Le Magazine de l'Auto Ancienne
Pionnières et rebelles Les premières de l’automobile
UNE MUSTANG POUR QUI ? EN CHIFFRES ET EN COGITATIONS…
Il est généralement admis que quatre véhicules mirent la table pour l’arrivée et le succès de la Ford Mustang : la Chevrolet Corvette, premier coupé sport américain populaire, la Chevrolet Corvair, premier éveil américain face à la Volkswagen Beetle, la Ford Thunderbird, qui inventa le créneau de la voiture personnelle de luxe, et la Falcon, qui brisa le monopole de la grosse automobile américaine.
Du point de vue de la clientèle à conquérir, les besoins en matière de voitures états-uniennes venaient, ainsi, d’être largement comblés, mais il en restait un, et pas des moindres. Voici le récit, en chiffres et réflexions, de ce qui mena Ford à cette grande communion avec une nouvelle génération de conducteurs…
Une jeunesse à l’assaut !
Dans son ouvrage Mustang – 1964-1973 – L’Étalon américain, Alex Tremulis parle de la Mustang comme du « pari fou d’un seul homme qui a engagé sa carrière professionnelle sur une simple intuition ».
En fait, on pourrait émettre comme hypothèse que Lee Iacocca se lança dans le projet de ce premier pony car en se fondant sur trois choses : sa pure intuition, certaines données socio-économiques qu’il avait déjà en main, et d’autres dont il n’avait peut-être pas nécessairement connaissance… Au plus profond de la genèse de la Mustang, il y eut certainement une « motivation Beetle ». L’arrivée de cette Volkswagen piqua Ford autant qu’elle lui fit entrevoir un marché qui n’était pas encore vraiment comblé par l’automobile américaine. Ainsi, Robert McNamara, pendant son court séjour à la tête de la firme, commanda une étude pour mieux saisir les raisons des Américains à se procurer la célèbre Coccinelle. La conclusion : une voiture compacte d’un poids inférieur à 1 090 kg pourrait être une tentation pour les acheteurs de la petite Volks. Parallèlement, Ford en arriva à cet évident constat que les enfants du babyboom, ayant grandi et s’imposant donc comme une future génération de conducteurs, allaient avoir besoin d’une automobile qui leur ressemble.
La Falcon 1961 était bien loin de répondre à ce besoin… Il apparut rapidement que cette voiture ne ferait jamais rêver ces nouveaux adultes voulant se détacher des valeurs familiales traditionnelles, et, de plus, entraînés dans la spirale d’une société de consommation en plein essor. D’ailleurs, Iacocca haïssait la Falcon parce qu’elle représentait tout le contraire de ce qu’il aimait dans l’automobile !
Cette différence de goûts entre les enfants et leurs parents pourrait aussi avoir été stimulée par l’accroissement de la scolarisation, avec une nette tendance vers les cycles supérieurs.
En 1960, environ 3 ½ millions des Américains aux études étaient inscrits dans des collèges, et l’on prévoyait que ce nombre allait passer à 7 millions dans la décennie suivante. Il fut également estimé que la jeune clientèle avec des cours universitaires serait disposée à payer davantage pour une automobile. De plus, en 1964, il apparaîtra que si seulement 19 % des Américains avaient fait une scolarisation de niveau collégial, cette frange n’en représentait pas moins de 46 % des acheteurs de voitures neuves aux États-Unis. Plus globalement, de 1946 à cette année 1964, 79 millions d’Américains s'ajoutaient à la population états-unienne. Dans cette perspective, la génération des 15-29 ans était destinée à augmenter de près de 40 % de 1960 à 1970. Dans cette foulée, la clientèle potentielle des 20-24 ans était vouée à croître de 50 % dans les années 1960, cela se traduisant par une estimation voulant que la tranche d’âge des 18-34 ans compterait éventuellement pour 50 % de l’accroissement des ventes d’automobiles dans cette même décennie. Voici qui faisait beaucoup de jeunes adultes fantasmant un véhicule dans lequel ils se reconnaîtraient ! Une étude détailla cet avis et précisa les souhaits de cette clientèle à venir.
Pour la séduire, la voiture, outre sa petite taille, devrait être manoeuvrable, facile à stationner. Il apparut également que si 9 % des 25 ans et plus aimaient le levier de vitesses au plancher, 36 % des 25 ans et moins l’adopteraient volontiers. Pareillement, les sièges baquets n’étaient prisés que par 13 % des 25 ans et plus, mais par 35 % des 25 ans et moins. Une autre enquête, menée dans huit villes américaines, montra que 15 % des jeunes rendus à une vie de couple recherchaient ce type de sièges, alors qu’ils étaient 42 % à l’apprécier avant d'adopter une vie plus rangée.
Bref, au bout du compte, la future voiture pouvant répondre à tous ces désirs relativement spécifiques se devrait d’être une sorte de « specialized car », une voiture ciblée, correspondant à une tranche d’âge, certes vaste quantitativement, mais assez strictement délimitée.
Cela étant, une certaine évolution de l’économie aidera ce nouveau marché à émerger, et même élargira la clientèle potentielle de la future Mustang.
