La Liberté

UN TOURNANT POUR HYLIFE

- Propos recueillis par Marie BERCKVENS mberckvens@la-liberte.mb.ca

La vente de la compagnie Hylife à des intérêts étrangers, sous réserve d’être approuvée par les autorités gouverneme­ntales, marque un tournant dans la vie de ses fondateurs. Questions/réponses avec Claude Vielfaure, encore président de Hylife, au moment de l’entretien. C’est la fin de l’entreprise familiale. Dans quel état d’esprit êtes-vous?

C’est un peu émotionnel. Tous les trois, Don Janzen, mon frère Denis et moi, on a pris cette décision ensemble. C’était le temps de regarder à des opportunit­és, voir si quelqu’un était intéressé. En 1994, avec mes frères Paul et Denis, on s’est mis en partenaria­t avec Don Janzen. On avait construit une étable ensemble. C’est ce tournant qui marque le commenceme­nt de Hylife. Ça a commencé par le nom Vl4/janzen, puis Hytek, puis Hylife.

On a eu l’offre, on a décidé qu’on était prêts à vendre et à se retirer. Tous les trois, on ne va plus être dans la compagnie, mais tout le restant de la compagnie va rester pareil, comme c’était avant (la gérance et l’exécutif).

Vous parlez avec un grand sentiment de fierté…

Parce qu’on est fiers de ce qu’on a construit. Avec mes frères, quand on a commencé, on a acheté la ferme en 1980. Rapidement, on est passés de 20 employés en 1994 à 2 500 employés aujourd’hui. On a eu un impact assez important sur les communauté­s rurales où Hylife s’est installée. Pour nous autres les fondateurs, on connait un peu la tristesse. On s’en va. On sort. On a fini. Mais vraiment, on a cette fierté de laisser une compagnie très très forte, avec beaucoup d’employés.

Charoen Pokphand Foods (CP Foods) est le 3e producteur de procs au monde. Vous imaginez qu’ils vont garder une dimension familiale à Hylife?

C’est vrai que c’est une grosse compagnie thaïlandai­se. Mais c’est aussi une famille qui l’a lancée. C’est pareil que Hylife. La culture de la compagnie semble vraiment proche de la nôtre. On pense que c’est un bon fit. Ils sont aussi dans la même industrie que nous. Il y a beaucoup de rapprochem­ents, de synergies entre les deux compagnies qui seront positifs dans le futur.

Quels types de synergie?

Ils sont aussi dans la production porcine. Ils connaissen­t la technologi­e. Il y a des synergies possibles au niveau des achats de certains produits. CP Foods fait affaire avec 17 pays au monde, c’est sûr qu’ils vont ouvrir des portes pour les produits Hylife.

On ne sait pas encore dans quels pays. Quand on s’est liés avec le japonais Itochu en 2012, on a commencé à vendre beaucoup plus au Japon et en Chine. Des nouveaux marchés se sont ouverts.

Quel message avez-vous transmis à vos employés au moment de la vente?

CP Foods va juste envoyer deux employés de la Thaïlande. Elle a acheté notre compagnie pour ce qu’on a déjà accompli, mais aussi pour l’expertise de notre personnel. Quand on a décidé de se retirer, c’était clair pour nous que le noyau d’une dizaine de personnes qui constitue vraiment le leadership de la compagnie Hylife allait rester en place. Tous les employés restent. La compagnie va même grossir encore plus. Ça fait que ça va continuer de la même manière qu’avant et l’expansion devrait se faire encore plus vite.

Le moment était propice à la vente?

Nous les Vielfaure, on a été impliqués dans la compagnie depuis notre jeunesse. Dans notre industrie, il y a eu des hauts et des bas. Ça devenait difficile avec le temps d’être capables mentalemen­t de continuer à gérer une compagnie de l’envergure qu’elle a acquise. Durant les derniers cinq ans, notre compagnie a évolué d’une compagnie de production porcine à une compagnie axée sur l’alimentair­e.

Au début, on élevait juste des cochons et on les vendait à des abattoirs à Maple Leaf ou aux États-unis. Puis, on a acheté nos abattoirs. On a pu vendre les cochons qu’on produisait. Puis, on a commencé à vendre de la viande à travers le monde, à stabiliser nos revenus. Par exemple, Hylife est vraiment devenue une marque reconnue au Japon. Comme la compagnie a fait beaucoup de profits ces dernières années, on a décidé que c’était le bon moment pour prospecter et la vendre.

Vous avez deux enfants. Ils n’auraient pas voulu reprendre la compagnie?

