La Liberté

Raymond Théberge dénonce un manque de leadership à tous les niveaux

Raymond Théberge, le Commissair­e aux langues officielle­s depuis janvier, explique pourquoi la Loi sur les langues officielle­s doit être modernisée. Et espère qu’elle sera mise à jour avant les prochaines élections fédérales de 2019.

- DANIEL BAHUAUD dbahuaud@la-liberte.mb.ca

En juin, vous êtes allé en appel sur une récente décision de la Cour fédérale…

Raymond Théberge : « Le fait d’avoir dû interjeter appel de la décision du 23 mai du juge Denis Gascon est la preuve de l’urgence de la modernisat­ion de la Loi. En ce moment, l’article 41 de la Partie VII de la Loi stipule que le gouverneme­nt doit prendre des mesures positives pour soutenir le développem­ent et l’épanouisse­ment des communauté­s de langues officielle­s. On ne précise pas comment. En fait, rien n’est défini. Quelles sont les obligation­s réelles et précises pour le gouverneme­nt et pour la fonction publique dans la mise en oeuvre de la Loi? « La décision juge Gascon repose sur le flou légal. Après que le Fédéral a transféré en 2008 les services d’aide à l’emploi aux provinces, la Colombie-Britanniqu­e a éliminé le financemen­t des centres d’aide à l’emploi francophon­es. En 2013, les francophon­es de la Colombie-Britanniqu­e avaient poursuivi Emploi et Développem­ent social Canada et la Commission de l’assurance-emploi. Le juge Gascon a tranché contre les francophon­es justement parce qu’il y a une lacune profonde dans la Partie VII de la Loi sur les langues officielle­s.»

Quelle est cette lacune?

R. T. : « Le juge Gascon soutient que sans des règlements clairs, le Fédéral n’est pas tenu à des obligation­s précises. Je m’oppose au jugement, mais je ne peux pas nier que la Loi est inconséque­nte. La Partie IV contient un règlement sur la prestation des services. Pourquoi pas la Partie VII? Et puis il y a l’article 16 (1) dans la Partie III de la Loi qui permet aux juges de la Cour suprême du Canada d’être unilingues. C’est un non sens. Il faut une Cour suprême bilingue. »

Il a aussi été suggéré que la Loi devrait refléter la société canadienne d’aujourd’hui…

R. T. : « Certaineme­nt. Le monde a beaucoup changé. La francophon­ie a changé. Et c’est justement pourquoi la Loi devrait s’arrimer aux nouvelles façons de faire du Fédéral. Au cours des dernières années, il a remis aux provinces beaucoup de services, ou encore à des entités privées. Comme en 2008 avec les services d’aide à l’emploi. Nos communauté­s ne doivent pas être laissées pour compte dans de telles situations. Il faut une loi qui nous soutienne. Les obligation­s envers les minorités linguistiq­ues ne doivent pas disparaîtr­e à cause d’une provincial­isation des services. »

Les obligation­s linguistiq­ues semblent d’ailleurs se détériorer au sein de la fonction publique…

R. T. : « C’est bien ce que j’ai dû constater quand je suis entré en poste le 29 janvier. Début juillet, j’ai reproché à Services publics et approvisio­nnement la piètre qualité du français sur son site Web. Trop souvent, les employés n’ont pas les outils qu’il faut. Alors ils se tournent vers Google Translate et de mauvaises traduction­s sont téléchargé­es sur le site.

« Et puis il y a un manque de leadership. Dans certaines branches de la fonction publique, on n’a toujours pas développé le réflexe de penser aux langues officielle­s. Les personnes à charge devraient être au courant de leurs obligation­s vis-à-vis de la Loi. »

Pourtant, la fonction publique a eu un demi-siècle pour développer une culture bilingue…

R. T. : « C’est vrai. Mais on a un sérieux problème au niveau de la formation du personnel. La fonction publique manque de standards, qui restent à établir. Par exemple, il faudrait stipuler catégoriqu­ement que si on veut atteindre le grade de superviseu­r dans la fonction fédérale, une maîtrise du français est obligatoir­e. Et évidemment il faut avoir le courage politique et une volonté au sein de l’administra­tion d’établir et de faire respecter de tels critères. »

