Les médias sociaux ne sont PAS des médias
Les conflits et manifestations n’ont pas échappé au développement exponentiel des réseaux sociaux. Pour Patrick White, professeur de journalisme à L’UQAM et spécialiste de ces plateformes, leur omniprésence dans ces évènements soulèvent des questions fondamentales sur le rôle qu’elles y exercent.
«Canadian truckers rule ». Ces trois mots, gazouillés le 27 janvier 2022, en marge de la manifestation des convois de la liberté au Canada, ne sont pas l’oeuvre d’un manifestant ou d’un responsable politique.
Ils sont ceux d’elon Musk, directeur général de la société Tesla, et suivi par plus de 78 millions de personnes sur Twitter. Un gazouilli aimé 440 000 fois et relayé en masse par le mouvement.
Les réseaux sociaux voient chaque jour affluer un nombre de contenus gigantesques. 6 000 gazouillis par seconde, des millions de messages Whatsapp, les chiffres sont déroutants. Pour Patrick White, si on peut y trouver des informations de toute sorte, leur nature reste une place de partage d’information : « Les réseaux sociaux ne sont pas des médias, le terme médias sociaux est totalement inexact. Ce sont des plateformes de diffusion de contenu et de publicité. »
Il serait hypocrite de nier le développement et l’importance qu’ont pris ces plateformes ces dernières années. Cependant, dans le cadre de conflits, de manifestations, elles sont nourries d’une polarisation nouvelle, entre liberté d’expression dans un médium peu contrôlé et danger d’une prise de pouvoir de certains pays : « Il y a des pays comme la Russie qui sont en train de développer un internet autonome qui pourrait même être déconnecté de l’internet mondial donc on observe des enjeux de censure majeurs comme en Chine, en Russie, en Arabie Saoudite. »
Depuis le début de la guerre en Ukraine, une grande partie des réseaux sociaux mondiaux sont bloqués ou contrôlés par le pouvoir russe dans le pays. Paradoxalement, c’est aussi sur Telegram, Signal et d’autres, que peuvent s’organiser les contestations. Patrick White évoque l’exemple des Printemps arabes : « Les réseaux sociaux, c’est une forme de liberté. Ils nous ont permis de voir des révolutions en direct comme dans les pays arabes en 2010-2011. Mais on voit aussi les limites.
« Un mot-dièse où on parle de liberté ne garantit absolument pas que le dictateur qui perd le pouvoir ne soit pas remplacé par un autre. On voit ce qu’il se passe en Tunisie. On voit la catastrophe en Égypte depuis 10 ans, la catastrophe en Russie depuis 22 ans. »
Les pays où les réseaux sociaux sont libres d’accès ne sont pas exempts de risques non plus. La multiplication des contenus permet donc à chacun et à chacune d’être au courant de ce qui se passe dans le monde instantanément. Mais elle entraîne des risques de désinformations, qui, s’ils existaient déjà auparavant, se développent de manière incontrôlée pour le chercheur : « C’est un équilibre qui est très difficile. Mais on voit la difficulté de s’y retrouver en raison de la surabondance d’informations qui est un énorme problème pour le citoyen lambda. »
Les convois de la liberté ont mis la lumière sur ce problème. Patrick White analyse l’importance des réseaux sociaux dans la formation du mouvement ainsi que la multiplication d’informations pas toujours vérifiées qui ont circulé :
« Les réseaux sociaux ont permis de mobiliser les gens, de voir les évènements en direct, et de rassembler des personnes à ces évènements-là.
« Cette accessibilité à l’information a entraîné un phénomène énorme de désinformation, et de propagande venant de l’extrême droite américaine et d’animateurs comme Joe Rogan (1) ou des animateurs de fin de soirée à Fox News. Ils parlaient de 50 000 camionneurs alors qu’il y avait à peine quelques milliers de camionneurs. »
Pour éviter ces dérives, le professeur ne voit que la régulation en particulier pour des entreprises en situation d’oligopole et qui ne cherchent pas à s’autoréguler : « Un des enjeux de ces réseaux, c’est l’opacité de leurs algorithmes qui alimentent et polarisent une grande partie de la société partout dans le monde.
« Les réseaux sociaux sont un enjeu de contrôle de l’information et de désinformation. Des enjeux de liberté démocratique lorsqu’on prend des décisions basées sur des algorithmes qui sont opaques, dont on ne connaît pas la nature ni l’évolution. »
| L’instantanéité de l’information
La façon dont les conflits et autres manifestations sont vécus par les citoyens est aussi impactée . Le « tout en direct » créé une nouvelle façon de suivre et comprendre les évènements. Désormais, des citoyens peuvent vivre ces moments au plus proche.
« L’émotion de vivre l’évènement en direct, on le voit avec l’ukraine, on a accès à toutes sortes d’images de ce qu’il se passe là-bas puisque la liberté de presse est malmenée.
« Les réseaux sociaux sont utiles, ils nous permettent d’avoir du journalisme citoyen, d’avoir des images pour appuyer des faits et aussi de vérifier si ce sont des fausses photos ou des photos du passé qu’on essaye de faire passer pour des photos actuelles. »
L’occasion pour Patrick White de rappeler l’importance du journalisme dans des moments où l’information est mise en danger : « Évidemment CNN est là, L’AFP est là en Ukraine, ils ont des journalistes partout. On a toujours besoin de journalistes sur le terrain et les réseaux sociaux n’auront jamais de journalistes. Facebook n’aura jamais de journalistes à Kiyv ou même à Tchernobyl.
« Les journalistes sont irremplaçables parce qu’ils sont des témoins, et les réseaux sociaux peuvent venir en appui pour faire de la recherche, avoir des images, des photos, des témoignages de citoyens. »
(1) Animateur et écrivain américain ayant fait polémique en janvier 2022. Son balado, The Joe Rogan Experience, a été retiré de Spotify après de nombreuses contestations, notamment pour des propos antivax. Des chanteurs comme le Canadien Neil Young avait retiré leur musique de la plateforme pour faire pression sur Spotify suite à cette affaire.
« Les réseaux sociaux ne sont pas des médias, le terme médias sociaux est totalement inexact. Ce sont des plateformes de diffusion de contenu et de publicité. » - Patrick WHITE