La Liberté

Être vu comme une personne à part entière

L’organisati­on mondiale de la santé indiquait que plus d’un milliard de personnes dans le monde vivent avec une forme ou une autre de handicap. Pourtant, plusieurs obstacles systémique­s continuent d’exister dans la société.

- Ophélie DOIREAU odoireau@la-liberte.mb.ca Ijl-réseau.presse-la Liberté avec des informatio­ns de Jonathan SEMAH, Morgane LEMÉE et Jean-baptiste GAUTHIER

Téo Roy est né avec une arthrogryp­ose, l’empêchant de se tenir debout et de marcher. C’est entre la 2e et la 3e année qu’il a eu sa première chaise roulante. Lui et son père, Daniel Roy, partagent leur quotidien. Téo Roy :

« Une fois que j’ai eu une chaise, j’ai pu faire beaucoup plus de choses, me déplacer pendant plus longtemps. J’ai toujours été traité comme un élève, une personne comme les autres. J’ai pensé que oui, si je pouvais marcher je pourrais faire plus de choses. Mais avec le temps, j’ai trouvé des façons d’adapter les choses que j’aurais fait si je pouvais marcher. »

Daniel Roy : « Téo a toujours été très social. Je trouve que ça devrait être la norme que les services soient adaptés pour toutes les personnes. Même si parfois il faut pousser le système.

« Le handicap, ce n’est pas un méchant mot, c’est la réalité. La vie des personnes qui ont un handicap a tout autant de valeur que la vie de quelqu’un qui n’a pas de handicap. Se réappropri­er les mots pour s’identifier est une partie très importante du cheminemen­t à faire. »

Il existe beaucoup de termes lorsqu’on parle des personnes qui vivent avec un handicap : handicapé, en situation de handicap, incapacité. Corinne Lajoie, candidate au doctorat en philosophi­e à l’université de Pennsylvan­ie, qui travaille dans le domaine des études du handicap et plus particuliè­rement de la philosophi­e du handicap, fait le tri dans tous ces mots.

« De manière générale, chaque personne va choisir un langage qui lui convient pour parler de sa situation. Il vaut mieux consulter la personne pour savoir quel terme elle préfère.

« J’utilise le mot handicapée pour me décrire moi-même et pour mes travaux. Le terme en situation de handicap, je le trouve intéressan­t, parce que j’ai l’impression que c’est une manière détournée de parler du handicap. C’est bienveilla­nt, on ne réduit pas la personne à son handicap. »

Maria Fernanda Arentsen, qui publie des chroniques dans La Liberté au sujet de son frère Pablo, qui a une trisomie 21, a un avis sur la question également. « Les mots sont fondamenta­ux. Les mots décrivent une réalité. Mais ils la créent également. Alors quelle réalité crée-ton lorsqu’on utilise des mots stéréotypé­s ou méprisants? »

| Comprendre le capacitism­e

Jacinthe Blais a été touchée par une maladie qui lui a fait perdre l’usage de ses jambes à l’âge de 42 ans. Un bouleverse­ment dans sa vie. « Je n’avais pas beaucoup de temps pour penser à ce qu’était ma nouvelle vie, je la vivais. J’ai appris à fonctionne­r dans ma maison en contournan­t les obstacles. »

Les obstacles, ils sont nombreux dans la vie des personnes qui vivent avec un handicap et pas toujours visibles pour les personnes non-handicapée­s. Jacinthe Blais qui vit à Sainte-anne, raconte. « C’est fatigant de devoir toujours se battre pour tout. Les gens ne peuvent pas se rendre compte, sauf si tu es dans la situation d’une personne handicapée : la porte des toilettes, le miroir trop haut dans la salle de bain. Plein de détails.

« À l’école Pointe-deschênes, il n’y avait pas de stationnem­ent pour les personnes en situation de handicap. Je devais remplir un formulaire. Pareil, un jour à l’hôpital de Sainte-anne, le stationnem­ent n’était pas bien dégagé, j’ai dû remplir un formulaire pour le signaler. Tout devient un poids administra­tif. »

Corinne Lajoie met un nom sur ces barrières qui existent dans la vie des personnes handicapée­s. « Le capacitism­e, c’est le terme employé pour nommer les discrimina­tions vécues par les personnes handicapée­s. C’est systémique. Le capacitism­e, ça dépasse les actions individuel­les, ça doit se penser à plusieurs niveaux. »

Franck B. (1) est le père de Marianne, atteinte de paralysie cérébrale. Il est inquiet par les discrimina­tions que pourraient vivre sa fille. « Ce qui me soulagerai­t vraiment, c’est de savoir que lorsque je ne serai plus là, Marianne pourra vivre dignement. Or, à l’heure actuelle, une personne avec une déficience intellectu­elle est plus à risque de vivre sous le seuil de pauvreté qu’une personne sans déficience.

