Bilinguisme de concession, bilinguisme d’adhésion
Voici quelques semaines, la Cour suprême du Canada a majoritairement décidé que les provinces de la Saskatchewan et de l’Alberta n’avaient aucune obligation légale de se préoccuper de bilinguisme. Cette décision du plus haut tribunal du pays n’a même pas provoqué une mini-tempête provinciale dans un verre d’eau canadien.
La cause était celle de Gilles Caron, un camionneur albertain originaire du Québec qui avait reçu en 2003 une contravention uniquement rédigée en anglais. L’homme est convaincu que le Canada est officiellement bilingue. Son périple juridique de cour en cour aura duré 12 ans avant que le verdict final ne tombe.
Le Canada est effectivement officiellement bilingue depuis 1969, depuis que le Québécois Pierre Elliott Trudeau a mis toute sa volonté politique dans la balance pour que les Canadiens anglais commencent à accepter que les Canadiens français ne mènent pas un combat d’arrière-garde en continuant à parler français. Admettre les bienfaits politiques du bilinguisme a été douloureux et le reste encore dans certains quartiers. Bientôt un demi-siècle plus tard, il est loin d’être sûr que la logique de l’unilinguisme appartienne vraiment au passé.
L’explication en est simplissime : la Loi sur les langues officielles n’a pas consacré une volonté populaire en faveur de la reconnaissance de l’autre. Elle a été comprise comme une nécessaire et pénible concession faite aux Canadiens français du Québec qui venaient de se déclarer québécois et qui agitaient la menace du séparatisme. Bien que dans certains milieux une réelle acceptation du bilinguisme est entrée dans les moeurs, le Canada continue de vivre fondamentalement en bilinguisme de concession par exigence d’unité nationale.
Il va de soi que les juges du plus haut tribunal canadien sont très conscients de cette évidence. Il n’est pas non plus utile d’éclairer ces éminents juristes sur les réalités provinciales : la seule des dix provinces officiellement bilingue est le Nouveau-Brunswick, depuis la Loi constitutionnelle de 1982 et grâce à la volonté du premier ministre néo-brunswickois d’alors, Richard Hatfield. Et ce n’est pas encore la fête tous les jours entre les Acadiens et les tenants de l’unilinguisme.
N’en déplaise à Gilles Caron et sa conception du Canada officiellement bilingue, la Cour suprême du Canada n’a envisagé son cas que sous l’angle provincial. Pour les avocats de la défense, la cause Caron paraissait néanmoins jouable puisque la Terre de Rupert (le futur Ouest canadien), connaissait une mesure de bilinguisme.
Mais là encore il s’agissait d’un bilinguisme de concession : la Hudson’s Bay Company avait été obligée de tenir compte des Métis canadiens-français, au fond les véritables maîtres du pays, du fait qu’ils pouvaient au besoin s’imposer par la force. Avec Louis Riel à leur tête, ils l’ont bien prouvé en 1869-1870. Ils ont obtenu d’Ottawa, outre la création d’une province qu’ils ont choisi d’appeler Manitoba, les mêmes concessions religieuses et linguistiques que celles accordées aux Canadiens français du Québec en 1867.
Mais six de neuf juges suprêmes ont refusé de reconnaître que ces concessions s’appliquaient aussi au reste des Territoires du NordOuest, seulement érigés en provinces à part entière en 1905 sous les noms de Saskatchewan et Alberta. Peu importe que la défense ait invoqué la Proclamation royale de 1869 qui promettait à la population des Prairies le respect de leurs droits et privilèges civils et religieux. Aux yeux de la défense, la promesse royale contenait les droits linguistiques. Il a suffi aux juges majoritaires d’affirmer que ces droits linguistiques devaient être mentionnés explicitement.
Quand on sait à quel point ces droits avaient été explicitement concédés par Ottawa aux Métis (article 23), les réticences des juges deviennent aisément compréhensibles. Leur message est tout aussi clair : au plan provincial, il est extrêmement difficile d’imposer en 2015 un bilinguisme de concession désavoué puis tombé en déshérence. Dit encore autrement, de fins juristes, même bien intentionnés, n’ont pas le pouvoir de transmuter un bilinguisme de concession, si souvent vécu comme un bilinguisme d’imposition, en bilinguisme d’adhésion.