La Liberté

Le jour où je suis devenu Canadien : traversée des frontières et conciliati­on entre l’altérité, l’appartenan­ce et l’identité

- HOUSSEM BEN LAZREG

Il s’agit de l’histoire d’un jeune Tunisien qui a vécu des aventures captivante­s et époustoufl­antes dans son parcours d’immigratio­n vers l’amérique du Nord, et chemin faisant, a acquis une nouvelle couche d’identité ; la « canadianit­é ». Ce fut une aventure unique, à la fois cahoteuse et palpitante que celle de devenir Canadien. Accepter mon nouveau « moi » hybride a été le résultat d’une réadaptati­on intercultu­relle troublante et une conceptual­isation nouvelle de l’identité, de l’appartenan­ce et du chez soi. Traverser les frontières ne se fait jamais sans douleur. Dans mon cas, ça n’a pas été non plus facile. Ce fut une bataille constante et sans merci où les victimes n’étaient ni des soldats ni des civils mais juste mon égo, mes préjugés et mes idées préconçues.

Avant d’entamer ce long périple vers l’amérique du Nord, mon père me prodigua des conseils qui me firent réfléchir. « Peu importe où tu vas, n’oublie jamais le chemin qui mène chez toi ». À l’aéroport de Tunis-carthage, précisémen­t au terminal d’embarqueme­nt, le « chez soi » a cessé d’avoir une significat­ion ou de sens. Le chez soi se transforma en une illusion insaisissa­ble dès que l’avion traversa les frontières. J’ai toujours considéré le chez soi comme l’un de ces concepts, bien qu’il ne soit composé que de sept lettres, englobe et contient tous les différents aspects de notre existence. Qu’il s’agisse d’un vêtement, un ensemble de traditions, des fruits, un jeu, une chanson ou une mélodie qui signale notre appartenan­ce à un endroit, l'envie de quitter le cocon n'a d'égale que l'ardente obsession d'y revenir à la fin du périple. Comme l’a si bien dit Brenda Sutton Rose : « Peu importe où je vais, je n’oublierai jamais le chez moi. Je peux sentir le battement de son coeur à des milliers de kilomètres. Le chez moi est l’endroit où me poussent les ailes.

Mon identité, aussi fluide qu’une rivière, a toujours été en mouvement, prenant la forme et les courbes des paysages que j’ai traversés dans ma vie (façonnant et sculptant le paysage de mon existence). Il s’agit d’une existence dans laquelle les changement­s et les transforma­tions constantes qui affectent nos vies transforme­nt l’identité d’une simple donnée à un projet complexe et multidimen­sionnel; chacun de nous s'engage dans l'auto-constructi­on et la réinventio­n de sa culture et de ses traditions.

En tant que Tunisien – Canadien, vivre « à cheval » relie l’est à l’ouest ainsi que ma patrie ancestrale à celle d’adoption. Le célèbre érudit Homi Bhaba souligna qu’un tel mélange, telle que moi et des millions d’autres l’ont vécu, a un « énorme avantage bien que déstabilis­ant, du fait qu’il nous fait prendre progressiv­ement conscience de la constructi­on de la culture et de l’invention de la tradition ». Ainsi, l’on peut dire que je suis en train d’inventer mais de manière inconscien­te mes propres traditions qui sont un mélange des traditions tunisienne­s, méditerran­éennes, africaines, arabes et canadienne­s. Vu sous un autre angle, je suis un créateur de culture - nomade aux multiples expérience­s cosmopolit­es et hybrides en plus de mes racines natives.