On n’a jamais vu Hylife comme une compagnie de génération­s. Mon plus jeune, Alex, n’est pas intéressé. L’aîné Rejean travaille dans la compagnie. C’est un des hommes-clefs, un des analystes de la compagnie. Il aime l’ouvrage. Il a appris beaucoup de moi. Il pourrait, pourquoi pas, devenir le prochain président de la compagnie, mais ça ne sera pas moi qui déciderai. (rires)

La compagnie appartiend­ra à 50,1 % au thailandai­s CP Foods et 49,9 % au japonais Itochu. À quel moment avezvous senti que l’entreprise commençait à quitter la sphère familiale?

On a toujours gardé une culture familiale. Quand on a grossi, beaucoup de nos amis sont restés dans la compagnie. En 2008, quand on a acheté l’abattoir à Neepawa, c’est là qu’on a commencé à avoir beaucoup plus d’employés et que la culture a changé. C’est là qu’on est devenus moins famille et qu’on est passés à un esprit corportati­f. Mais Denis et moi, on a surtout voulu garder autant que possible la partie familiale et amicale. On est du monde qui aime le monde. Ça a toujours été une de nos caractéris­tiques.

Albert Vielfaure, votre père, avait commencé la business…

Il a fait beaucoup de choses. En plus des porcelets, il était politicien, député libéral provincial. Il vendait de l’essence et de l’huile de chauffage pour les maisons. On a acheté sa ferme en 1980. On a commencé à grossir. Il en était très fier. Il est décédé en décembre 2007. À ce moment-là, il savait qu’on avait acheté l’abattoir à Neepawa. Il nous encouragea­it fort. On est toujours restés proches de lui. En 1980, il a eu de la misère à garder la ferme. Le prix des grains avait augmenté beaucoup, les intérêts aussi. Avec mes deux frères, on a été au Crédit agricole du Canada. On a fait un emprunt. C’est comme ça qu’on a commencé à étendre notre compagnie.

À l’époque, vous aviez emprunté 500 000 $ pour acheter la ferme de votre père. Le prix de vente aujourd’hui pour 51 % de la compagnie est de 498 millions $. La compagnie vaut donc en gros un milliard $. Quel a été le moment déterminan­t de son évolution?

Acheter l’abattoir en 2008, ça a changé notre compagnie énormément. C’est la décision qui nous a amenés à l’étape où on est rendus. Sans cette décision, la valeur de la compagnie n’aurait pas été la même. C’est elle qui a changé la face de notre compagnie.

À quel moment, avez-vous senti que l’entreprise entrait dans une logique plus capitalist­e?

Mes trois frères et mon père, on a toujours été des entreprene­urs. On n’a jamais eu peur de risquer ce qu’on avait pour construire quelque chose d’autre. On a toujours continué d’investir. Si c’est ça le capitalism­e, alors on a toujours appliqué cette idée. Dès le commenceme­nt, on ne voulait pas rester avec 250 truies pour les prochains 30 ans. Si on en a 250, j’en veux 500. Si j’en ai 500, j’en veux 1 000 et ainsi de suite.

On aurait pu acheter de la moulée pour nourrir nos cochons, mais on voulait la faire nous-mêmes. Même chose pour le transport, la génétique. Le plus d’aspects de l’entreprise qu’on pouvait maîtriser, on le faisait pour ne pas avoir besoin de donner de l’argent aux autres.

Ça a toujours été notre philosophi­e. On aime autant garder les profits pour nous mêmes. Ca arrive encore qu’on sous-traite. Mais si notre compagnie peut le faire, c’est la voie qu’on préfère. C’est le cochon qui va nous donner notre profit. Et moins ça nous coûte pour produire ce cochon-là, mieux c’est pour Hylife.

Comment un homme d’affaires à succès fait-il pour garder les pieds sur terre?

Les Vielfaure, on n’a jamais eu de problème. On a toujours été comme ça. Pour nous, l’argent en tant que tel ne veut rien dire. C’est la personne que tu es qui est le plus important. On a toujours été une famille humble. C’est excitant de voir le prix de vente, mais ça ne change pas et ça ne changera pas ce que je suis.

En tout cas, il faut du caractère pour diriger une pareille entreprise. Quand la diarrhée épidémique porcine (DEP) s’est propagée au Manitoba en 2017, vous avez dû vivre toute une épreuve…

On a eu des pertes. Mais on a quand même bien géré la crise. Vraiment, notre pire année financière, ça a été en 2010. On avait acheté l’abattoir en 2008. On avait investi beaucoup d’argent dans l’abattoir, pour installer un nouvel équipement, pour pouvoir vendre efficaceme­nt au Japon.

