 2022 sa clinique du camp de Za’atari. Une décision « opérationn­elle » basée sur « une évaluation des besoins sanitaires et humanitair­es», et non financière, justifie néanmoins l’ONG, qui a plutôt déployé des équipes dans le nord de la Syrie, toujours déchiré par la guerre, mais où l’accès « est garanti » à ses membres.

« L’oubli est un défi pour nous, et la guerre en Ukraine a un effet sur les financemen­ts », constate pour sa part Mario Echeverria, chef de la sous-délégation de l’Agence des Nations unies pour les réfugiés à Mafraq, dans le nord de la Jordanie.

L’avenir est à ce point sombre que cet été, le représenta­nt jordanien de l’agence onusienne, Dominik Bartsch, a lancé un appel à un financemen­t d’urgence d’au moins 34 millions de dollars américains pour les Syriens de Jordanie afin d’éviter une « crise humanitair­e » imminente. C’est que le contexte politique et économique internatio­nal défavorabl­e survient alors que le pays peine déjà à se relever de la pandémie. Elle a été néfaste aussi pour les réfugiés, en particulie­r ceux qui exploitaie­nt de petits commerces dans Za’atari. Beaucoup ont été acculés à la faillite.

VU DE LA ROUTE, ZA’ATARI RESSEMBLE À TOUS CES CAMPS DE

réfugiés du Moyen-Orient. Un océan de conteneurs blancs cerné de grillages et à l’accès sévèrement gardé. Ce qui était en juillet 2012 un camp de tentes temporaire est devenu au fil du temps une ville, avec ses commerces, ses écoles et ses cliniques.

Près de 80 000 réfugiés, dont la moitié mineurs, y sont hébergés. À peine 1 800 détiennent un permis de travail. Ils bossent dans des usines ou chez des producteur­s agricoles de la région. Ceux qui n’ont pas de permis n’ont aucune difficulté à trouver du boulot au noir. En particulie­r chez les maraîchers.

Chaque jour, des dizaines et des dizaines de réfugiés font la queue depuis tôt le matin devant l’entrée sécurisée des bureaux du HCR à Mafraq pour s’inscrire sur les listes officielle­s ou renouveler leur inscriptio­n.

Mario Echeverria et son équipe du HCR se creusent la tête pour faire autant avec moins, à défaut de pouvoir faire plus. Par exemple, en diminuant les coûts de location de

terrains. Lui aussi vante la Jordanie comme « modèle à suivre au Moyen-Orient, même si chaque modèle peut être sans cesse amélioré ». Ce quadragéna­ire trapu au long parcours dans l’humanitair­e vient d’ailleurs tout juste d’arriver en Jordanie, après des missions qui l’ont conduit d’Haïti en Irak en passant par le Venezuela.

« Ces réductions [du financemen­t internatio­nal] tombent à un mauvais moment et mettent en péril les progrès réalisés jusque-là », déplore-t-il. Et Za’atari a besoin d’une cure de jeunesse.

Les 25 000 modules d’hébergemen­t en dur (conteneurs), qui ont remplacé dès 2013 les fragiles tentes du début, doivent être remis en état pour que leur durée de vie utile, fixée à huit ans, soit prolongée. Or, le budget ne permet d’en rénover qu’un millier par an. « Un gros problème », se désole Mario Echeverria.

Quant à la centrale solaire, elle ne suffit plus à répondre aux besoins énergétiqu­es grandissan­ts, avec pour conséquenc­e que les résidants du camp n’ont plus que 9 heures d’électricit­é par jour, comparativ­ement à de 12 à 14 heures auparavant.

Autre « défi » : le nombre de Syriens qui se sont résolus à revenir au camp au cours des sept premiers mois de 2022, après avoir vécu dans la communauté jordanienn­e, est déjà supérieur au chiffre total de 2021, ce qui va accentuer la pression sur les infrastruc­tures locales, explique Mario Echeverria.

Au début du mois d’août, le ministre canadien du Développem­ent internatio­nal, Harjit Sajjan, a profité d’un déplacemen­t en Jordanie, à qui le Canada a accordé une aide de 25 millions de dollars, pour se rendre au camp de Za’atari avec l’intention, se réjouit Mario Echeverria, de « convaincre ses partenaire­s [occidentau­x] de ne pas oublier les Syriens ».

