Il faut changer notre façon de penser
Alain Deneault, philosophe québécois régulièrement invité dans les médias, est de passage à Winnipeg le lundi 25 février. Directeur de programme au Collège international de philosophie à Paris, il donnera une conférence intitulée « La multinationale : un pouvoir souverain. » (1) Entretien avec Marie Berckvens.
Depuis dix ans, vous publiez un livre par an (sur les paradis fiscaux, la gouvernance…). Si on ne vous connait pas, on pourrait penser que leur auteur est un économiste ou un fiscaliste…
Nous sommes dans une époque où pour désigner notre monde, nous nous référons à des notions, des concepts : l’État, le droit, la justice, la frontière, l’économie, le crime, le capital. Ce qui est intéressant aujourd’hui, c’est que ces mots évoluent à une époque où les paradis fiscaux mettent en crise la conception traditionnelle de l’État, où les multinationales qui sont des pouvoirs privés mettent en crise la conception traditionnelle de la souveraineté.
On est en plein travail philosophique…
Le travail d’un philosophe consiste à redéfinir les termes usuels de la pensée politique tels qu’on nous les inculque à l’école secondaire. L’espèce d’appareillage scolaire qu’on nous enseigne pour penser la politique n’est plus adapté à l’époque, puisque l’époque transforme les mots dans leur sens-même. Aujourd’hui, les mots pouvoir,
État, crime, frontière n’a plus le sens qu’ils ont eu traditionnellement.
Avez-vous des exemples?
Les multinationales ne sont plus des entreprises, mais des pouvoirs souverains qui ont un impact sur la marche du monde par rapport à plusieurs dimensions : pas seulement industrielles ou financières, mais aussi sociales, politiques, culturelles, patrimoniales même. Ce sont des pouvoirs. Je dois dire aussi que le Canada n’est pas une grande démocratie, mais une colonie qui mérite aussi sa part de critique. Les paradis fiscaux sont des législations de complaisance qui contribuent à saper les fondements mêmes de l’État de droit. Il faut revoir les définitions pour être à même de penser les phénomènes du 21e siècle.
Pour mieux en prendre conscience…
Ce qui m’est apparu clair dans un premier temps, c’est que les multinationales ont le pouvoir de prendre des libertés par rapport au droit, aux lois. Elles sont même capables de s’ériger comme des sujets de droit capables d’écrire la loi, ou en tout cas, d’élaborer les rapports de forces à l’intérieur desquels les lois seront écrites. Ça en fait des instances souveraines, dans le sens où elles sont capables d’imposer une articulation du monde.
Vous vous voyez donc comme un éveilleur de consciences…
Le pouvoir nous suggère, voire nous impose, un vocabulaire pour penser le réel, notre monde, pour nous organiser, pour nous inventer dans le monde. La pensée critique consiste à faire subir une halte à ces mots-là pour les étudier, pour déterminer d’où ils viennent, quels intérêts ils servent, à quelle fin ils ont été élaborés, quels mots ils remplacent, quels mots ils mettent au banc.
Je m’inscris dans cette tradition-là, qui est un apport de nature intellectuelle susceptible d’alimenter après coup des démarches de type social, de type militant, de type citoyen. Parce qu’évidemment, c’est par rapport à ce qu’on a dans la tête qu’on agit. C’est quand on a des idées nouvelles dans la tête qu’on est capable de sens critique, et qu’on se mobilise ensuite sous une forme ou une autre dans l’histoire.
Est-ce que pour vous, votre travail est synonyme d’action?
Ce que je fais, c’est une façon de se mobiliser. J’ai par ailleurs une activité militante, selon les moments de mon parcours personnel, plus ou moins visible. Mais ça me regarde moi, comme individu. Ce qui m’intéresse, c’est d’outiller le commun. Le travail d’un intellectuel, ce n’est pas de donner son opinion. Ce n’est pas de penser en son nom. Le travail d’un intellectuel, c’est d’élaborer des idées qui sont à même de représenter celles du commun, c’est de penser avec tout le monde.
Les gens sont-ils réceptifs à votre discours?
Le commun est pluriel évidemment. Je ne le considère pas de manière monolithique. Je ne veux pas non plus parler au nom d’un lectorat que j’ai. Je ne ressens pas que je parle seul. Il y a un appétit pour autre chose que le divertissement de masse ou un discours scientifique à la solde des puissants.
Est-ce que vous avez constaté une évolution de l’opinion publique?
L’opinion publique, le commun, est saisie dans des contradictions. On est dans un régime consumériste où si on veut manger, il faut bien se comporter comme on nous dit de le faire. Il y a comme une obéissance aux règles de vie calibrées par l’idéologie. En parallèle, il y a une faculté à penser sur un mode critique, à revenir sur les termes qui nous sont imposés, en tout cas fortement suggérés, pour les remettre en question.