Le refus de se laisser dominer
Raymond Poirier sait d’expérience que la francophonie est affaire d’engagement, mais aussi de volonté politique. Son message ne pouvait pas tomber mieux qu’au moment même où les Canadiens français appellent à la solidarité nationale.
Je suis une personne, parmi bien d’autres heureusement, qui a intimement compris l’importance de ne pas se soume re. - Raymond Poirier
La 40e cérémonie de remise des insignes de l’Ordre des francophones d’Amérique a eu lieu le 28 novembre à Québec. Les Québécois reçus dans l’Ordre sont le musicien Jim Corcoran et la linguiste Hélène CajoletLaganière, qui ont à leur manière fait rayonner la culture québécoise en Amérique. On comptait aussi trois francophones issus d’autres provinces : Raymond Poirier du Manitoba, la Franco-Ontarienne France Martineau et l’Acadienne Marie-Claude Rioux. Pour Raymond Poirier, « l’inclusion des hors Québec lance un message particulièrement important ». « Après les propos complètement erronés de Denise Bombardier à l’émission Tout le mondeenparle et les difficultés que vivent les Franco-Ontariens face à l’intransigeance du gouvernement de Doug Ford, on ne pouvait pas demander un meilleur timing pour rappeler au Québec que les francophones en milieu minoritaires existent. Et qu’ils sont capables de réaliser leurs projets.
« Prenons France Martineau. Cette linguiste a étudié les correspondances familiales très anciennes entre des familles francophones de partout en Amérique. Elle a fait connaître notre langue en plaçant au coeur de ses recherches l’individu, la famille et les trajectoires de vie. « Et comme directrice générale de la Fédération des parents acadiens de la NouvelleÉcosse, Marie-Claude Rioux a fait un travail exceptionnel. Elle a lutté pendant sept ans pour conduire jusqu’en Cour suprême du Canada la cause DoucetBoudreau c. Nouvelle-Écosse. Une cause fondée sur l’Article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés qui a permis aux Acadiens d’avoir accès à des écoles françaises. » Raymond Poirier s’est également engagé pour maintenir le bilinguisme. D’où sa participation en 1976 à la mise sur pied de la Fédération provinciale des comités de parents du Manitoba, organisme qui a lutté pour l’obtention d’écoles françaises et pour la gestion scolaire. Un mouvement qui a abouti à la création en 1994 de la Division scolaire francomanitobaine. Le natif d’Otterburne a aussi coordonné la création de Francofonds et a travaillé à fonder l’Association des municipalités
bilingues du Manitoba. De plus, il a été la force motrice derrière la création du Conseil de développement économique des municipalités bilingues du Manitoba et du Réseau économique national (RDÉE).
« C’est vrai. J’ai lutté, comme bien d’autres francophones en milieu minoritaire. Notre francophonie est fragile. Elle le sera toujours. Mais nos luttes ont permis de donner un poids à nos espaces francophones. Malgré l’enfer qu’a essayé de nous faire vivre Sterling Lyon lors de la crise linguistique. Et que Doug Ford fait vivre les Franco-Ontariens en ce moment. » Raymond Poirier a notamment fait valoir à l’assistance à Québec : « L’honneur que vous m’accordez m’a fait prendre conscience à quel point je suis une personne, parmi bien d’autres heureusement, qui a intimement compris l’importance de ne pas se soumettre, mais, au contraire, de prendre en main son histoire pour être capable de devenir toujours mieux soimême.
« L’ironie, c’est que j’ai failli vivre ma vie en anglais. Je suis issu d’un système scolaire où le français était banni depuis des décennies, depuis 1916. Le grand plan du gouvernement manitobain était de faire de nous de bons
petits anglophones, de nous assimiler pour mieux uniformiser la société. Dans mon cas, ça a presque fonctionné.
« À l’adolescence, entre amis, nous communiquions en anglais. J’avais à toutes fins pratiques décidé d’être anglophone. À tel point que lorsque nous nous sommes mariés, Cécile [Lagassé] et moi, nous parlions en anglais entre nous. Nous trouvions la chose normale.
« Le grain de sable dans la machine à uniformiser s’est manifesté à la naissance de notre première enfant, une petite fille. Danielle nous a poussés à prendre une décision qui s’est avérée déterminante dans notre vie. Cécile et moi avions à décider dans quelle langue nous allions lui parler. Les sermons de nos parents sont venus nous hanter. Intuitivement, nous savions qu’il fallait lui parler en français. « Plus tard, lorsqu’elle fréquentait l’école anglaise de notre village, nous avons travaillé avec des amis pour former un comité de parents. Et puis il fallait aussi se fédérer avec d’autres parents francophones pour revendiquer nos écoles françaises. « Aujourd’hui, je suis fier de pouvoir dire que nos quatre enfants ont fait leurs études dans les écoles françaises et à l’Université de Saint-boniface. Nos dix petits-enfants fréquentent des écoles françaises. Pour eux, maîtriser le français et l’anglais est tout à fait normal. « Ma conviction profonde est qu’on ne doit pas laisser l’Histoire nous dominer. Par respect pour soi, par amour pour ses enfants, il devient essentiel à certains moments de refuser l’Histoire qu’on essaie de nous imposer pour écrire la nôtre. »