Déjà, en 1959, 1 million de familles américaines pouvaient s’offrir deux voitures, voire trois. Par contre, chiffré différemment, le phénomène demeurait marginal, comme l’indique le fait qu’en 1960, si 80 % des familles avaient au moins une automobile, seulement 15 % s'en payaient deux. Pourtant, l’élan vers l’acquisition d’un deuxième véhicule aura été renforcé par le Congrès américain qui, en 1964, entérina une baisse de taxes qui permit au revenu familial d’augmenter. Ce coup de pouce se refléta dans le marché de la deuxième voiture : en 1964, le nombre de propriétaires de deux automobiles ou plus passa à 13 millions, et en 1967, 2 millions de foyers américains en arriveront à posséder trois voitures !
Ces données, objectives, sont synonymes de rationalité, mais voici une autre étude, datant de 1963 et effectuée par Ford, qui fit entrevoir une certaine part d’irrationalité dans le créneau qu’allait combler la Mustang…
Une invitation fut lancée à cinquante-deux couples, ayant des préadolescents et ne conduisant qu’une automobile, afin qu’ils viennent partager leurs avis sur une
version préproduction de la future compacte, présentée au Design Center. Tous se montrèrent enthousiastes à son endroit, mais durent convenir qu’elle serait peu pratique compte tenu de leurs besoins familiaux. Quand on leur demanda ensuite d’estimer le prix de vente de la Mustang, ils fournirent un montant de 1 000 $ plus élevé que celui auquel Ford prévoyait offrir son pony car. Informés de cette méprise, les jeunes couples voulurent aussitôt revoir de plus près la Mustang et tous commencèrent à se trouver des raisons pour l’acheter, opinant que finalement, elle pourrait quand même combler leurs exigences ! Paradoxalement, malgré ces renseignements prometteurs, il semblerait, selon une source, que l’étude générale du marché, qui se poursuivit tout au long de 1963, n’allait pas entièrement dans le sens qu’espérait Iacocca. D’ailleurs, à l’automne de cette même année, un groupe spécial fut chargé de réviser toutes les décisions relatives à la conception de la Mustang.
Iacocca dira qu’il voyait en son pony car
une voiture qui « permettra à nos clients de satisfaire leurs envies en fonction de leurs besoins, de leurs désirs et de leur portefeuille », un véhicule qui saura atteindre tout le monde sans distinction de sexe ou d'état civil, d’âge ou de génération, de profession ou de vocation.
Pareillement, si l’on dira que la Mustang fut initialement vue comme un « cheval libre » (dira Benjamin Cuq dans Mustang passion),
ce qui en préfigurait peut-être un usage à tangente rebelle, la Mustang fut rapidement surnommée « Thunderbird du pauvre », alors que Ford la qualifiera de « Thunderbird de l’homme au travail », tandis que Iacocca dira plus tard : « we need a poor man’s Thunderbird ». Pour sa part, Bob Casey, ancien conservateur du Musée Henry Ford, soutient que Iacocca souhaitait « quelque chose qui serait sportif mais pas une voiture de sport ». Par contre, vers la fin de la décennie, Carroll Shelby traitera la première Mustang de « voiture de secrétaire » pour justifier sa version plus musclée du pony car ; mais bon, au début des années 1960, des prévisions socio-économiques solides laissaient entrevoir une clientèle plus générale.
Le projet, les cogitations secrètes
Cette prise en compte du marché potentiel de la Mustang à venir, et le mélange de certitudes et d’incertitudes dans lequel semble avoir nagé Iacocca, a manifestement beaucoup imprégné les réflexions du comité de conception formé en secret, en 1961, par Iacocca. Il faut dire que Ford sortait tout juste, fin 1959, du désastre financier de l’Edsel, ce qui donne à penser que proposer une nouvelle voiture pour une clientèle pas encore clairement confirmée, bien que facilement prévisible, revenait visiblement à marcher sur des oeufs ! Ce comité fut surnommé « The Fairlane Commitee » par renvoi à l’Hotel Fairlane Inn., à Dearborn. C’est dans l’une des salles à manger privées de cet établissement qu’Iacocca réunit, pour des séances de remue-méninges, le vice-président de Ford, divers cadres supérieurs, des planificateurs de produits... La discrétion imposée fut jugée nécessaire notamment parce que lors de la présentation du projet à Henry Ford II, ce dernier n’eut d’autre réaction que de quitter la rencontre en claquant la porte… Une telle idée était ainsi considérée a priori comme une hérésie. De surcroît, Iacocca dira, des participants à ces rencontres : « mes gars étaient talentueux, mais ils n'étaient pas toujours les personnes les plus populaires de l'entreprise »… Il valait donc mieux qu’on ne les surprenne pas en train de travailler sur quelque chose dans le dos de la haute direction !
Tout ce beau monde réfléchit ainsi à ce que pourrait être la « voiture de jeunesse » espérée par Iacocca.