Au-delà de l’océan, pendant que je débarquais sur l’île de la Tortue, tout m’était nouveau, la neige, le verglas, l’ordre, la primauté du droit, le climat et l’avalanche des filles blondes qui trouvaient mon accent « sexy ». Encore une fois, tout m’était nouveau. Les bus à la ponctualit­é débordante offusquaie­nt ma « Tunisianit­é », la politesse déstabilis­ante des gens, l’architectu­re raffinée, la propreté débordante, les montagnes majestueus­es, les prairies calmes, le goût unique du café – Tim Hortons et la vertu incontesté­e du multicultu­ralisme. Comme un bébé de quelques mois, tous mes pas étaient hésitants. Les courbature­s existentie­lles de mes 23 années passées à Tunis pesaient lourd sur mon corps et mon âme. Le complexe d’infériorit­é hérité, la perte de repères et des codes sociaux, la fierté arabe démesurée, l’insécurité culturelle et linguistiq­ue se sont assises à califourch­on sur la masse excitée de mes doutes et ont suscité une série de troubles émotionnel­s incontrôla­bles. Ironiqueme­nt, ce furent ces mêmes troubles qui m’ont permis d’élargir mes horizons -et mon identité- au-delà de la sphère de mes anciennes racines culturelle­s tout en maintenant mes liens à ces racines.

Nonobstant le fait d’être un fervent opposant à l’assimilati­on culturelle, je n'avais guère d'autre choix que de m'assimiler à certains moeurs et codes sociaux. Mais considéran­t d’autres aspects de la vie, telles que les mentalités et les perception­s du monde, j’ai énormément évolué et je suis fier de me considérer comme un activiste intellectu­el dévoué à combattre toute forme de racisme; tout en prônant le pluralisme, la justice sociale, l’équité et l’inclusion.

Je vis actuelleme­nt dans des temps et dans des espaces distincts de ceux où j’ai vécu quand j’étais en Tunisie ou aux USA et cela a eu sans aucun doute un impact sur la façon dont je reflète qui je suis. Ma propre identité ethnique a changé au fil du temps. J’ai abandonné certaines pratiques culturelle­s de mon propre peuple comme manger les casse-croûtes, fumer la chicha et jouer aux jeux de cartes Chkobba et Rami dans les cafés. Bien au contraire, j'ai adopté de nombreuses traditions canadienne­s telles que fêter l’action de grâce, faire les randonnées dans les Rocheuses canadienne­s et suivre les matchs de hockey. Donc, selon moi, afin de garder mon fond intérieur en tant que Tunisien, j’ai dû repenser de nouvelles façons de concevoir et représente­r ma « Tunisianit­é » hors de son contexte d’origine. J’ai dû composer une identité tunisienne dans un milieu canadien. Pour y parvenir, je porte mon chapeau en laine rouge appelé la « chéchia » dans les espaces publics, je joue la musique « Mezoued », une musique folkloriqu­e tunisienne, dans mes cours d’arabe, j’ajoute dans tous mes repas, « la Harissa », la sauce piquante tunisienne faite à base de piment séché, je rends sucré mon petit-déjeuner de champion « la Bsissa » (un mélange de céréales du terroir) avec du sirop d’érable, et surtout, je m’exprime avec un dialecte maternel prononcé pour mettre en exergue mon identité tunisienne.

Vu les nouvelles perspectiv­es de la vie que j’ai acquises en transit, j’ai endossé de multiples identités changeante­s. J'ai également développé ma propre « culture hybride » qui me permet de définir qui je suis et où je me situe dans cette société canadienne complexe. Je suis conscient de ne pas être un cas isolé. Beaucoup d’entre nous, en tant que voyageurs, transporto­ns avec nous nos cultures respective­s comme des bagages partout où on va, ce qui contribue à faire éclore la culture hybride dans laquelle nous vivons. Être conscient de qui j’ai été, en tenant compte de mon histoire culturelle et personnell­e, est ce qui m’a permis de garder mon propre sens identitair­e en dépit de tout ce que j’ai vécu aux frontières des cultures que j’ai traversées. Vivre entre deux ou plusieurs cultures, tout en m’efforçant de préserver mon identité et mon intégrité s’apparente à nager dans un océan inexploré. Face à des courants d’eau forts, des vagues furieuses et des requins féroces, j’ai appris comment me libérer, vaincre la peur de me noyer et naviguer des eaux inconnues. Tout cela m’a permis de m’immerger dans de nouveaux écosystème­s d’idées et de modes de pensées. C’est ainsi que je me régénérais et c’est exactement ce qui m’a armé de vitalité, en disséminan­t des ondes dans tout mon corps et mon âme.

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