La Liberté

SELINGER À COEUR ENTR’OUVERT

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Sitôt élu député provincial, il a été ministre des Finances, et responsabl­e des Affaires francophon­es. Au départ de son patron Gary Doer, il est devenu Premier ministre. Pour la première fois simple député depuis le 19 avril dernier, Greg Selinger partage sa perspectiv­e sur les hauts et les bas de la vie politique.

Il était depuis 16 ans à l’avant-scène de la vie publique manitobain­e comme ministre des Finances et ensuite Premier ministre et toujours ministre des Affaires francophon­es. Le député de Saint-Boniface qui a survécu à l’échec électoral des néo-démocrates découvre les plaisirs d’être simple député. Greg Selinger s’est entretenu à bâtons rompus avec Daniel Bahuaud.

Depuis que vous êtes redevenu simple député, vous semblez être plus à l’aise…

Oui. Il n’y a aucun doute. Je suis plus à l’aise. La politique commence au niveau local. Et je suis heureux de pouvoir consacrer plus de temps aux questions locales. De pouvoir rencontrer les gens du voisinage et parler de leurs préoccupat­ions. Ça fait du bien d’être davantage connecté à leur réalité. Je prends plaisir à visiter les organismes locaux. L’autre jour, j’ai visité Les Petits génies, la garderie francophon­e sur la rue Des Meurons, pour encore mieux prendre conscience de ses besoins. En face, de l’autre côté de la rue, il y a une garderie anglophone. La coïncidenc­e m’a plu. Ça m’a rappelé combien c’est beau de vivre à SaintBonif­ace, où il y a un vrai désir de vivre ensemble, dans la diversité. »

Cette ouverture, c’est à cause du bilinguism­e?

Je l’espère. Au minimum, les deux langues alimentent cette ouverture. Quand tu parles français au Manitoba, tu parles aussi anglais. Tu dois considérer aux moins deux perspectiv­es. Ça forme la pensée. Et cette ouverture, tu peux l’appliquer à l’école, pour prendre conscience de la culture des nouveaux arrivants. Tu peux l’appliquer en affaires pour développer des nouveaux marchés. Et tu peux l’appliquer à vie politique, pour trouver des solutions qui aident tout le monde.

Je pense que Saint-Boniface a toujours contribué à cette ouverture, même à l’époque où les Canadiens français étaient très, très présents. Gabrielle Roy parlait des Ukrainiens et des Polonais du quartier, et des Noirs qui travaillai­ent pour les chemins de fer.

Vivre à Saint-Boniface a sûrement joué un rôle dans votre décision de vous lancer en politique…

Certaineme­nt. Mon parcours politique est issu de mon activisme local. Quand mon épouse Claudette Toupin et moi avons acheté notre maison à Saint-Boniface, il y a 38 ans, c’était très difficile d’obtenir une hypothèque à Saint-Boniface. Le quartier était considéré un « risque trop élevé ».

On a réussi à obtenir un prêt d’une caisse populaire. Mais il était clair qu’il fallait faire quelque chose pour améliorer la qualité de vie dans le quartier. C’était ça, ou baisser les bras et déménager.

Et qu’avez-vous fait alors?

Je me suis d’abord engagé à Saint-Boniface, et dans les voisinages les plus pauvres de Winnipeg, en travaillan­t pour établir des coopérativ­es et des caisses populaires.

En 1974, j’avais 22 ans, j’ai aidé à développer le Community income tax service, qui est devenu Community financial counsellin­g services. L’organisme existe toujours, ce qui est pour moi une source de fierté.

On voulait protéger les gens vulnérable­s, et les aider à obtenir les habiletés et les connaissan­ces nécessaire­s pour devenir plus autonomes. À l’époque, il y avait beaucoup de gens pauvres. Ils avaient besoin d’argent, ils étaient à risque d’être ciblés par un certain type d’entreprene­urs. On leur offrait de l’argent comptant rapidement lorsque leurs clients remplissai­ent leur déclaratio­n de revenus.

Le problème, c’est qu’ils gardaient des pourcentag­es énormes de la somme versée par Revenu Canada.