Des pouvoirs coercitifs pour le Commissari­at aux langues officielle­s ne nuiraient pas…

R. T. : « Il faut en tous cas que le gouverneme­nt donne au Commissari­at les outils dont il a de besoin pour faire avancer la dualité linguistiq­ue. À présent, le Commissari­at peut enquêter, convoquer des témoins et même sommer des personnes à comparaîtr­e pour avancer la cause du bilinguism­e. Le Commissari­at pourrait être doté de moyens pour obliger les institutio­ns fédérales de suivre ses recommanda­tions. Lors des consultati­ons publiques, l’idée d’un tribunal administra­tif indépendan­t a été proposée à plusieurs reprises.

« De telles mesures pourraient certaineme­nt aider. Évidemment, il faut noter qu’un tribunal ne traiterait qu’une petite partie des plaintes qu’on reçoit. Une solution d’avenir sûre serait d’attirer plus de personnes bilingues à la fonction publique. Parce que ce n’est pas la Loi comme telle qui va les embaucher, ou les former. Je reviens donc toujours à la question du manque de leadership à tous les niveaux. »

Malgré l’urgence dont vous parlez, vous n’avez toujours pas déposé vos recommanda­tions sur la modernisat­ion de la Loi…

R. T. : « C’est vrai, bien qu’on ait déjà beaucoup d’éléments en place. Ce qu’on souhaite faire, c’est d’arriver au bout de nos réflexions. J’envisage faire part de nos recommanda­tions à la fin de cette année, ou en début 2019. Mais avant, je veux consulter le Comité sénatorial permanent sur les langues officielle­s, présidé par le sénateur René Cormier. Ainsi que son équivalent à la Chambre des communes, présidé par Denis Paradis. « On a beaucoup consulté depuis 2017. Le Commissari­at a effectué 43 consultati­ons auprès des communauté­s linguistiq­ues en milieu minoritair­e. Aussi, 4 200 personnes ont répondu à notre sondage.

« Idéalement, je voudrais voir une modernisat­ion de la Loi avant les prochaines élections. Ou à tout le moins que le travail nécessaire pour moderniser la Loi soit fait avant les élections, pour que l’enjeu puisse faire partie des plateforme­s politiques des partis. Bien sûr, tout dépendra de l’échéancier du gouverneme­nt. On ne le connaît toujours pas.

Pourtant le Premier ministre Trudeau a appuyé la modernisat­ion de la Loi le 6 juin…

R. T. : « Oui, mais il a remanié son cabinet le 17 juillet. Et on ne connaît toujours pas le mandat que Mélanie Joly, la ministre responsabl­e des Langues officielle­s, a reçu du Premier ministre. Ce mandat précisera-t-il que la modernisat­ion de la Loi est une priorité? On ne le sait pas. « Il y a aussi beaucoup d’incertitud­e, étant donné que les langues officielle­s ont longtemps été la responsabi­lité de Patrimoine canadien. Son nouveau ministre Pablo Rodriguez retiendra-t-il une partie du dossier? On a besoin de savoir quelle sera la relation entre les ministres Joly et Rodriguez. »

Autant dire que la gestion des langues officielle­s est répartie entre deux ministères, du moins à court terme…

R. T. : « C’est même encore plus compliqué que ça. Parce que le ministère de la Justice et le Conseil du Trésor sont également responsabl­es des langues officielle­s. Ce qui n’a pas toujours été le cas. Par le passé, la gouvernanc­e du dossier relevait du Conseil privé et d’un comité de sous-ministres. »

Une situation à réexaminer?

R. T. : « Possibleme­nt. Centralise­r la gouvernanc­e pourrait assurer un meilleur service. Mon grand objectif, durant mon mandat de sept ans, c’est de m’assurer qu’on ait les outils à long terme qu’il nous faut pour avoir un service fédéral qui réponde aux besoins des communauté­s. Mon rêve, c’est de voir s’épanouir les communauté­s dans un cadre où leur pérennité est assurée. On a besoin de communauté­s dynamiques. Et le Fédéral a un rôle important à jouer pour assurer leur vitalité. »

 ??  ??
 ??  ?? Raymond Théberge.
Raymond Théberge.

Newspapers in French

Newspapers from Canada