En parallèle, il existait entre les constructeurs automobiles américains un accord officiel selon lequel ils ne devaient pas entrer en concurrence les uns avec les autres en matière de compétition automobile. Ford annula son non-engagement, ce qui ouvrit la porte au programme Total Performance, soit cette campagne devant publiciser les performances des Ford dans le sport automobile, médiatisation qui se développera beaucoup à partir de 1963. Dans cette foulée, le premier sujet des rencontres du Fairlane Commitee visait à rendre plus sportive la Falcon, réflexions qui mèneront aux Falcon Sprint et Futura, Falcon qui constituera la base mécanique de la Mustang, qui en reprendra aussi la configuration 4 places, remarquée dans la Corvair Monza...
« Papa, tes voitures sont nulles, vraiment pas excitantes », et que « c’est ce qui a tout déclenché »…
Au bout de ce processus, l’on définit d’abord une clientèle cible quadruple : les familles ; les femmes désirant une automobile demandant peu d’entretien ; les jeunes à revenus modestes ; les sportifs. On établit ensuite ce portrait-robot de la future Mustang : poids maximal de 1 100 kg ; prix de vente sous les 2 500 $ ; un coffre court et un capot long (pour donner à penser qu’il contenait un gros moteur) ; modèle de base avec des options. Ces quatre perspectives se retrouveront synthétisées dans cet avis d’Iacocca, qui jugera que « le marché des voitures compactes est le reflet du goût de la jeunesse américaine », le terme jeunesse visiblement entendu au sens large.
Les démarches pour le financement de la poursuite du projet suivirent. Iacocca voulait 75 millions… et il en récolta entre 40 et 45 en retour de son engagement à présenter la voiture à la Foire internationale de New York prévue pour avril 1964. L’octroi de ces fonds sera confirmé en septembre 1962, avec un début de production officielle pour le 9 mars 1964.
Et voilà le projet, T-5 de son nom de code, enfin lancé pour de bon…
Épilogue, confirmation des attentes…
La Mustang fut officiellement montrée au public à New York le 17 avril 1964, par Henry Ford II. Le premier pony car de l’histoire se retrouva, ce jour-là, chez les concessionnaires Ford partout aux États-Unis, et résultat, 22 000 trouvèrent acheteurs avant la fermeture des détaillants.
Certains récits courent quant à des réactions assez extrêmes de la clientèle et du public… Chauffeur de camion si distrait par la Mustang qu’il passa à travers la vitrine d’une salle d’exposition où elle était présentée. Verrouillages des portières des Mustang parce que trop de visiteurs voulaient s’y asseoir en même temps. Impossibilité d’abaisser la plate-forme exhibant la voiture à cause de la présence de gens surexcités en dessous. Client dormant dans sa Mustang en attente que son paiement soit confirmé...
Seigneur, encore un peu et l'on aurait rapporté la visite de martiens évadés de l’Area 51… Et puis, bien sûr, il y a Gail Wise. Citoyenne de Chicago, elle aurait été la première personne à repartir d’un détaillant au volant d’une Mustang, le 15 avril, oui, deux jours avant l’ouverture officielle des concessionnaires. L’opportunisme et l’avidité d’un vendeur prirent ainsi Ford de vitesse qui souhaitait un dévoilement plus formel et spectaculaire. On ne sait pas ce qui est advenu du vendeur par la suite, il a peut-être été kidnappé par les martiens, Gail Wise, pour sa part, représentait parfaitement l’un des segments de la clientèle visée : célibataire ; instruite et institutrice ; devant commencer une carrière, en guise de premier boulot, de mannequin à New York ; âge, 22 ans… Elle dira : « je me sentais comme une vedette de cinéma ». Paradoxalement, même en 1979 et avant de remiser sa Mustang pendant 27 ans, Gail Wise n’aura pas su qu’elle avait été la première acheteuse, toute officieuse, de la Mustang ! Du reste, les statistiques des ventes qui suivront seront sources de leçons rassurantes. 100 000 Mustang seront fabriquées dans les 4 premiers mois. Selon Iacocca, 4 millions d’intéressés visitèrent les concessionnaires dans la seule fin de semaine du 17-19 avril 1964. Au bout des 12 premiers mois, 417 000 Mustang furent produites. Cela étant, décortiquons ces chiffres.
15 % des premiers acheteurs montraient un revenu annuel de 15 000 $ ou plus, et 52 % avaient dans leur cursus scolaire des études de niveau collégial, 38 % de niveau plus élevé. L’âge moyen de cette série initiale d’amateurs était de 31 ans, dont la moitié se plaçait dans la tranche d’âge 20-34 ans, alors que 16 % des acquéreurs avaient entre 45 et 54 ans. Environ 1/3 de ces heureux clients étaient célibataires, ce qui signifie donc que les 2/3 étaient mariés, avec ou sans enfants, ce qui confirmait pleinement les conclusions de l’enquête menée avec cinquante-deux couples... Au-delà de tous ces chiffres, l’historien Colin Comer dira de la Mustang qu’elle fut l’équivalent automobile des Beatles, qu’elle constitua « une tempête parfaite ». Nul doute que l’intuition obstinée, d’un homme, et les prévisions chiffrées avérées d’autres hommes, auront permis à ce premier pony car de changer à jamais la météo de l’industrie de l’auto !