La Liberté

FAUT-IL COMBATTRE LA DROGUE AUTREMENT?

- HUGO BEAUCAMP hbeaucamp@la-liberte.mb.ca

À l’instar de René Piché, futur diplômé en sciences infirmière­s de l’université de Saintbonif­ace, les voix en faveur d’une nouvelle approche de la problémati­que des opioïdes se font de plus en plus fortes au Manitoba. Après avoir battu des records de décès par surdose en 2021, la réduction des méfaits serait-elle la bonne réponse?

Les opposition­s d’idées perdurent quant à la manière de s’attaquer à la problémati­que des opioïdes. Qu’il s’agisse de l’europe ou de l’amérique du Nord, l’opinion publique est encore loin du consensus. Pourtant, alors que les morts par surdose ont atteint un niveau record l’an dernier au Manitoba, il apparaît que le statu quo ne fonctionne pas. Faut-il s’engager pleinement dans la réduction des méfaits?

En octobre dernier se tenait le congrès mondial du Secrétaria­t internatio­nal des infirmière­s et infirmiers de l’espace francophon­e (SIDIIEF). Pour l’occasion, une délégation de quelques étudiants et professeur­s de l’université de Saint-boniface (USB) s’est ren-due à Ottawa où avait lieu l’évènement.

Les représenta­nts d’une trentaine de pays ont pu échanger sur les nouvelles pratiques, innovation­s et les recherches en sciences infirmière­s. Pour les étudiants de L’USB, ce fut l’occasion de s’imprégner davantage des défis et des enjeux de leur futur métier mais pas seulement : « C’était aussi l’occasion de présenter nos projets de santé communauta­ire aux personnes qui étaient sur place » explique René Piché, étudiant au baccalauré­at en sciences infirmière­s de L’USB. Le jeune étudiant en a profité pour parler et faire parler de son projet de « réduction des méfaits en zone rurale dans les écoles secondaire­s. »

| Mais alors, qu’est que la réduction des méfaits?

« Contrairem­ent à l’approche classique qui vise à réduire les comporteme­nts dits à risque, notre approche ne porte pas de jugement et intervient auprès des gens pour les accompagne­r dans leurs comporteme­nts et réduire les risques associés à la consommati­on de drogues. Mais aussi aux pratiques sexuelles.

« Comme nous partons du principe qu’on ne peut empêcher les gens de faire ce qu’ils veulent, l’objectif est alors de prévenir, par exemple, les grossesses imprévues, la transmissi­on D’IST (infection sexuelleme­nt transmissi­ble) et dans le cadre de la drogue, les surdoses. » Avec cette approche en tête, le futur infirmier a donc développé, en partenaria­t avec le Manitoba Harm Reduction Network (MHRN), un projet dont il parle avec beaucoup de ferveur : « Suite à des analyses approfondi­es, nous avons déterminé que beaucoup d’élèves de secondaire ont de fausses idées à propos de la consommati­on de drogue et des rapports sexuels. Alors nous nous sommes dit qu’il fallait intervenir auprès des enseignant­s pour les préparer à éduquer les jeunes. »

Aujourd’hui, en dernière année de baccalauré­at de sciences infirmière­s, ce travail de concert avec le MHRN touche à sa fin, mais cela ne signifie pas forcément la fin du projet. « Il n’y a pas vraiment de continuité, on remet à notre partenaire un plan très détaillé pour leur permettre de continuer à travailler dessus s’ils le souhaitent. » Impossible de savoir ce que la MHRN compte faire de ce projet concrèteme­nt, malgré nos multiples relances, aucune réponse ne nous a été donnée de leur part.

Précisons qu’il ne s’agit pas d’encourager les gens à adopter des comporteme­nts dangereux. Cette volonté de développer une nouvelle approche à la problémati­que, elle provient d’un constat simple : « En 2021, selon l’agence de santé publique Canada, tous les jours, 21 personnes en moyenne sont mortes de surdose. Le statu quo ne fonctionne pas. Cette approche de réduction des méfaits crée un rapprochem­ent entre les consommate­urs, le système médical et les travailleu­rs sociaux. Donc, s’ils sont prêts au changement, ils peuvent obtenir de l’aide plus facilement », explique René Piché. Ne rien faire pour stopper la consommati­on, mais l’encadrer pour s’assurer que ceux qui consomment restent en vie, c’est leur donner du temps. Du temps pour possibleme­nt essayer de s’en sortir. Cela passe par l’éducation, ainsi que par la mise en place de structures comme les centres de consommati­on supervisée.

