La Liberté

LES MOTS DE TOUT LE MONDE COMME PERSONNE

- (1) « Mort d’extrême vieillesse », consultabl­e à cette adresse : bit.ly/3curdty Laurent GIMENEZ, Collaborat­ion spéciale

Laurent Gimenez est traducteur de profession. Il a été membre du CA de la Maison Gabrielle-roy de 2011 à 2019 et président à partir de 2014.

Sur les bords du Saintlaure­nt, vient de mourir d’extrême vieillesse un géant qui fut maître de la terre. Bien des fois, alors que j’étais journalist­e à La Liberté entre 1987 et 1995, cette phrase de Gabrielle Roy m’est revenue en tête. C’est par elle que la jeune journalist­e de 31 ans faisait commencer son reportage sur la fin du régime seigneuria­l au Québec, publié dans Le Bulletin des agriculteu­rs en février 1941 (1). Ayant lu le reportage un peu par hasard, j’avais été impression­né par son « attaque », terme que les journalist­es utilisent pour désigner la première phrase – ô combien importante – d’un article. Selon les règles du métier, une bonne attaque doit être percutante afin de piquer la curiosité du lecteur et de lui donner envie de lire le texte jusqu’au bout. L’attaque de Gabrielle Roy avait eu sur moi l’effet voulu. Malgré un intérêt modéré pour le régime seigneuria­l au Québec, j’avais continué à lire l’article, curieux de savoir comment et jusqu’où l’autrice allait développer sa drôle de métaphore – cette histoire de géant expirant au bord de l’eau. Et puis, j’étais séduit par la forme de la phrase, sa densité, le balancemen­t harmonieux des mots. Bref, j’étais accroché, au point de lire l’article de trois pages en entier. Dans ce reportage, comme dans beaucoup d’autres que Gabrielle Roy a écrits pour

Le Bulletin des agriculteu­rs de 1940 à 1945, on voit germer le style qu’elle déploiera dans ses oeuvres littéraire­s. C’est avec des mots toujours simples et précis, agencés à sa manière bien à elle, qu’elle saura toucher le coeur de ses lecteurs. L’extrait suivant de La détresse et l’enchanteme­nt en est une illustrati­on : Plus tard, quand je fus à même d’analyser quelque peu ce qui nous était arrivé, j’ai pensé que nous avions été, Stephen et moi, comme ces papillons, ces phalènes, ces mille créatures de l’air que des ruses de la nature, une odeur, des ondes, mènent à leur rencontre sans qu’elles y soient pour rien. Et je me demande si la foudroyant­e attirance que nous avons subie, de tous les malentendu­s, de tous les pièges de la vie, n’est pas l’un des plus cruels. Précision du vocabulair­e et clarté de l’expression : voilà le modèle d’écriture que nous offre Gabrielle Roy. À nous d’y ajouter notre touche personnell­e, en suivant ce conseil de la romancière française Colette, soeur de plume de Gabrielle Roy : Il faut écrire avec les mots de tout le monde, mais comme personne.

 ?? ?? Une copie de l’article « Mort d’extrême vieillesse » de Gabrielle Roy, paru en février 1941 dans Le Bulletin des agriculteu­rs. Photo : Gracieuset­é Archives de la SHSB, Fonds Corporatio­n Maison Gabrielle-roy, Dossier 0406/1585/37
Une copie de l’article « Mort d’extrême vieillesse » de Gabrielle Roy, paru en février 1941 dans Le Bulletin des agriculteu­rs. Photo : Gracieuset­é Archives de la SHSB, Fonds Corporatio­n Maison Gabrielle-roy, Dossier 0406/1585/37

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