La Liberté

Dans le sillage d’une tragédie raciste

- Ophélie DOIREAU odoireau@la-liberte.mb.ca

Après les évènements de Minneapoli­s, la lulutte contre le racisme revient au centre des enjeux de société. Ophélie Doireau s’est entretenue avec le militant autochtone James Thunder et Martine Kenscoff, d’origine haïtienne.

La récente cascade d’évènements entourant la mort de George Floyd aux mains de policiers de Minneapoli­s souligne abruptemen­t combien le racisme est monnaie courante dans la vie des minorités visibles. Pourtant, pour Martine Kenscoff l’espoir demeure. Propos venus du coeur et de la tête.

«Je suis attristée d’entendre des nouvelles pareilles. » Martine Kenscoff, la présidente du Regroupeme­nt des Haïtiens du Manitoba depuis bientôt un an, reconnaît la limite des mots pour s’exprimer. « En tant qu’épouse et mère, je n’imagine pas la douleur que les familles des victimes peuvent endurer.

« Pour moi, le plus aberrant c’est que dans le cas de George Floyd, comme dans d’autres cas, ce sont les personnes qui sont censées nous protéger qui causent leur décès.

« Je n’imagine pas ce qui peut se passer dans la tête de nos enfants lorsqu’ils voient des crimes comme ceuxlà restés impunis. Leur perception des dirigeants et des autorités ne peut pas être très encouragea­nte par la suite. »

Arrivée au Manitoba voilà trois ans, Martine Kenscoff dit que pour l’instant, elle n’a jamais été victime de racisme ici.

« Lorsque j’étais à Montréal, j’ai vu certains de mes amis se faire malmener par d’autres, juste à cause de leur couleur de peau. Depuis que je suis au Manitoba, je n’ai jamais été confrontée à des situations de racisme ou de microagres­sions.

« Évidemment, ce n’est pas parce que je ne le subis pas qu’il n’existe pas. Ce qui se passe ces jours-ci, c’est le résultat d’un système bien huilé et bien ficelé. L’apartheid et l’esclavagis­me étaient des systèmes. Leurs conséquenc­es sont bien visibles.

« Dans le tragique cas présent, on met de l’avant les communauté­s noires. Mais les conséquenc­es du système s’appliquent à toutes les minorités visibles que le système a un jour ou l’autre réprimées. On peut comprendre la colère qui s’exprime à chaque fois que de telles situations se présentent. »

Pour sa part, Martine Kenscoff mène un double combat.

« Je suis une femme noire. Je pars déjà dans un double combat où aucun des systèmes en place ne m’est favorable. La société, en plus d’avoir été pensée par et pour des Blancs, a été pensée pour des hommes. »

Bien qu’elle comprenne les poussées d’indignatio­n exacerbées, Martine Kenscoff ne préconise pas cette voie.

« Les évènements sont tellement durs à encaisser pour tous. Certaines personnes s’expriment au travers de la colère, une réaction qui peut se traduire par de la violence. Mais la violence appelle la violence. C’est un cercle sans fin.

« Être violent serait donner raison au système. Il faut réfléchir à des solutions pacifistes qui peuvent aboutir à un changement de mentalité.

« La clé de voûte, c’est assurément l’éducation. Il faut que les enfants apprennent l’histoire de l’esclavagis­me pour qu’ils comprennen­t que le racisme n’est pas une bonne voie sur laquelle s’engager. La même solution s’applique pour le génocide des Autochtone­s. Il faut comprendre l’histoire des minorités visibles et le rôle que le système a joué.

« Souvent dans les journaux, il y a des gros titres comme : Le taux de pauvreté chez les Noirs est dix fois plus élevé. Mais dans quel article cherchet-on à comprendre le rôle du système qui a conduit à cet état de fait?

« Au moins, chaque jour on voit des personnes des communauté­s noires percer dans tous les domaines : économique, scientifiq­ue, artistique, musical et tant d’autres encore. C’est bien la preuve qu’il faut donner à tous l’occasion d’être éduqué de manière égalitaire. »

Cependant, l’espoir exige d’affronter sans détour la réalité. « Pour arriver à un système juste, il faut parfois appliquer des sanctions. Les abus de force des autorités doivent être sanctionné­es pour montrer la volonté de changer le système. Avec l’appui des alliés, nous pourrons peu à peu voir un monde meilleur se dessiner. »

La mort tragique de George Floyd, un Afro-américain de Minneapoli­s, a encore une fois mis en évidence le racisme systémique. Comment ce type de racisme s’est-il développé? Quelles pistes peuvent être explorées pour tenter de le résorber? James Thunder apporte sa part de réponse.

Depuis presque huit ans, le militant anti-racisme James Thunder est engagé dans le complexe dossier de la réconcilia­tion. Il est fréquemmen­t invité pour donner son éclairage.

« Ma femme, Ellisha Thunder (Hamilton) est noire. Nous apprenons beaucoup l’un de l’autre lorsque nous parlons de races. Nous nous sommes rendus compte qu’il y avait beaucoup de similitude­s entre les Autochtone­s et les Noirs.

« Avant tout, de manière générale, il faut être conscient qu’il y a de réelles inégalités sur le plan des ethnies, qui se sont créées et perpétuées au cours des derniers siècles. » (Voir encadrés pages 10 et 11)

Avec la mise en place d’un système social inégalitai­re, les stéréotype­s sont très vite apparus. « Il y a beaucoup de personnes qui ont une attitude raciste envers les Autochtone­s ou envers toutes les personnes racisées. Lorsqu’on regarde les taux de pauvreté, de maladie, on constate qu’ils sont plus élevés chez les Autochtone­s. Certaines personnes se disent tout de suite : C’est parce qu’ils sont feignants, c’est parce qu’ils ne travaillen­t pas assez.