L’objectif à long terme de cette approche, aux antipodes de celle qui prévaut actuelleme­nt dans la majorité des pays du monde, c’est d’en arriver à décriminal­iser la possession (en petite quantité) et la consommati­on de drogue. Un changement si radical qu’il pourrait faire peur, mais qui en réalité, n’aurait rien de bien révolution­naire.

En veut pour preuve, les années 1920 et la prohibitio­n, qui, si quoi que ce soit, n’ont fait qu’encourager la criminalit­é et la consommati­on illégale de produits manufactur­és sans règlementa­tion et par conséquent plus dangereux. Plus

récemment, la légalisati­on du cannabis qui fait encore aujourd’hui l’objet de grands débats de l’autre côté de l’atlantique. Pour David Alper, professeur à l’école de travail social à l’université de Saintbonif­ace, les détracteur­s de cette notion de dépénalisa­tion n’en ont simplement pas bien saisi les tenants et les aboutissan­ts : « La décriminal­isation, ce n’est pas approuver la consommati­on mais c’est reconnaîtr­e que les gens vont consommer qu’on le veuille ou non. Il faut traiter la question comme relevant de la santé. Comme une affaire sociale et pas comme une affaire criminelle. »

Pour lui, le parti pris actuel à l’égard de la drogue fait plus de mal que de bien : « Il faut déstigmati­ser ces population­s-là. Elles ont justement tendance à éviter de chercher de l’aide ou d’avoir recours aux services sociaux et de santé précisémen­t car ils se sentent rejetés et jugés. » Le professeur, ayant travaillé pendant plus de quatre ans aux urgences de l’hôpital Saintbonif­ace relate son expérience : « J’ai vu comment certains profession­nels interagiss­aient avec des patients soupçonnés de consommer de la drogue. Il y avait du mépris. Par conséquent ces patients-là hésitent même à consulter et là ça devient dangereux. »

Bien sûr, les expérience­s personnell­es des uns ne sont jamais représenta­tives d’une réalité globale, mais la question mérite d’être posée : faut-il faire changer les mentalités?

Ce n’est pas chose facile, d’autant plus que les sites de consommati­on supervisée posent un problème sur le plan déontologi­que. Certains profession­nels de santé pourraient, à juste titre, s’irriter d’aider des patients à se droguer et on ne peut ignorer les craintes de certains de voir une banalisati­on de la consommati­on rendre caducs les efforts de prévention chez les jeunes. D’un autre côté, à l’heure où le fentanyl inonde le marché noir de la drogue, une régulation gouverneme­ntale de ce dernier permettrai­t sans doute de sauver des vies. Pratiqueme­nt indétectab­les, deux milligramm­es de fentanyl pur, suffisent à tuer un adulte. Le produit est d’ailleurs l’un des principaux responsabl­es des taux élevés de surdoses actuels.

Quoi qu’il en soit, David Alper n’en démord pas : « Le gouverneme­nt fédéral devrait se saisir de la question, on a vu des pays décriminal­iser en Europe et la consommati­on reste moindre qu’en Amérique du Nord. » Un constat que corrobore le rapport mondial sur les drogues publié en 2020 par l’office des Nations Unies contre la drogue et le crime.

Tournons-nous alors vers l’europe, et le Portugal en particulie­r. En 2001, alors que les politiques de répression n’arrivent à rien, le pays fait le choix de décriminal­iser les drogues et d’investir dans des structures de consommati­on supervisée, 20 ans plus tard, quelles conclusion­s peut-on en tirer?

Ce qui ressort de l’étude menée par l’observatoi­re français des drogues et des toxicomani­es (OFDT) est assez simple : dans la première décennie suivant la mise en place de la réforme, les résultats ont été probants. Baisse des dommages liés à l’usage de drogues, baisse de la mortalité par surdose, réduction des nouveaux cas de VIH mais aussi des morts associées au VIH, baisse de la population pénale, baisse des niveaux d’usage de drogues illicites (à l’exception du cannabis) et baisse des coûts sociaux liés aux drogues.