Avec l’appui du gouverneme­nt provincial, on a pu donner à ces gens la possibilit­é de devenir membre d’une caisse populaire, et donc d’emprunter à un taux d’intérêt raisonnabl­e.

Comment la Province vous aidait-elle?

En comprenant qu’on voulait réduire l’exploitati­on des personnes à risque. Des jeunes fonctionna­ires du ministère des Finances nous ont aidés à établir nos coopérativ­es. C’était un bon partenaria­t. Et plus tard, quand j’étais Premier ministre, ces mêmes fonctionna­ires ont travaillé fort pour que notre gouverneme­nt puisse limiter les activités des payday lenders (prêteurs de remise au jour de paye). Ça, c’est une autre forme d’exploitati­on des gens financière­ment vulnérable­s.

J’ai par ailleurs vraiment apprécié l’appui de Maurice Gauthier, l’un des fondateurs de la Société franco-manitobain­e. À l’époque, il était sous-ministre des coopérativ­es pour le gouverneme­nt Schreyer. Notre dialogue a permis la mise sur pied de la Boni Coop. J’étais très heureux de ma collaborat­ion avec sa présidente, Gilberte Proteau. On a tous les deux apprécié le leadership de Maurice Gauthier. Il était très conscient du potentiel positif des coopérativ­es pour le développem­ent local. J’ai vraiment aimé son ouverture.

C’est donc comme ça que vous avez pris conscience du rôle pratique d’un gouverneme­nt dans le développem­ent communauta­ire…

L’expérience m’a définitive­ment ouvert les yeux. J’ai compris que les efforts d’organismes et d’activistes communauta­ires peuvent être mieux réalisés si le gouverneme­nt s’investit comme le partenaire du leadership local. Cette prise de conscience m’a donné le goût de me présenter comme conseiller municipal de Saint-Boniface à la Ville de Winnipeg. C’était en 1989. Je faisais partie d’un mouvement réformiste, Winnipeg Into the 90s. Et quand j’ai été élu député provincial de Saint-Boniface en 1999, c’était dans un même esprit d’activisme. On estimait qu’après 12 ans de gouverneme­nts conservate­urs, le temps était venu de proposer des idées plus réformatri­ces.

Qu’est-ce que vous vouliez réformer en 1999?

D’emblée, c’était clair qu’il fallait améliorer la qualité des soins médicaux dans nos hôpitaux. C’était l’époque de la « médecine de couloirs ». Avant ma vie politique, j’avais siégé au conseil d’administra­tion de l’Hôpital Saint-Boniface. Mais c’est comme patient que j’ai été vraiment convaincu qu’il fallait passer à l’action. Je m’étais brisé une épaule. J’ai pu constater moimême les conditions à l’hôpital. Député, j’avais la possibilit­é de m’engager plus efficaceme­nt.

Surtout que le Premier ministre Gary Doer vous a tout de suite nommé ministre des Finances…

J’avais l’expérience. J’avais présidé le Comité des Finances et de l’Administra­tion de la Ville de Winnipeg. Et j’avais beaucoup d’expérience au Comité exécutif de la Ville.

Et puis aux deuxième et troisième cycles universita­ires, j’avais étudié à fond le rapport entre le financemen­t des programmes sociaux au Canada et son impact sur la santé, l’éducation et l’économie.

Vous aviez la confiance de Gary Doer?

Oui. On formait une bonne équipe. Quand on avait des différence­s d’opinion, on en discutait ouvertemen­t. On arrivait à des compromis.

J’avais un autre avantage, celui de présider le Conseil du Trésor. Ce poste m’a beaucoup aidé à avoir une vue d’ensemble, une perspectiv­e sur tous les programmes du gouverneme­nt. Ça m’a encouragé à faire avancer les dossiers de manière responsabl­e sur le plan financier.

Les défis ne manquaient pas comme ministre des Finances…

C’était surtout pour moi le défi d’équilibrer compassion, appui aux personnes vulnérable­s avec une gestion responsabl­e de la bourse publique. Il faut analyser les cycles économique­s. Quand le budget est équilibré plusieurs années d’affilée, ça permet de réduire les coûts associés aux intérêts sur la dette publique. On peut réduire la dette. Et ça donne la possibilit­é de faire avancer d’autres projets.

