La Liberté

La justice, c'est la confiance avant tout

- OPHÉLIE DOIREAU odoireau@la-liberte.mb.ca

Après neuf années comme juge en chef du Manitoba, le juge Richard Chartier a décidé de prendre sa retraite définitive du monde juridique le 30 octobre 2022. Il sera le troisième juge de la Cour d’appel à quitter le plus haut tribunal de la province cette année.

Le féru d’histoire a accepté pour La Liberté de revenir sur quelques temps forts de sa carrière. Le quatrième juge en chef du Manitoba francophon­e après Joseph Dubuc, James-émile Prendergas­t et Alfred Monnin, nous esquisse aussi sa vie d’après. ►Qu’est-ce qui vous a donné envie d’étudier le droit?

Mon intérêt naturel était dans les sciences et dans la médecine. Mais encore à l’heure actuelle, je m’évanouis quand je vois du sang et des seringues. Alors ce choix de profession n’était pas vraiment une option pour moi.

En 1978-1979, j’ai occupé la présidence du Conseil jeunesse provincial et de la Fédération jeunesse canadienne-française [ancienneme­nt Fédération nationale des jeunes Canadiens français]. Dans les années 1970, il y avait tout un débat entourant les droits linguistiq­ues. À la même époque, une nouvelle école de droit s’établissai­t à Moncton. Pour la première fois, une école de droit en français allait enseigner la Common Law.

Dans le cadre de mes fonctions de président de la Fédération, j’avais rencontré une personne qui m’avait informé de l’existence de cette nouvelle école. Lorsque j’ai commencé mes études en 1979, l’école en était à sa deuxième année. En tout, il y avait une quarantain­e d’étudiants francomani­tobains sur l’ensemble du campus de l’université de Moncton. J’ai gradué en 1982, je suis revenu au Manitoba et j’ai obtenu mon Barreau en 1983.

►Et 10 ans plus tard, vous devenez juge à la Cour provincial­e…

Je me souviens très exactement de ce que je faisais la journée où on m’a annoncé ma nomination. C’était en août 1993. Un jour où j’étais dans le coin de Winkler, parce qu’une porcherie voulait un système d’épuration et les résidents de ce coin-là ne voulaient pas des odeurs que produit potentiell­ement une porcherie. On avait fait une présentati­on devant le conseil municipal. À mon retour en ville, j’ai téléphoné à mon bureau. On m’a dit que le ministre de la Justice, James Mccrae, voulait me parler. Il m’a annoncé que j’allais devenir juge à la Cour provincial­e.

En novembre 2006, j’ai été nommé par le Fédéral à la Cour d’appel. À ma connaissan­ce, c’était la première fois dans l’histoire du Canada qu’un juge d’une Cour provincial­e passait directemen­t à une Cour d’appel.

En mars 2013, j’ai été nommé juge en chef du Manitoba. À l’époque on a très peu commenté cette nomination. Je ne pourrais pas l’expliquer. Celle en 1993 en tout cas avait fait beaucoup de bruit. Une piste de réflexion pourrait être que la fonction de juge en chef du Manitoba est mal comprise.

►Pourriez-vous élaborer sur son rôle?

Au Manitoba, il existe trois niveaux de tribunaux, avec chacun un juge en chef : juge en chef de la Cour provincial­e, juge en chef de la Cour du Banc du Roi. Mais pour la Cour d’appel, d’autres dimensions s’ajoutent.

Le juge en chef du Manitoba devient au besoin l’administra­teur du gouverneme­nt de la Province du Manitoba. C’est-à-dire que lorsque la ou le lieutenant. eg ou verneur.e est incapable de remplir ses fonctions, le juge en chef du Manitoba tient ce rôle. Par exemple, je peux signer des ordonnance­s en conseil, je peux proclamer des lois.

Par ailleurs, comme juge en chef, je préside le Conseil consultati­f pour l’ordre du Manitoba. Je préside aussi le Conseil consultati­f qui attribue le titre de conseiller du Roi. J’exerce encore deux ou trois autres fonctions de cet ordre.