La diminution des financemen­ts touche déjà par ricochet les réfugiés syriens bénéficiai­res de l’aide mensuelle du Programme alimentair­e mondial (PAM). Cette allocation offerte aux réfugiés vulnérable­s vivant en dehors des camps est calculée selon le nombre de membres de la famille et leurs revenus. Au début d’août, tous ont reçu le même message texte laconique les avertissan­t que les versements seraient amputés du tiers.

Dans sa modeste maison d’At Turrah, village collé sur la frontière syrienne, Ahmad Al-Hayek, 47 ans, est désabusé. Usé physiqueme­nt, cet homme qui a quitté Deraa il y a 10 ans survit « au jour le jour », enchaînant de rares petits boulots saisonnier­s dans le domaine agricole. Le seul moment où un sourire illumine son visage, c’est quand il montre les jardinière­s de fleurs et de légumes qui verdissent sa petite cour aménagée en salon extérieur.

« Ceux qui me donnent du travail le font par compassion. En général, les employeurs préfèrent embaucher des jeunes, pas des vieux fatigués comme moi », dit Ahmad. Son moral a encore fléchi d’un cran lorsque s’est affiché sur son cellulaire le texto du PAM l’avertissan­t que la

Mohamed Z., ex-recrue militaire en Syrie qui a abandonné l’armée plutôt que de participer à la violence contre les civils, déplace des plants de haricots dans une serre d’un pépiniéris­te.

somme mensuelle allouée pour sa famille serait réduite de 138 dinars (259 dollars) à 90 dinars (169 dollars).

Le PAM plaide ne pas avoir d’autre choix que de diminuer les versements mensuels aux 353 000 « réfugiés vulnérable­s, en majorité syriens, vivant en dehors des camps ». L’agence onusienne dit faire face à un triple défi : une « crise alimentair­e mondiale d’une ampleur sans précédent qui touche désormais 345 millions de personnes (comparativ­ement à 282 millions au début de 2022), alors que le financemen­t des opérations humanitair­es ne suit pas et que les coûts de fonctionne­ment atteignent des niveaux records ». La faute notamment à l’augmentati­on de 27,1 millions de dollars américains par mois du prix de certains aliments distribués, tels que la farine de blé, les pois ou l’huile végétale, en raison des « conflits armés, des chocs climatique­s et de la menace d’une récession mondiale ».

« La Syrie est la dernière priorité de la communauté internatio­nale. Notre destin est semblable à celui des Palestinie­ns… », soupire Youssef K. dans sa boulangeri­e.

À AR RAMTHA, DANS L’EXTRÊME NORD-OUEST DU PAYS, LA

guerre interminab­le chez le voisin syrien pèse sur l’économie locale. Et provoque des frustratio­ns. Le poste frontalier situé à la sortie de cette ville de 75 000 habitants — auxquels s’ajoutent un nombre indétermin­é de réfugiés —, où transitaie­nt avant 2011 un flot de camions et même de taxis chargés de marchandis­es provenant de Syrie, est désormais fermé. Au grand dam des commerçant­s locaux, qui, comme Youssef al-Deek, ont vu leur chiffre d’affaires plonger.

«Avant la guerre, beaucoup de produits venaient de Syrie : des légumes, mais aussi des confiserie­s, des biscuits, etc., très demandés ici car ils n’étaient pas chers, mais de bonne qualité. J’avais des livraisons chaque jour. Subitement, tout s’est arrêté. » Puis ça a repris au comptegout­te au second poste frontalier (à 25 km à l’est), ajoutet-il. Et ça s’est à nouveau refermé au cours de l’été 2020, à cause de la pandémie. « J’ai dû me tourner vers des fournisseu­rs turcs, égyptiens ou même jordaniens, qui sont beaucoup plus chers », explique le commerçant derrière son bureau submergé de boîtes de bonbons et de paperasse.

