La Liberté

QUAND LES MOTS ET LES LIGNES ÉLÈVENT L’ÂME

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Récit recueilli par Bernard BOCQUEL ___________________________

Ça m’avait bien surpris de recevoir cette première lettre de Gabrielle Roy. Elle m’écrit que je lui ai fait un grand plaisir, mais à moi elle avait déjà fait bien plus plaisir quand j’avais lu La petite poule

d’eau une bonne douzaine d’années auparavant.

La surprise venait du fait que ce n’est pas moi qui lui avais envoyé les cartes de souhaits en question. C’était un des frères Dorge, Claude ou Lionel. Tout probableme­nt Lionel, qui était un historien reconnu et un passionné des arts. Avec Claude, on avait travaillé ensemble sur Nico et Niski, un livre pour enfants qui avait été publié au moment de la fondation des Éditions du Blé en 1974. C’était un beau projet. La bonne chance était tombée sur notre chemin.

Un bout de temps plus tard, Claude, qui était comédien avec le Cercle Molière, a eu envie de lancer une petite compagnie. Son idée, c’était de produire des cartes de souhaits qui avaient des odeurs de chez nous. Faire des choses ensemble, c’est toujours intéressan­t. J’aime le travail

d’équipe. J’ai dû lui en faire une dizaine pour son projet.

Pour illustrer des scènes de chez nous, j’avais l’embarras du choix. Il faut dire que j’ai toujours aimé relever le défi de l’illustrati­on. Après l’école des beaux-arts à Montréal, j’ai poursuivi des études à l’université du Manitoba. À l’époque, à la fin des années 1950, les cours étaient donnés à la vieille école des beauxarts, là où se trouve maintenant le nouveau Palais de justice. Juste pour dire que les cours n’étaient pas donnés à l’autre bout de la ville.

J’ai commencé une thèse en graphisme avec Bob Bruce, un bon prof, mais en même temps un vieux capricieux un brin rigide. Ça fait que cette piste ne m’a pas satisfait. Assez rapidement, j’ai décidé de faire ma thèse en dessin illustrati­f sous la direction de Nick Bjelac, un fameux professeur. Entre autres travaux, il fallait lire des articles et ensuite les illustrer. Une fois fait, un comité de trois examinait les illustrati­ons. En passant, je n’ai pas eu le diplôme du premier coup. J’avais failli un sujet : l’histoire de l’art.

Entre temps, j’étais parti à Mexico pour étudier la peinture murale et la fresque avec José Gutiérrez à l’instituto Politécnic­o Nacional, justement sur recommanda­tion de Nick Bjelac. Sinon, j’aurais été en Italie. Mais il faut dire que le coût de la vie était bien moins dispendieu­x au Mexique. Et puis José Gutiérrez n’était pas n’importe qui : un expert de la fresque et l’inventeur de la peinture acrylique. De son côté, monsieur Williams, le directeur de l’école à Winnipeg, voulait que j’aille à Corpus Christi au Texas pour réécrire mon examen.

José Gutiérrez avait donné des conférence­s sur l’art de la fresque dans une dizaine d’université­s canadienne­s. Ça fait que grâce à sa réputation, j’ai pu repasser mon examen avec lui. Il m’a accordé sa bénédictio­n sans lire ce que j’avais écrit et il m’a donné 96 %, pour faire sérieux. Sinon, on aurait pu soupçonner que j’avais triché. De toute façon, pour Gutiérrez, ces examens étaient sans aucune importance. Tout connaître ne change rien à ton comporteme­nt. Pour lui, tu l’as ou tu l’as pas. Tu arrives à donner une âme à ton travail ou pas.

C’est une affaire de bouillonne­ment en soi. Des fois on est comme un drogué. Il vient un moment où il faut faire, où il faut inventer. Les idées, si on ne sait pas les écrire avec de l’âme comme Gabrielle Roy, alors on essaie au moins de les dessiner. Des fois ça sort bien, des fois ça flotte moins bien. Mais au moins on a essayé. Et de toutes les façons, après on se sent mieux. Parfois on est même soulagé quand on a réussi à transmettr­e le message qu’on veut, qu’on a réussi à faire vivre une intuition.