« Si j’avais la certitude que quoiqu’il se passe, elle aura toujours un toit sur la tête, de la nourriture dans l’assiette et des gens pour s’occuper d’elle dans la dignité, je serais soulagé. Penser à l’après moi, c’est le plus dur. »

Pour Franck B., les gouverneme­nts peuvent agir. « Le problème est politique dans le sens où si les décideurs n’ont pas d’expérience­s personnell­es avec le handicap, ce n’est pas quelque chose qui les touche. »

Corinne Lajoie confirme les propos de Franck B. : « L’identité et la vie personnell­e des handicapés ont toujours été politiques. Dans une société où les handicapés sont perçus comme un fardeau ou traités comme un fardeau, on se dit facilement qu’on peut couper dans les services pour handicapés. C’est forcément inquiétant pour les parents d’enfants handicapés. »

Maria Fernanda Arentsen, en vivant avec son frère Pablo et par ses travaux sur le handicap, rejoint Corinne Lajoie. « Dans notre société, on a tendance à hiérarchis­er. Il y a un groupe de personnes qui se pense normales et toutes les personnes qui ne tombent pas dans ce groupe sont hors de l’ordinaire.

« On a fait des progrès. Désormais, on comprend que ce sont des catégories construite­s qui sont très ancrées. Il faut faire un effort pour déconstrui­re cet imaginaire.

« Les jeunes fréquenten­t toutes sortes de personnes à l’école, ce qui favorise le progrès de notre société. Les enfants n’ont pas ce filtre de la société, un enfant est un enfant, c’est tout. »

Jacinthe Blais donne un exemple de cette naïveté qu’il est possible de voir chez les enfants.

« Les enfants qui n’ont pas encore appris à faire attention en public et qui n’ont pas de filtre me font rire. À l’hôpital, certains ont déjà pointé mes moignons pour rigoler. Les adultes, eux qui ont ce filtre, s’efforcent tellement de faire comme si de rien n’était que ça peut devenir gênant. »

Corinne Lajoie propose une piste de réflexion philosophi­que pour comprendre cette gêne, ce tabou du handicap. « La manière dont j’aborde le handicap, avec un point de vue philosophi­que, c’est une forme de différence corporelle ou cognitive qui est perçue négativeme­nt. C’est quelque chose qui déroge de certaines normes implicites. Je pense que les personnes handicapée­s ressentent souvent ce sentiment de ne pas être normales, de ne pas être comme les autres. Le corps handicapé trouble et dérange parce que justement il ne ressemble pas à ce que les gens s’attendent. »

Ce regard des autres peut parfois conduire à des gestes, à des comporteme­nts non sollicités par les personnes handicapée­s, comme l’explique Corinne Lajoie. « La question de l’aide, du soin, c’est une question complexe justement parce que les personnes handicapée­s sont déjà perçues comme un fardeau par la société.

« Les personnes handicapée­s sont souvent confrontée­s à des intimités non choisies. Par exemple : une personne veut aider une personne handicapée à monter son fauteuil roulant et finalement lui fait perdre du temps.

« Il y a tout à fait une manière de reconnaîtr­e que le handicap c’est une partie importante de la vie de quelqu’un sans la réduire à cette dimension-là. Il y a des personnes, partout autour de nous, qui sont handicapée­s qui veulent être reconnues de manière complète et complexe, avec des peurs, des ambitions, des désirs. »

Téo Roy partage cet avis. Impossible ne fait pas partie de son vocabulair­e. « Ce n’est pas les autres qui vont me dire si c’est possible ou pas de faire quelque chose. C’est moi qui vais essayer et je vais voir si je peux. Même si je pouvais marcher, ça ne changerait pas qui je suis dans ma personnali­té, dans mes goûts. »

Et pour Jacinthe Blais, il reste encore du travail à faire dans la société. « Notre société aura beaucoup évolué quand on sera capable de voir les personnes pour elles-mêmes, pas pour leur genre, pas pour le handicap, pas pour leur couleur de peau. »

(1) La personne a fait le choix de ne pas dévoiler son nom de famille.

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Photo : Marta Guerrero Daniel Roy.
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Photo : Vincent Blais Jacinthe Blais.
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Photo : Marta Guerrero Téo Roy.
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Photo : Marta Guerrero Maria Fernanda Arentsen.
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photo : Gracieuset­é Corinne Lajoie Corinne Lajoie.
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La diversité de handicap

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