Les partis, le vote et l’argent
Les Canadiens sont politiquement lents à la colère. Selon le vieux rituel en place dans le pays, c’est en général aux quatre ans que celles et ceux en âge de voter sont appelés aux urnes pour se choisir un gouvernement fédéral. Un rythme électoral assez fréquent pour servir d’exutoire efficace aux sourdes montées de frustrations de la population, qui se produisent lorsque le gouvernement du moment finit par s’imposer trop lourdement.
Le plus récent exemple de pareille dérive est encore frais dans les mémoires. Après dix ans de Stephen Harper, comme par une espèce d’entente tacite, d’un océan à l’autre suffisamment d’électeurs ont fait corps pour tourner la page du harperisme. La poussée antiHarper s’est effectuée en s’appuyant sur une règle du jeu très simple : le système uninominal majoritaire à un tour. Autrement dit, le candidat qui engrange le plus de votes dans une circonscription donnée remporte la mise et s’en va siéger à la Chambre des communes.
Rien n’est plus fondamental dans le dispositif électoral que l’idée de circonscription, qui représente une fraction humanisée, vibrante de toutes ses forces et ses faiblesses, de l’immense territoire canadien. Elles sont en ce moment au nombre de 338. Toutes sont uniques, car toutes ont des spécificités particulières. Toutes ont « leur député ».
Dans ces rings démocratiques, au jour des élections, quel que soit le taux de participation, s’il n’y a que deux candidats en lice, le vainqueur sera déclaré élu avec plus de 50 % des voix. Lorsque trois, quatre ou cinq candidats cherchent à se faire élire, il va de soi que le premier past the post sera élu avec un pourcentage de votes inférieur à 50 %, mettons, entre 36 % et 49 %. Sa victoire est proportionnelle aux résultats de ses adversaires.
Dans certains pays, pareil résultat est jugé insatisfaisant. Chez eux, par convention, on estime que la légitimité exige une majorité absolue. Un second tour est alors organisé entre les deux « premiers » pour qu’un élu émerge avec une majorité absolue, cependant toujours relative au nombre de croix sur les bulletins.
Au Canada, la légitimité du député n’est pas liée au principe de la majorité absolue. La notion de légitimité relative est aisément défendable. Elle s’avère une excellente source d’humilité pour l’élu qui n’aurait pas franchi la barre des 50 %. Cette personne travaillera bien plus fort si elle cherche, dans son intérêt propre comme celui de son parti, à remporter la prochaine élection. À moins que des principes inaliénables ne soient en jeu, jamais un député n’a intérêt à tourner le dos à un électeur potentiel.
Alors que Justin Trudeau n’était encore au début de 2015 que le chef d’un tiers parti dont les chances d’accéder rapidement au pouvoir paraissaient bien minces, il a cru bon de placer son parti dans le camp des partis néo-démocrates et verts, qui ont décidé que leurs chances d’investir 24 Sussex Drive dépendaient ultimement d’une variante de scrutin proportionnel.
Entre autres arguments, ces partis soutiennent que dans un système proportionnel, tous les bulletins de vote comptent vraiment. Ainsi leurs partisans pourraient voter sans hésiter pour leur candidat de prédilection. Ils ne seraient plus obliger de voter par défaut pour barrer la route au candidat dont ils désapprouvent le plus les politiques.
Comme prévu les partis NPD et Verts ont hurlé à la trahison le 1er février lorsque Justin Trudeau a laissé tomber sa promesse électorale, au départ dénuée de conviction intime. La preuve? Il a saboté, étape après étape, toute possibilité d’en arriver à un consensus. (1) S’il doit payer politiquement pour cette volte-face, qu’il paie.
Parce que ni son parti ni celui de ses adversaires politiques ne sont une fin en soi en démocratie. Ils ne sont que des moyens de la faire vivre. La vraie clé pour préserver les Canadiens de dérives absolutistes, c’est de s’assurer de bien réglementer et de bien financer l’existence des partis, afin qu’ils ne succombent pas aux puissances de l’Argent, avec un grand A.
(1) D’abord, il a retardé pendant des mois la mise sur pied d’un comité parlementaire pour étudier la question. Puis il a manoeuvré avant d’accepter que le comité soit formé de membres à proportion des votes reçus par chaque parti. Sans parler d’avoir confié ce dossier ultra-politique à une ministre débutante, Maryam Monsef. La deuxième, Karina Gould, n’aura même pas eu besoin d’ouvrir le dossier.