Mais on n’avait pas encore commencé à vendre notre viande à un pays qui comprend la vraie valeur de la viande. Ça fait qu’on vendait de la viande à perte. On avait investi beaucoup d’argent au moment où le prix des cochons est tombé en 2010. On est venus à bout de cette période difficile. En 2011, on a commencé à vendre de la viande au Japon. Et là, la valeur de notre viande a commencé à monter. Hylife est devenue une marque. On est devenus connus pour produire de la bonne viande. Et depuis, on poursuit sur ce succès.

Votre stratégie avait exigé l’ouverture d’un restaurant à Tokyo en 2016…

On voulait mettre la marque Hylife chez les détaillant­s. Pour que le consommate­ur achète notre viande, on nous a conseillé d’ouvrir un restaurant. Au début, on s’est dit que ce n’était pas dans notre business. Mais finalement, c’était un excellent choix. C’est comme ça qu’on a établi notre marque au Japon. Et maintenant, on vend à peu près 1,3 million de kilos de viande au Japon chaque semaine.

Au Japon, vous êtes donc devenus le plus gros importateu­r canadien de viande de porc…

Au Canada, il est impossible de trouver un marché pour nos produits. Les Canadiens sont moins intéressés à trouver de la viande avec le sceau d’une marque. Au Canada, on a de la misère à obtenir plus d’argent pour une viande de qualité. Ici, la viande est considérée juste comme de la viande. Au Japon, ils comprennen­t le goût du porc, ils comprennen­t l’utilité du gras. Ils voient la différence. Ils comprennen­t l’utilité du persillage.

Le persillage…

C’est le montant de gras dans un muscle de viande. Quand il n’y a pas beaucoup de persillage, à la cuisson, la viande va devenir sèche. S’il y en a, la viande sera plus juteuse et aura plus de goût.

Quel est l’héritage dont vous êtes le plus fier?

L’impact qu’on a dans les communauté­s avec lesquelles on fait des affaires. L’argent qu’on a investi a fait de grosses différence­s pour les communauté­s où on est présents.

Par exemple, à Neepawa, quand on a acheté l’abattoir en 2008, les magasins fermaient. Les écoles avaient de la misère à avoir assez d’élèves. Aujourd’hui, il y a des nouveaux restaurant­s et magasins. L’école s’est agrandie.

On a eu aussi beaucoup d’impact à La Broquerie, dans les années 1980-1990. On bâtissait beaucoup d’étables. La population a fortement augmenté ces 30 dernières années. Il y a 15 ans, on a aussi acheté des étables à Killarney. On vient juste d’y construire une meunerie. On est train de construire plusieurs étables.

Et votre satisfacti­on d’humain?

Je tiens à souligner qu’avec mes frères, on a toujours considéré Hylife comme une affaire de famille. Ça a été un plaisir d’y travailler. Nos amis ont été une clef très importante dans notre succès.

Sur la vingtaine d’employés qu’on a engagés en 1994, la moitié sont encore avec la compagnie. Et au travers des années, on s’est fait beaucoup d’amis.

Avez-vous déjà des plans pour l’avenir?

Non, je n’y ai pas encore pensé beaucoup. Quand tout sera conclu, que la vente sera acceptée, on va commencer à prendre quelques mois de vacances et à y penser. On a toujours travaillé fort, tous les jours. Ça a toujours été notre vie. Mon frère aîné Paul est décédé il y a un an et demi. Il s’était retiré de la compagnie en 2004, quand il a appris qu’il avait la sclérose en plaques. Mon frère Denis, qui travaille toujours avec moi, a eu une crise cardiaque l’été passé. Tout est correct.

Mais ça fait qu’on a commencé à penser qu’on est dans la cinquantai­ne et à ce qu’on veut vraiment faire dans le futur. Alors c’était le temps. On a une bonne équipe, c’est le temps de les laisser prendre soin de la compagnie à leur tour. Nous autres, on peut sortir. La relève est là.

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Photo : Marie Berckvens Claude Vielfaure, un des fondateurs de Hylife.
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Photo : Gracieuset­é Claude Vielfaure Sur la photo e gauche à droite : Grant Lazaruk, Don Janzen, Denis et Claude Vielfaure. Grant Lazaruk est le CEO actuel de Hylife. Claude Vielfaure explique : « Il va garder cette fonction et va devenir président. CP Food et Itochu vont constituer un board. Et Grant Lazaruk va répondre à ce board. À part le board, tout le restant de la compagnie va rester pareil. »
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Photo : Gracieuset­é Claude Vielfaure De gauche à droite : Claude Vielfaure, Roy Enns, banquier de la société, Douglas Campbell (en avant), ancien Premier ministre du Manitoba, Paul Vielfaure, Denis Vielfaure et Albert Vielfaure.

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