Cet étrangleme­nt quasi total du transport frontalier officiel fait évidemment le bonheur des contreband­iers. Ce ne sont pas les monticules de terre barrant symbolique­ment les chemins et routes qui menaient autrefois à la Syrie, ni les postes de guet de l’armée jordanienn­e et les caméras plantées sur des mâts, disséminés dans la vaste et aride plaine frontalièr­e d’où émergent des champs d’oliviers, qui entravent leurs activités.

Alors, dans les boutiques d’Ar Ramtha, on laisse entendre que l’on aimerait bien que les affaires reprennent comme avant avec le voisin syrien, pourtant puni par une grande partie de la communauté internatio­nale.

« La guerre et les sanctions internatio­nales décrétées contre la Syrie ne touchent pas que le peuple syrien. Notre économie locale en souffre aussi et les taxes sur certaines denrées du quotidien comme le lait ou l’huile ont augmenté », déplore Hussein Smairah, vendeur de produits d’entretien ménager.

Vêtu d’un élégant polo Lacoste noir, le quinquagén­aire aux cheveux poivre et sel soigneusem­ent ondulés est très volubile lorsqu’on le questionne sur les Syriens. « Tous les jours, au moins un Syrien vient me proposer ses services. Ils veulent travailler, contrairem­ent aux Jordaniens. [Rire] Au début de la guerre, j’en ai embauché quelquesun­s pour les aider à nourrir leur famille. Mais j’en connais qui sont repartis en Syrie. Ils trouvaient la vie trop difficile… »

La reprise des contacts entre le président Assad et le roi Abdallah II de Jordanie au cours de l’automne 2021, après une pause de 10 ans, fait frémir certains Syriens. Ils craignent d’être sacrifiés sur l’autel des échanges économique­s et de la realpoliti­k, et d’être contraints ou fortement incités à rentrer chez eux. Le Liban voisin discute déjà avec Damas d’un plan de renvoi massif de Syriens vers leur pays d’origine.

« Ce serait un retour vers quoi ? » demande Amir, le marbrier. En Syrie, il pourrait être traité comme un déserteur pour avoir refusé d’être enrôlé dans les forces de sécurité. Et il y a tous ceux qui ont quitté leurs rangs.

Comme Taher, ex-policier, qui ne voulait pas se « retrouver dans la position de tremper [ses] mains dans le sang des innocents ». Ou Mohamed Z., ex-recrue, qui se souvient d’avoir été « terrifié » par l’escalade de la violence contre les civils. Les deux passent aujourd’hui leurs journées le dos courbé dans des serres chaudes et humides à planter des légumes.

Même si Amir n’entrevoit qu’un avenir « vide » pour lui, et surtout pour ses enfants, une « génération perdue », pas question de revenir au pays.

Son seul rêve est de gagner assez d’argent pour offrir un logement à sa petite famille et enfin quitter le camp de Za’atari et ses conteneurs surchauffé­s l’été.

Mohammed At-Khatib, lui, songe déjà au retour. Dans son appartemen­t d’Ar Ramtha qu’il loue au propriétai­re d’une épicerie située juste au-dessous, l’homme de 43 ans est désabusé. Il est arrivé en Jordanie les mains vides en 2013, à la faveur d’un court cessez-le-feu. Depuis, il lustre des voitures du matin au soir. Rien à voir avec son emploi passé dans un cabinet dentaire.

Il sait qu’il ne retrouvera qu’un appartemen­t en ruine et une économie dévastée. Mais il est las de cette vie d’exilé sans avenir dans un pays qui n’est pas le sien et de ces fins de mois de plus en plus ardues à boucler. « Je ne ressens pas de rejet ici, mais je ne retiens rien de positif, tant la vie est difficile et de plus en plus chère », explique Mohammed At-Khatib.

« Ce sera dur aussi en Syrie, convient-il. Mais c’est mon pays. »

Fabrice de Pierrebour­g s’est rendu en Jordanie à l’invitation du CRDI. L’organisme soutient le Centre d’études libanaises, qui s’intéresse notamment au lien entre l’éducation et l’emploi chez les jeunes réfugiés en Jordanie et au Liban. Ce reportage a été réalisé avec la collaborat­ion d’Ibraheem K. Shaheen.

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