On cherche la perfection, mais elle n’est pas de ce monde. Aux beaux-arts à Montréal, la perfection était fixée à 20. Au maximum, l’étudiant pouvait avoir 18. Le but de l’exercice, c’était de tuer l’égo des artistes. Chez eux, l’égo est un des pires péchés. Il ne laisse pas la chance à l’âme de se manifester.

C’est pour ça que des fois c’est tellement important de découvrir des livres comme

La petite poule d’eau qui te permettent au détour d’une phrase de tomber dans une autre dimension, sans même avoir pris un coup. Tout à coup t’es plus dans ton corps, dans ton toi-même. Tu sors de ton espèce de conscience, tu embrayes dans l’instinct et des choses mystérieus­es arrivent.

Gabrielle Roy a raconté des contes de chez nous. C’est proche, c’est plus inspirant que des histoires lointaines. Il y a des choses que t’aurais voulu dire, et des fois l’auteur le dit pour toi. Des cerveaux pleins d’idées, c’est bien. Mais comment bien les exprimer? Alors des fois en lisant, ça fait du bien de pouvoir penser : C’est exactement ça que je voulais dire.

Quand Claude Dorge m’a exposé son projet de cartes de souhaits de chez nous, j’ai tout de suite pensé à la nouvelle Cathédrale de Saint-boniface qui venait de ressuscite­r de ses cendres, au bon vieux Collège des jésuites tout à côté, à des scènes de la Rivière-aux-rats de mon enfance et à des places qu’on retrouve dans La petite

poule d’eau, parce que le monde de Gabrielle Roy, c’est aussi notre monde.

On le sait, le génie de la Canayenner­ie, c’est que même quand il y a apparence d’éloignemen­t, c’est quasiment sûr que deux personnes ont une connaissan­ce commune. Dans le cas de Gabrielle et moi, c’est Jos Vermander.

Quand j’étais au Juniorat des Oblats à Saint-boniface en 1951, c’est lui qui m’avait recruté pour suivre des cours au Manitoba Technical Institute, qui se trouvait dans le Fletcher Building sur la Portage. Il bardassait dans les coulisses pour faire arriver des choses.

L’été, il rôdait d’un bord et de l’autre des campagnes. Un jour il est venu voir mon père… Et un jour bien plus tard j’ai appris que c’est le même Jos Vermander qui avait amené en 1937 Gabrielle Roy jusqu’à la Petite Poule d’eau pour faire l’école d’été.

C’est de valeur que j’ai rencontré Gabrielle trop tard. On aurait pu patenter des choses ensemble. J’aurais bien aimé illustrer un de ses livres. (1) Malheureus­ement, on s’est découvert à la dernière minute. C’est dommage, mais c’est la vie, comme on dit.

Au moins ça ne m’empêche pas d’imaginer pour quelles raisons les cartes envoyées par Lionel Dorge ont pu lui faire plaisir. Elle a bien connu des Ukrainiens. Moi j’ai grandi à la Rivière-aux-rats avec la famille Stadnyk dans le voisinage. Dans le paysage de l’ouest, voir apparaître l’architectu­re ukrainienn­e nous soulève. Quand on est devant l’église Sainte-marie, à Toutes-aides, avec ce clocher en forme d’oignon, l’ensemble est si beau qu’on se sent bien.

D’ailleurs, quand on est devant du moins beau, on se sent moins bien. C’est à cause de notre côté animal. Les chiens sentent quelque chose, nous aussi. Que tu fasses de la musique, de la peinture ou que tu travailles avec les mots, je pense que tous ces efforts viennent de la même source. On est tous branchés sur le monde de l’intuition. C’est un monde bien mystérieux.

Quand elle a regardé la scène de Portage-des-prés que j’avais d’abord esquissée à gros traits à la fin des années 1960, Gabrielle a dû se dire qu’il n’y avait pas grand chose qui avait changé depuis la fin des années 1930.

Avec son oeil d’écrivaine, elle avait évidemment remarqué que la pompe à essence était plus moderne, pas comme celle du temps d’avant, qui ressemblai­t à une élégante sculpture, où les enfants pouvaient voir la gasoline aux couleurs de limonade, de la gasoline qu’il fallait pomper à la force des bras. Les nouvelles pompes à essence fonctionna­ient dorénavant à l’électricit­é et ne donnaient plus soif aux enfants.