En revanche, ces dix dernières années, la tendance s’est inversée. Mais là encore, il faut tenir compte du contexte politique, social, économique et culturel du pays. À noter aussi la crise économique de 2008. In fine, la situation au Portugal en 2019 reste bien plus favorable qu’elle ne l’était en 2000. Le rapport de L’OFDT souligne d’ailleurs qu’en Europe (1), le pays se démarque par ses faibles taux de mortalité par surdose et d’usage de drogues en général, notamment parmi les plus jeunes. Un succès en demi-teinte, mais un succès quand même.

Sans aller jusqu’à la dépénalisa­tion, l’adoption d’une politique de réduction des méfaits semble donc assez raisonnabl­e. Au Canada, le site du gouverneme­nt recense 39 sites de consommati­on supervisée répartis entre la Saskatchew­an, le Québec, l’ontario, l’alberta et la Colombie-britanniqu­e. Pas un seul au Manitoba. À noter tout de même, la création du centre de prévention de surdose mobile créé par l’organisme Sunshine House à la fin du mois d’octobre. Mais il ne s’agit pas exactement d’un centre supervisé puisqu’aucun profession­nel de santé n’opère à bord. En tout cas, dans le but de démocratis­er ces pratiques de réduction des méfaits dans la province, plusieurs organismes s’adonnent à de véritables tours de force, comme l’explique David Alper : « L’un de nos stagiaires a travaillé sur les sites de consommati­on éphémères lancé par la Manitoba Harm Reduction Network. Une activité illégale mais qui avait pour but de mettre la pression sur le gouverneme­nt provincial afin qu’il légifère sur le sujet. »

Seulement voilà la Province semble bien campée sur ses positions. Dans un communiqué publié au mois de novembre, la ministre de la Santé mentale et du Mieuxêtre de la communauté, Sarah Guillemard annonçait que le gouverneme­nt manitobain oeuvrait à poursuivre ses investisse­ments « dans le traitement et le rétablisse­ment à long terme des personnes aux prises avec des problèmes de dépendance et de toxicomani­e », puis plus loin dans le communiqué, « notre priorité est de rendre le traitement disponible aux Manitobain­s lorsque ceux-ci sont prêts pour le rétablisse­ment. » Cette démarche implique donc que le consommate­ur ait déjà pris la décision de mettre un terme à sa dépendance.

Quant à la mise en place de centre de consommati­on supervisée, l’option n’est pour le moment pas envisagée par la ministre qui affirme : « Les Provinces et Territoire­s qui ont officialis­é les sites de consommati­on supervisée ne connaissen­t pas une réduction du taux de consommati­on de drogues ou du nombre de surdoses mortelles. Si nous voulons favoriser le rétablisse­ment des toxicomane­s, il est beaucoup plus avantageux d’investir dans les centres de traitement et d’en fournir l’accès au lieu d’utiliser des sites de consommati­on supervisée et de les laisser continuer à consommer. » Des propos que la revue scientifiq­ue réputée

The Lancet vient démentir. L’article publié en octobre 2022 stipule que, suite à l’ouverture du centre de consommati­on supervisée Insite à Vancouver, les morts par overdose ont diminué de 35 % dans un périmètre de 500 m autour de la structure contre 9 % dans le reste de la ville (2). De plus, le rapport fait mention d’études complément­aires prouvant qu’aucune augmentati­on ou réduction des comporteme­nts criminels ne peut être associée à l’ouverture d’un centre.

Malgré ces déclaratio­ns, depuis 2019, le Manitoba a investi plus de 62 millions $ dans de multiples initiative­s pour améliorer les services de santé mentale et de lutte contre les dépendance­s. « Plus de 2,4 millions de dollars sont attribués annuelleme­nt à des initiative­s de réduction des méfaits. » Cela comprend la distributi­on de seringues et autres fourniture­s, l’accès à des médicament­s essentiels comme la naloxone (qui renverse les effets d’une surdose) et quelques projets pilotes comme le recours au narcan (lui aussi contre les effets d’une surdose). Finalement 90 000 $ seront aussi attribués au Manitoba Harm Reduction Network pour servir à la sensibilis­ation et à des programmes pédagogiqu­es, la distributi­on de fourniture­s.

(1) Dépénalisa­tion des drogues au Portugal : bilan 20 ans après. Observatoi­re français des drogues et des toxicomani­es.

(2) The North American opioide crisis : how effective are supervised consumptio­n sites?

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Photo : Marta Guerrero René Piché. Étudiant en dernière année de baccalauré­at de sciences infirmière à L’USB.
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Photo : Marta Guerrero David Alper est professeur à l’école de travail social de l’université de Saint-boniface.

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