Changements de noms controversés : l’exigence d’une réflexion appropriée
Madame la rédactrice,
Dans la foulée de la découverte du cimetière autochtone de Kamloops, la question du nom « Bishop Grandin Boulevard » a refait surface à l’hôtel de Ville de Winnipeg sous la forme d’une remise en question de cette désignation faite à la mémoire de Mgr Vital Grandin, missionnaire et évêque dans l’ouest canadien dans la deuxième moitié du XIXE siècle. Pendant longtemps, Mgr Grandin fut considéré comme un personnage marquant de l’histoire de l’ouest. Assez, en tout cas, pour que le service de toponymie de la Ville accepte de donner son nom à l’une des plus importantes artères de Winnipeg. Aujourd’hui, certaines personnes veulent voir disparaître toute référence à ce personnage. Tout comme pour bien d’autres figures marquantes de l’histoire canadienne. Comment en est-on arrivé là?
Lorsque j’ai entrepris mes études universitaires en histoire, l’une des premières règles apprises était de ne pas évaluer le passé à l’aune des valeurs qui régissent la société au temps présent. Ceci ne veut absolument pas dire que l’on ne peut pas regretter, déplorer, marquer d’une croix certains évènements passés. Mais, nous ne pouvons pas porter un jugement en substituant nos valeurs à celles qui avaient cours, et qui ont motivé des actions à une autre époque. Depuis le début de l’expansion européenne au XVE siècle, l’idée de supériorité de l’européen flotte dans l’air. Mais c’est vraiment avec la deuxième vague de colonisation, après 1850, qu’une véritable idéologie colonialiste a émergé. L’homme blanc avait dès lors l’impérative mission de faire connaître et de répandre LA civilisation, la sienne. Parallèlement, la défiguration des théories de Charles Darwin – évolution et sélection naturelle – a mené à la théorie de la hiérarchie des races; la blanche trônant au sommet, bien entendu. Cette théorie, amalgamée au nationalisme ambiant, a conduit à l’établissement d’une hiérarchie jusqu’à l’intérieur des notions blanches. Les Britanniques formant la nation la plus puissante de l’époque, le summum de LA civilisation était d’être un WASP, c’est-à-dire un White AngloSaxon Protestant.
Les élites occidentales, intellectuelles comme politiques, croyaient fermement, et sincèrement, dans leur mission d’éduquer et d’assimiler les autres populations à leurs valeurs dans le but ultime de les faire monter dans la hiérarchie raciale. Si, au Canada, les peuples autochtones ont subi les plus sévères conditions de cette éducation assimilatrice, ils n’ont pas été les seuls.
Par exemple, au Manitoba, la loi scolaire de 1916, dite loi Thornton, qui a frappé de plein fouet les Canadiens français et leurs droits constitutionnels, visait aussi l’assimilation au monde anglo-saxon des immigrants venus d’un peu partout en Europe.
Si on ne veut pas créer un anachronisme historique, c’est à travers cette contextualisation qu’il faut juger les actes des gens de la fin du XIXE siècle, comme ceux de Mgr Grandin. Et non avec nos valeurs d’aujourd’hui, qui pourraient tout aussi bien être remises en question dans le futur.
Sous un autre angle, que proposent en remplacement de son nom les gens qui dénoncent le rôle de Vital Grandin dans l’histoire des pensionnats autochtones? On suggère le nom de membres des communautés autochtones. Proposition faite comme si cela allait naturellement de soi dans un contexte de réconciliation, de reconnaissance du fait que nous sommes sur les territoires du Traité numéro 1 et que les valeurs autochtones sont, de par leur nature, supérieures aux autres valeurs. Non, je ne suis pas en train de m’attaquer aux valeurs autochtones que je respecte profondément. Cependant, à partir du moment où celles-ci sont offertes comme modèle et que des programmes pour les étudier sont mis en place, il faut accepter que leurs soient appliquées les mêmes règles d’analyse et de critique qu’aux autres disciplines et aux autres valeurs. Ce qui ne risque pas de se faire sans heurt. Choisir le nom d’un personnage ou d’un héros (qu’il soit politique, économique, religieux, sportif ou autre et quelle que soit sa communauté) ou choisir un évènement historique pour ériger un monument ou pour une désignation de lieu, d’édifice, peut être un choix risqué à plus ou moins long terme. Choix risqué qui ne devrait pas reposer sur un changement des valeurs, mais en raison de la découverte de faits nouveaux qui apportent un nouvel éclairage sur le personnage ou l’évènement étudiés. Par contre, avec le mouvement du politiquement correct, qui veut que tout soit plus blanc que blanc, personne n’arrive à passer le test de la respectabilité. Exception faite des auto-proclamations dans le milieu du politiquement correct, la société risque de se retrouver sans héros et sans modèle, quelle que soit la catégorie à donner et à prendre en exemple. Ce qui peut être problématique, car la société se priverait d’une partie de la base sur laquelle construire la formation des générations futures!
Donc, du moins dans le cas des artères urbaines, si on veut éviter à tout prix de se retrouver avec une controverse, une seule option s’offre à nous : choisir des désignations toponymiques neutres. La plus neutre serait sans doute la numérotation. Les noms d’animaux, d’insectes, d’arbres, de fleurs, de fruits et de légumes pourraient fournir un important bassin de choix de noms. La topographie des objets neutres d’usage courant, l’art, que sais-je, pourraient contribuer à la toponymie urbaine sans trop de risques d’être désavoués, à court ou à long terme. Que nos décideurs réfléchissent bien avant de se lancer dans des remplacements de noms de lieux, de rues ou autres, dans le seul but de répondre à des pressions politiques ou autres ou de se faire du capital politique. Un travail d’éducation populaire est sans doute plus profitable qu’un camouflage.
Michel Verrette,
le 23 juin 2021