Il faut aussi savoir que la Cour d’appel a un autre type de fonctionne­ment que la Cour provincial­e ou celle du Banc du Roi. Aux audiences, il n’y a pas de témoignage­s de personnes. Ce sont juste des avocats avec un panel de trois ou cinq juges qui vont au besoin interrompr­e les plaideurs pour obtenir des précisions et examiner les motifs de leur appel. Donc l’intérêt pour ces procédures plus spécialisé­es est moins grand.

Vous disposez de plus de trente ans de recul sur l’appareil judicaire. Comment l’avez-vous vu évoluer?

L’une des évolutions les plus importante­s depuis que je suis devenu avocat, c’est l’entrée en vigueur de la Loi

constituti­onnelle de 1982 : le Canada avait une fois pour toutes une constituti­on. Dans cette loi-là, on retrouve la

Charte canadienne des droits

et libertés, composée des articles 1 à 34. Depuis lors, les tribunaux ont la charge de les interpréte­r. Clairement, beaucoup de pouvoirs ont été confiés aux tribunaux.

Un autre gros changement a été la venue de l’internet. Les gens n’ont jamais été autant informés de leurs droits. Le nombre de revendicat­ions est à la hausse. On constate aussi une augmentati­on des plaintes contre les juges. La vie des juges est passée à la loupe, c’est une situation acceptable. Comme il faut accepter qu’on attend toujours plus de la part des juges.

►Tout le problème fondamenta­l de la confiance dans les juges…

Exactement. Si la population n’a plus confiance dans le système de justice, le système est en danger. Les systèmes démocratiq­ues sont fragiles. L’actualité internatio­nale nous le montre bien. Il faut s’assurer qu’on demeure vigilant à cet égard.

Presque chaque semaine, comme juge en chef, je dois rappeler à des étudiants, à des plaideurs ou à des membres élus l’importance de la séparation des trois ordres de pouvoirs : législatif, exécutif et judiciaire. Lorsqu’il n’y a pas de claire séparation des pouvoirs, le système peut s’écrouler.

Un seul exemple pour illustrer mon propos. En février 2022, un projet de loi a été déposé demandant que chaque juge nommé par le Fédéral doit être obligé de suivre des cours dans divers domaines. Ce projet de loi découle des discussion­s sur les connaissan­ces des juges au niveau du droit qui s’applique dans les cas d’agressions sexuelles.

Il y a quelques années, des juges ont commis des gaffes importante­s par rapport à de telles questions. Il y a eu un tollé de la part du public, qui a mis en doute le fait que les juges aient les connaissan­ces nécessaire­s. Il trouvait que le système allait contre la victime. Comme la confiance baissait, on a voulu passer une loi obligeant les juges à suivre des cours.

La branche judiciaire a dit : Non, vous n’avez pas le droit de nous dire quoi étudier, comment penser ou quoi

dire. Il y a une indépendan­ce judiciaire. Le projet de loi ne pouvait pas dire « doit suivre ». Par contre il pouvait suggérer, recommande­r. La loi a été modifiée pour respecter le principe de séparation des pouvoirs.

►À titre personnel, vous avez sans doute entrepris des actions qui vous rendent toujours fier…

Au début de ma carrière de juge, entre 1994 et 1998, j’avais le droit de m’impliquer dans des organismes communauta­ires qui n’étaient pas liés au droit criminel, puisque comme juge à la Cour provincial­e, nos dossiers ne touchaient que du droit criminel. J’ai donc pu être président du Centre Taché.

Par un concours de circonstan­ces, mon père s’est retrouvé dans cette institutio­n. À ce temps-là, l’établissem­ent ne fonctionna­it qu’en anglais. Sauf que mon père, handicapé par son AVC, avait du mal avec l’anglais. J’ai piloté le dossier du bilinguism­e dans cette institutio­n et plus généraleme­nt pour le Manitoba.

En 1998, j’ai remis au Premier ministre de l’époque, Gary Filmon, le rapport connu sous le nom du « Rapport Chartier ». On m’avait demandé de faire des recommanda­tions pour améliorer la prestation de services gouverneme­ntaux en français. J’estime qu’après la période de crise sur les services en français au début des années 1980, mon rapport a apporté une paix linguistiq­ue, surtout avec l’innovation de la création des zones désignées bilingues qui assuraient des services en français aux francophon­es et des services en anglais aux anglophone­s. J’ai souligné qu’avant tout, il s’agissait d’une question de bon sens.