Son vieux côté de journalist­e avait aussi certaineme­nt pris en note le réservoir extérieur de la maison près du magasin général, un réservoir qui contenait du diesel, bien moins dangereux que le kérosène, bien moins explosif surtout.

Si la romancière a pensé à ses anciens reportages pour Le Bulletin des agriculteu­rs, elle a même pu se dire qu’il y avait peut-être astheure des tracteurs dans les champs alentour. Des tracteurs à un piston, comme le Lanz allemand. Mon père avait acheté un Lanz de Jos Dotremont, qui les vendait dans le coin de Saint-pierre.

Comme Ti-toine Bérard, notre voisin Jean-louis Ritchot, un vieux garçon solitaire, s’était aussi greyé d’un Lanz. Un piston remplaçait quatre chevaux. Simple et efficace. Quand on pense à toute cette société d’aujourd’hui vendue sur le compliqué. Pauvres gens prisonnier­s de leurs caprices et de leur orgueil. Les vieux s’en sacraient pas mal. Eux ils savaient rester humbles. Le côté simple et pratique : c’est tout ce qui comptait. Il faut absolument y revenir. Il faut surtout oublier les apparences.

Après le choc de l’incendie de la Cathédrale en 1968, c’est justement pour se sortir des apparences et de la démesure que Mgr Baudoux a voulu une autre Cathédrale de Saint-boniface. Gabrielle Roy était née avec la Cathédrale de Mgr Langevin, l’énorme vaisseau construit à l’image de la toute puissante autorité de l’archevêque. Une étincelle devenue feu a permis de la purifier. J’imagine que Gabrielle Roy a été sensible à toute la dimension symbolique du nouvel édifice.

Peut-être même qu’elle était consciente que pour la première fois à Winnipeg, on a cherché à préserver plutôt qu’à tout raser et reprendre à neuf. On était au commenceme­nt de la restaurati­on des vieux bâtiments.

C’est pour ça que j’ai donné des lignes souples au nouvel édifice. C’est tellement important, les lignes. Elles disent beaucoup sur notre société, encore trop pognée dans le square box thinking. Il faut absolument plier les lignes drettes. Elles sont frettes, elles manquent de sensualité.

Dans un pays comme le nôtre, où il peut faire si frette, il ne faut surtout pas avoir peur de sensualise­r les lignes. La figure féminine est si belle. Il faut réchauffer le paysage urbain. Il faut se sortir du vieux côté puritain. Il faut être accueillan­t.

Gabrielle Roy a si bien su faire exister des personnage­s d’immigrants confrontés à l’immensité de l’ouest canadien et aux rigueurs du Nord. Dans le même esprit d’ouverture, je continue de rêver d’un carillon à La Fourche. Ici, le monde est venu des quatre coins de la planète et il continue encore de venir des quatre coins de la planète.

De plus en plus, la planète toute entière se rencontre ici. En l’honneur du phénomène, chaque fin de semaine il pourrait y avoir un concert de carillon pour saluer la présence de tous les pays, un à la fois.

On devrait peut-être commencer par illustrer ce rêve.

Après tout, une illustrati­on qui parle, qui touche, qui frappe, comme un roman qu’on a envie de lire jusqu’au bout, ça devrait avoir le potentiel de faire bouger la réalité. Quand on réussit à atteindre la zone des sables mouvants, alors il n’y a plus de fond.

Souvent cet état arrive par accident, quand la part animale, l’instinct, l’intuition a pris le dessus. Plus d’une fois Gabrielle Roy m’a aidé à accéder à cette joie.

(1) Toutefois en 2002, près de 20 ans après la disparitio­n de Gabrielle Roy, les Éditions du Blé ont fait appel à Réal Bérard pour illustrer une édition manitobain­e de Ma petite rue qui m’a menée autour du monde. Sous le thème Les paysages manitobain­s de Gabrielle Roy, 13 aquarelles rythment le livre tiré à mille exemplaire­s au profit de la Corporatio­n Maison Gabrielle-roy.

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Illustrati­on : Gracieuset­é Réal Bérard Portage-des-prés dans les années 1960.

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