Les paradis fiscaux à découvert
« Si nous avions des représentants publics qui croyaient à l’État de droit, ils verraient les paradis fiscaux comme des adversaires de l’État de droit, et non comme des partenaires! » s’exclame Alain Deneault, qui donnera trois conférences à Winnipeg. Son plus récent livre s’appelle Une escroquerie légalisée. (1)
Alain Deneault est directeur de programme au Collège international de philosophie à Paris. Il a été invité à Winnipeg par l’Association des professeurs et professionnels de l’Université de Saint-Boniface (APPUSB), dans le cadre d’une tournée organisée par Oxfam-Québec.
En avant-première de la conférence, Alain Deneault
explique la problématique à laquelle il proposera des solutions.
La question s’impose : c’est quoi un paradis fiscal?
Le paradis fiscal est un pays ou territoire dans lequel les lois sont complaisantes. Elles permettent l’évasion ou l’évitement fiscal, en prévoyant un taux d’imposition nul ou quasi nul sur les activités qui y ont lieu, en plus de l’opacité des informations sur les titulaires. Aux Bahamas ou en Irlande, par exemple, quand on crée une structure et qu’on y enregistre des actifs, on sait que ces actifs ne renvoient à aucune activité réelle, économiquement parlant. Il n’y a pas d’usines, d’investissements dans le personnel, dans le savoir-faire. On fait simplement créer une boîte aux lettres, une structure dans laquelle on délocalise les actifs, pour éviter de payer des impôts là où il y a de l’activité économique réelle.
Vous soutenez que ce n’est pas une question politique de gauche ou de droite…
La question des paradis fiscaux est transversale sur l’axe gauche-droite. C’est-à-dire que de l’extrême gauche au centre droit, que l’on soit socialiste ou conservateur, on a des raisons de se préoccuper des paradis fiscaux, et de ce que j’appelle plus largement la législation de complaisance.
Aujourd’hui ce qu’on doit comprendre, c’est qu’un acteur puissant sait où inscrire ses activités économiques dans le monde pour éviter la loi. La loi ne s’applique tout simplement pas aux puissants.
Année après année, des dizaines de milliards de dollars quittent le territoire canadien. Des multinationales actives au Canada coordonnent des entités offshore pour faire en sorte qu’à la fin de l’année, l’entreprise qui a eu un volume d’activité importante puisse dire au fisc : Oui, j’ai eu un chiffre d’affaires impressionnant, mais voyez comme mes filiales me coûtent cher! On me demande de verser des honoraires, des redevances pour utiliser ma propre marque, mon système de marketing…
Expliquez l’effet concret des paradis fiscaux sur un pays…
L’existence de paradis fiscaux représente une spirale infernale, alors c’est difficile de chiffrer les milliards qui manquent chaque année. Mais c’est plus grave que ça encore. Je m’explique. Une multinationale, par définition, est un réseau d’entités, une myriade d’entités même. CocaCola, par exemple, n’est pas une structure unie. Ce sont des centaines et des centaines de structures qui portent le nom Coca-Cola dans le monde.
Ces structures-là sont indépendantes en droit. Donc elles peuvent s’endetter entreelles, s’envoyer des factures. La multinationale, c’est seulement la somme de l’activité de toutes ces structures-là.
Ainsi les multinationales peuvent coordonner l’activité de leurs structures de façon à ce que les entités qui engrangent beaucoup de profit reçoivent des factures de la part d’entités qui, elles, sont dans des paradis fiscaux, où le taux fiscal est nul.
Pour un pays donné, est-ce qu’il y a un effet de nivellement par le bas sur les taux d’imposition des entreprises, afin de retenir le capital?
C’est là un deuxième coût des paradis fiscaux. Les États cherchent à retenir le capital qui reste, en l’imposant moins, en imitant les paradis fiscaux. La taxe sur les entreprises au palier fédéral au Canada était de 38 % en 1991. Maintenant il se situe à 15 %.
On a aussi augmenté le soutien public aux entreprises privées avec des subventions à la création d’emploi, des subventions à la recherche et au développement. Sans oublier le financement de l’université à partir de fonds publics, alors que très souvent les programmes sont orientés en faveur du secteur privé.
Comme à la fin de l’année l’État n’arrive pas à boucler le budget parce qu’il n’impose pas assez le capital, il emprunte au capital les fonds qu’il ne lui impose pas. C’est le monde à l’envers! Ce sont les contribuables qui en sont réduits à financer le capital pour qu’il permette à l’État de payer des services publics minimaux, au lieu que ce soit l’inverse.
Ce qui est choquant dans tout ça, c’est que les entreprises privées et les institutions financières ont besoin des infrastructures publiques pour se développer. Routes, système santé, système d’éducation, sans parler de la police, de l’armée, du système juridique…
(1) Alain Deneault donnera une conférence en anglais à l’Université du Manitoba le 12 octobre, et deux conférences en français à l’Université de Saint-Boniface, le 13 octobre. La première est à 8 h 30 (Salle académique)et la seconde à 19 h (Salle Martial-Caron).