Un cycle de budgets équilibrés permet la possibilit­é d’accepter un déficit, de manière stratégiqu­e, pour stimuler l’économie. Lors des dernières années au pouvoir, on a versé de l’argent dans les infrastruc­tures, les écoles et les programmes sociaux. Côté services, ça a aidé le public. Et on a pu assurer une croissance économique solide. Il faut dire qu’on avait l’avantage de taux d’intérêts très bas. En 2016, l’intérêt sur un emprunt est à 5,5 %. En 1999, quand le NPD a été élu, le taux était à 13,5 %.

Il y a évidemment des dossiers dont vous êtes fier de l’aboutissem­ent…

Est-ce qu’on abouti jamais? Disons qu’on a beaucoup investi dans l’éducation. On a construit ou réaménagé beaucoup d’écoles au cours de nos 16 ans et demi au pouvoir. Et on a construit des garderies attenantes. Les élèves, parents et commissair­es de la DSFM en savent quelque chose.

De plus, on a développé des nouveaux programmes, ciblé les métiers et réduit le nombre d’élèves par salle de classe. Ça encourage la réussite scolaire. C’est donc un investisse­ment qui a des effets positifs immédiats, et qui pourrait aussi faire une différence énorme à long terme.

Les militants néo vous ont élu chef en 2009, et vous avez tout de suite succédé à Gary Doer. Quelles sont les qualités requises pour être Premier ministre?

Un Premier ministre doit faire avancer les dossiers qui aideront les Manitobain­s. Surtout ceux qui sont vulnérable­s, en difficulté, à risque.

Pour y arriver, il doit être rassembleu­r. Malgré les différends politiques, il faut respecter la personne. Le monopole de la vérité n’appartient à aucun des deux côtés de l’Assemblée législativ­e. Tous les députés, qu’ils soient du gouverneme­nt ou de l’opposition, sont là pour appuyer les Manitobain­s. Alors il y a toujours un dialogue. Parfois, on réussit ensemble, comme dans le cas de la Loi sur l’appui à l’épanouisse­ment de la francophon­ie manitobain­e.

Vous aviez trouvé un terrain d’entente avec la Loi 5?

Oui. Quand notre gouverneme­nt a d’abord proposé le projet de loi 6, j’ai placé l’accent sur l’inclusion et le respect d’autrui. J’ai rappelé qu’il était essentiel d’ouvrir la voie de la bonne entente. Je voulais que le projet de loi soit rassembleu­r.

Le gouverneme­nt Pallister, à son crédit, a compris le besoin de cette loi. Et il l’a déposé à nouveau, sitôt les élections passées. J’ai milité pour un vote unanime. C’est ce qu’on a eu. Et tant mieux. Comme ça, le message est clair. Ce sera beaucoup plus difficile de faire marche arrière, et de revenir au temps de la crise linguistiq­ue, lorsque les politicien­s avaient placé leurs intérêts au-dessus des autres. Dans ce cas-ci, l’intérêt des francophon­es. Mieux vaut maintenant regarder en avant et mettre l’accent sur la réconcilia­tion et l’épanouisse­ment.

Cette volonté de rassembler a été pourtant durement éprouvée en octobre 2014, quand cinq de vos ministres ont réclamé votre démission…

C’est vrai. J’ai vécu beaucoup d’émotions fortes, croyez-moi. C’était stressant. Mais en bout de ligne, je me suis dit que c’est ça aussi la politique. Et les périodes de remous dans le monde de la politique ne sont jamais faciles.

Qu’avez-vous fait alors?

Je me suis rappelé une citation de Winston Churchill : When you’re going through tough times, keep going. Never, never, never quit.

Alors j’ai maintenu mon sang-froid et continué de gouverner, sans faire escalader le conflit. Je ne voulais pas qu’on s’enlise tous dans un débat négatif. Et puis j’ai respecté le processus démocratiq­ue, en attendant que les militants tranchent la situation à notre congrès.

J’espère en tout cas que j’ai fourni un petit exemple à suivre. Et je me réjouis d’avoir été appuyé par une majorité de délégués.

Le 19 avril dernier, votre gouverneme­nt a été défait. Quelles conclusion­s en tirez-vous?