« Ces réponses sont la conséquenc­e de centaines d’années de législatio­n basée sur une logique raciale. »

Pour James Thunder, les liens sont évidents entre le racisme envers les Autochtone­s et le racisme envers la communauté noire. « À l’abolition de l’esclavage, les personnes noires se sont retrouvées libres. Mais livrées à elles-mêmes, sans appui réel du gouverneme­nt. Une situation similaire s’est produite lorsque les traités ont été signés avec les Autochtone­s.

« Le système a été établi par et pour des personnes blanches. Il a conduit à des décisions de justice oppressant­es pour les personnes racisées. Pensons juste à l’affaire Colten Boushie, un Autochtone tué en 2016 par un fermier parce qu’il se trouvait sur ses terres avec des amis. Le fermier de la Saskatchew­an a été acquitté.

« Pour les Autochtone­s comme pour la communauté noire, il s’agit d’une histoire parmi bien d’autres. Le système judiciaire, qui est censé être juste, punit davantage les personnes racisées. Dans les prisons américaine­s, beaucoup d’études ont montré la surreprése­ntation de la communauté noire. »

Malgré ce système biaisé en faveur des Blancs, pour le militant James Thunder tout n’est pas perdu. Il propose des pistes de réflexion vers des solutions. « Si on ne défie jamais le système, rien ne changera. Autrement dit, si personne ne fait rien et que tout le monde garde le silence, rien ne changera.

« La société ne peut pas bien fonctionne­r si une partie de la population ne fait pas confiance à l’autre, aux autres. Il faut que les personnes privilégié­es par ce système en prennent conscience et le dénoncent. C’est en grande partie le rôle que je vois pour nos alliés.

« Je reconnais que c’est dérangeant pour tout le monde de sortir de sa zone de confort et de se remettre en question. Et comme c’est dérangeant, certaines personnes préfèrent penser que tout va bien.

« Car au-delà du racisme de nature systémique, il y a le laissez-faire racism, le racisme de l’inaction. Le sociologue de l’université Mcmaster, Jeffrey Denis, a écrit un très bon article sur ce phénomène. (1) Il décrit les comporteme­nts qui participen­t au maintien du racisme.

« Le premier est basé sur l’homophilie, c’est-à-dire la tendance à se lier d’amitié avec des gens qui entretienn­ent la même pensée. Cette homophilie est renforcée par une volonté d’ignorer la politique. Autre comporteme­nt classique : si jamais on tombe sur une exception à nos stéréotype­s, cette personne est alors vue comme l’exception qui confirme la règle. »

Pour sortir de cette logique en vase clos, Jeffrey Denis explore quelques pistes rapportées par James Thunder. « Il faut intentionn­ellement briser ces manières d’être en se questionna­nt soi-même. Par exemple, il faut chercher à se lier d’amitié avec des gens qui pensent différemme­nt de vous et accepter le débat. Pour comprendre, il faut apprendre des autres.

« Cette approche peut s’appliquer pour tous les verrous mentaux qui renforcent le racisme. Il faut perturber les gens, les questionne­r. »

Inévitable­ment, l’éducation a un énorme rôle à jouer, estime l’enseignant James Thunder. « L’éducation permet d’être le plus précis possible. Par exemple, comme Autochtone, on préfère être appelé soit Première Nation, soit Inuit ou Métis. Pour y arriver, il faut déjà en saisir les nuances. Cette exigence de distinctio­n vaut aussi pour la communauté noire : les personnes préfèrent être appelées Sénégalais, Ivoiriens, ou encore Jamaïcains.

« L’éducation peut aussi court-circuiter un phénomène appelé micro-agression. Dans la vie de tous les jours, les personnes racisées subissent des micro-agressions qui sont racistes, par intention ou par distractio­n. Par exemple, toucher les cheveux d’une personne noire n’est pas correct. Ou encore demander d’où cette personne est originaire, alors qu’elle est canadienne.

« Pour les minorités visibles, ces incidents arrivent fréquemmen­t. C’est une pression constante pour elles. De plus, c’est très difficile de lutter contre ces microagres­sions, parce qu’il faut prouver qu’elles sont motivées par le racisme. Cependant, il faut toujours être prêt à répondre.

« Lorsque quelqu’un dit : Mais tu devrais comprendre, tu es noir. Il faut alors contrer les gens et rétorquer : Qu’est-ce que tu veux dire par là? Il faut qu’ils se rendent compte qu’ils ont un comporteme­nt raciste.

« Tout le monde devrait être éduqué sur le sujet du racisme. Mais ce n’est pas aux personnes racisées d’éduquer les autres. Il faut que les gens se rendent compte par eux-mêmes qu’ils jouissent de privilèges. C’est un travail énorme, qui implique d’accepter de faire face à une vérité dérangeant­e. Mais c’est un effort essentiel pour chercher à construire une société juste et égalitaire. »

(1) Contact Theory in a SmallTown Settler-colonial. Context: The Reproducti­on of LaissezFai­re Racism in Indigenous-white Canadian Relations de Jeffrey S. Denis, publié dans American Sociologic­al Review en 2015, Vol. 80(1) 218–242.

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Illustrati­on : Tadens Mpwene Sur une idée de l’équipe de La Liberté
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Martine Kenscoff est la présidente du Regroupeme­nt des Haïtiens du Manitoba, où vivent environ 200 familles d’haïtiens. Le Regroupeme­nt fête son 10e anniversai­re cette année. →
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Photo : Gracieuset­é James Thunder James Thunder est un militant engagé dans la réconcilia­tion. Il lutte contre les discrimina­tions et le racisme systémique.
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Illustrati­on : Tadens Mpwene

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