En 1998, j’ai aussi eu l’honneur de devenir le président fondateur du Centre de santé de Saint-boniface.

En qualité de juge en chef du Manitoba, d’un point de vue local, en 2013, j’ai initié des échanges avec les autres juges en chef pour réfléchir à la façon dont nous pourrions améliorer notre système de justice. En 2014, nous avons fait valoir qu’il fallait une réforme du code criminel concernant les enquêtes préliminai­res. Le Fédéral a, par la suite, modifié la loi pour éliminer les enquêtes préliminai­res pour les peines de moins de 14 ans.

En 2014 encore, on a innové en autorisant les caméras dans les tribunaux, sauf pour les causes de divorce et les causes qui ont un impact sur les enfants. Justement, je voudrais faire remarquer l’améliorati­on du système de protection des enfants.

Ça prenait de 15 à 18 mois avant qu’un tribunal décide si oui ou non un enfant avait besoin de protection. Et durant cette période, un parent ne pouvait voir ses enfants que sous surveillan­ce. Une situation qui était particuliè­rement au détriment des Autochtone­s. La Cour d’appel a tranché qu’il fallait prendre la décision en trois mois maximum.

►Comme juge en chef vous avez aussi voulu jouer un rôle sur le plan fédéral…

De fait. Au niveau national, il y a eu la visite de la Cour suprême du Canada à Winnipeg en 2019. C’est la première fois que le plus haut tribunal du pays se déplaçait en dehors d’ottawa.

De 2018 à 2020, j’ai assuré la présidence nationale du Comité sur la formation des juges du Conseil canadien de la magistratu­re. Il était temps de revoir les politiques de formation pour qu’elles correspond­ent plus au besoin de la population. On revient toujours à la question fondamenta­le de la confiance du public envers le système de justice. Dans ces politiques actualisée­s, on a surtout développé la dimension du contexte social, trop absent dans les causes.

Dans la même veine réformatri­ce, j’ai été l’un des neuf juges chargés de moderniser les principes de déontologi­e judiciaire.

►Votre départ entraînera-t-il la nomination d’un nouveau juge? Ou bien les effectifs sont déjà suffisants?

Il y a en ce moment huit juges à temps plein à la Cour d’appel, dont moi. Il y a aussi cinq juges surnumérai­res. Mon départ va certaineme­nt amener la nomination d’un nouveau juge à la Cour d’appel, parce que mon poste va être vacant. Le prochain juge pourrait venir de le Cour du Banc du Roi ou de la Cour provincial­e. En théorie, il pourrait aussi être avocat, même si pareille nomination ne s’est jamais vue. Dans la quasitotal­ité des cas, il viendra de la Cour du Banc du Roi. Pour me succéder, l’un de mes collègues à la Cour d’appel devra être nommé juge en chef.

Je précise que parmi les sept autres juges à temps plein, aucun ne peut entendre une cause en français.

►Peut-on savoir quel est votre prochain projet?

Il y a beaucoup de juges qui vont visiter les cabinets d’avocats lorsqu’ils pensent à la retraite. Moi, j’ai donné ma parole que je ferai entre huit et dix ans comme juge en chef. Après le 30 octobre, je me retirerai complèteme­nt du droit. Je ne veux pas aller dans un cabinet, je ne veux plus lire de décisions juridiques, je ne donnerai plus d’avis juridique. Je veux passer beaucoup plus de temps avec mon épouse, Liza Maheu.

Après avoir pris beaucoup de repos, je serai prêt à offrir ponctuelle­ment et gratuiteme­nt mes services pour mener des enquêtes sur des questions non légales. Et si personne ne me sollicite, eh bien je me porterai volontaire à quelque place pour aider ma communauté.

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Photo : Marta Guerrero Richard Chartier s’est occupé de voir à la restaurati­on des tableaux des anciens juges en chef du Manitoba, qui n’étaient plus mis en valeur. Quelque 200 000 $ ont été nécessaire­s.
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Photo : Marta Guerrero Richard Chartier aura été juge en chef du Manitoba pendant plus de neuf ans.

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