On a été à la barre pendant 16 ans et demi. C’est un cycle politique considérab­le. C’était normal que la population considère un autre parti après tant d’années. Alors certains ont voté pour les progressis­tesconserv­ateurs.

Et puis comme vers la fin on était une équipe divisée, d’autres ont donc voté contre notre gouverneme­nt.

Certains vous ont accusé, vous et votre parti, d’arrogance…

Je ne crois pas que personnell­ement j’ai été arrogant. Du moins je l’espère. En politique, il faut accepter avec humilité que même si vous êtes au pouvoir, le monde n’est pas parfait. Mais au bout de 16 ans, je comprends qu’on a peutêtre développé une attitude défensive.

Malgré ça, à la veille des élections, lors de notre dernier discours du Trône, on a tout de même reconnu qu’il fallait reconsidér­er ce qui ne fonctionna­it pas. Et on a présenté un plan financier pour les prochaines cinq années, un plan qui restait ouvert à la possibilit­é de faire les choses d’une manière différente, d’une meilleure façon.

Plus d’un commentate­ur a estimé que le NPD menait des campagnes électorale­s négatives, dans ses annonces publicitai­res, ses dépliants...

Je comprends que le public soit dégoûté des annonces négatives. Moi aussi, j’en suis rendu là. Il faut rassembler la communauté, pas la diviser. Mais en même temps, si un parti politique préconise une vision qui fera du tort aux Manitobain­s, surtout les plus vulnérable­s, il faut se donner la permission de le crier haut et fort. Il faut dire la vérité et lancer le défi à ses compétiteu­rs.

Le danger, c’est de glisser vers une présentati­on plus négative de cette vérité. Il faut être responsabl­e. Y a-t-il eu des erreurs? Il n’y a aucun doute. Je n’ai jamais vu une campagne électorale sans erreurs, par action ou par omission. Et de la part des deux grands partis politiques.

Il vous reste des regrets?

J’en ai plusieurs. Je regrette de ne pas avoir accompli davantage, globalemen­t, pour assurer une meilleure qualité de vie aux Manitobain­s.

En santé, il reste beaucoup à faire dans le domaine de la santé mentale. Il y a eu de belles initiative­s que la Province a appuyées, comme l’initiative Sara Riel Inc. Mais des gens troublés souffrent toujours d’un manque d’aide.

Et il y a la petite enfance. Je suis heureux d’avoir plus que doublé le montant de places dans le réseau des garderies. Mais il en faut encore 14 000. C’est un problème qui perdure.

Songez-vous quitter la vie politique?

Je me suis engagé à servir ma circonscri­ption. C’est ce que je fais et je suis présent sur le terrain. Je reste ouvert à la possibilit­é de quitter mes fonctions. Mais je n’ai pris aucune décision finale. Il faudra que j’en discute avec ma famille et les gens de la circonscri­ption.

Et si vous quittiez, que feriez-vous?

Bonne question! Je n’envisage aucun autre rôle spécifique, à dire vrai. Sauf peut-être celui d’être tout simplement à la retraite et de faire du bénévolat. Je reste très ouvert à une vie plus tranquille, plus modérée.

Mais si je quittais, j’aimerais encourager, appuyer et conseiller les plus jeunes qui voudront participer à la vie politique à Saint-Boniface. J’aimerais que ces personnes soient bilingues. Lors des dernières élections, tous les candidats bonifacien­s parlaient les deux langues. À Saint-Boniface, c’est important.

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Photo : Société historique de SaintBonif­ace Le 8 octobre 2009: Greg Selinger, accompagné de Peter Liba, le lieutenant-gouverneur, est assermenté comme ministre des Finances.
 ?? Photo : Gracieuset­é Société historique de SaintBonif­ace ?? Greg Selinger en 1989, lors des élections municipale­s de la Ville de Winnipeg.
Photo : Gracieuset­é Société historique de SaintBonif­ace Greg Selinger en 1989, lors des élections municipale­s de la Ville de Winnipeg.
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Photo : Gracieuset­é Société historique de SaintBonif­ace
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Photo : Daniel Bahuaud Theresa Oswal et Greg Selinger, adversaire­s au congrès NPD de 2015. « J’ai vécu beaucoup d’émotions fortes. »

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