La Liberté

« Ici, on m’a rendu mon humanité »

- Barbara GORRAND presse3@la-liberte.mb.ca

Alors qu’une nouvelle vague de réfugiés syriens est attendue au Manitoba, La Liberté est allée à la rencontre de Mohammed, arrivé parmi les premiers à Winnipeg l’hiver dernier.

Il remonte ses lunettes sur son nez. Replace posément ses mains l’une sur l’autre. Et plonge son regard dans celui de son interprète, guettant sans cesse son assentimen­t. Comme s’il craignait d’en dire trop, ou pas assez. Comme si, finalement, il ne savait encore que faire de cette liberté de parole retrouvée. Mohammed a 34 ans. Il taira son nom de famille, pour protéger ses proches restés « là-bas », en Syrie. Dans ce pays de cendres, de sang et de larmes où, pourtant, il a un jour été heureux. Sa maison, c’était Deraa, cette cité antique du sud du pays, berceau du soulèvemen­t syrien en 2011, parmi les premières à être assiégées par l’armée de Bachar el-Assad. Des évènements que Mohammed suit alors avec angoisse, depuis le Qatar où ce chef cuisinier dirige un restaurant. « Je me suis dit qu’il fallait que je rentre, que je sorte ma femme de là. Mais le temps que j’arrive, ce n’était plus une révolution violemment réprimée. C’était la guerre. »

La guerre et son cortège d’horreurs qui condamnent Mohammed et sa famille à survivre, au jour le jour, à la merci des bombes qui égrènent les heures. Et explosent avec elles les rêves de fuite, comme autant de bulles de savon. Deux ans. Deux longues, interminab­les années, Mohamed, sa femme et leur fils encore nourrisson resteront terrés dans un immeuble à moitié éventré, à se demander si chaque journée sera la dernière. « Il y a des choses que jamais je ne pourrai oublier. »

Les mains de Mohammed s’agitent tout à coup, sa voix s’anime, son ton se fait pressant. « Je me souviens de la faim, pendant le Ramadan. Il n’y avait plus de trêve, les bombardeme­nts ne s’arrêtaient plus, pour nous empêcher de sortir chercher à manger. Pour nous faire littéralem­ent mourir de faim. Et puis, il y a eu ce jour où mon fils de neuf mois à peine a vu une bombe tomber juste devant la maison et, en hurlant, est parti à quatre pattes se cacher sous l’escalier. C’était devenu son univers, il était conditionn­é par la terreur. L’expression sur son visage restera gravée en moi à jamais. Je me suis dit qu’il fallait fuir, coûte que coûte. »

Jetés sur les chemins tortueux de l’exil, Mohammed et sa famille arriveront en Jordanie, pays de transit qui verra naître leur petite fille, et où Mohammed trouvera un travail dans la restaurati­on rapide. Jusqu’à ce coup de téléphone libérateur : la famille fait partie des 20 % de réfugiés parrainés par le gouverneme­nt canadien pour faciliter leur installati­on au pays.

Mohammed en sourit encore : « Depuis que j’ai 10 ans je rêve du Canada, le pays du droit, où il est possible d’étudier, de travailler… Alors évidemment, on a accepté tout de suite. On a fait toutes les démarches, et on est monté dans l’avion. Là, pour la première fois depuis la guerre, je me suis senti redevenir humain. Non plus l’esclave des autres, l’esclave des évènements, mais un être humain.»

Après une étape d’une nuit à Toronto, le 20 décembre 2015, c’est l’arrivée à Winnipeg pour Mohammed, sa femme, son fils, sa fille. Et son sourire redécouver­t. Un sourire que ni le froid, ni les heures d’avion, ni l’incongruit­é de cette nouvelle contrée si étrange à ses yeux ne parviendro­nt à effacer. « On nous a équipés de manteaux, on nous portait nos valises, comme si nous étions des princes! Je me suis senti en paix et protégé. Les équipes de l’Accueil francophon­e nous ont accompagné­s depuis notre arrivée et ne nous ont pas lâchés depuis. Ils nous ont réappris à vivre. »

Parce que c’est bien d’une renaissanc­e qu’il s’agit. Trouver un logement, comprendre les méandres du système de transport, trouver un médecin, savoir où acheter des aliments halal, inscrire les enfants à l’école… Autant d’obstacles que la petite famille parviendra à franchir les uns après les autres.

Aujourd’hui, près de dix mois après son arrivée, seule subsiste la barrière de la langue. Mais elle ne devrait pas résister longtemps à la déterminat­ion de Mohammed.

« Mon fils a maintenant 5 ans, il va à la pré-maternelle en anglais, ma fille de 2 ans est à la garderie, nous prenons des cours d’anglais avec ma femme, et je m’implique pour aider les autres réfugiés syriens qui arrivent en attendant de pouvoir travailler. On ne vit plus dans la peur. Pour tout cela je ne remerciera­i jamais assez la communauté de Winnipeg, qui m’a rendu mon humanité. Peut-être qu’un jour je pourrai me dire qu’ici, c’est chez nous. »

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Photo : Barbara Gorrand Face à Aouatif Rhoualem, son interprète, Mohammed se remémore la guerre en Syrie.
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