L’if de nos forêts se fait piller
Les branches de l’if du Canada sont convoitées par des entreprises pharmaceutiques de calibre mondial, et plusieurs cueilleurs en prélèvent des quantités astronomiques sans permis dans nos forêts québécoises. Uniquement au Saguenay–Lac-SaintJean, les autorités estiment qu’il se sera écoulé environ 250 000 kg d’ifs sur le marché noir cette année.
La récolte d’ifs sur les terres de l’État est autorisée seulement pour approvisionner des usines de transformation qui sont situées au Québec. Et un permis est nécessaire pour procéder à la récolte. Sauf qu’actuellement, aucune usine de transformation n’est en fonction dans la Belle Province. La récolte, qui s’effectue sur les terres de la Couronne provinciales, est donc interdite. Au Saguenay–Lac-Saint-Jean, des constats d’infraction d’un montant minimal de 450 $ chacun ont été remis à 14 cueilleurs interceptés. Ce nombre est minime, si l’on considère qu’il y aurait 350 personnes qui récoltent ce conifère sans autorisation dans cette région seulement. « La récolte illégale, qui avait diminué en 2014, affiche une recrudescence en 2015. C’est dommage, car les cueilleurs non autorisés n’emploient pas toujours les méthodes appropriées et ça menace la pérennité de la ressource », se désole Catherine Thibeault, responsable des communications au bureau régional du Saguenay–Lac-Saint-Jean du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs.
Une situation généralisée
Un résident de la Mauricie, qui désire garder l’anonymat, a mentionné à la Terre que la récolte sans permis de l’if du Canada était un réel fléau dans sa région. Près de La Tuque, il a dit avoir visité des sites où des cueilleurs non autorisés ont récolté des ifs en les coupant à la débroussailleuse. « Au lieu de prendre une trentaine de centi- mètres de chaque branche, ils ont complètement rasé les arbustes. Il n’y aura plus jamais d’ifs qui repousseront à cet endroit », a-t-il déploré. Lui qui connaît bien le marché de l’if a affirmé que les cueilleurs non autorisés déroberont trois millions de kilogrammes d’ifs dans les forêts du Québec cette année. « Une estimation très conservatrice », a-t-il précisé.
De son côté, le biologiste Luc Godin, anciennement de la Coopérative forestière de Ferland-Boilleau, a reçu des appels de gens lui ayant rapporté qu’il y avait des postes d’achat d’ifs au Bas-Saint-Laurent, sur la CôteNord et à Saint-Ludger-de-Milot (au nord-est du Lac). « Des prélèvements sans permis, il y en a énormément. Une compagnie pharmaceutique du Nouveau-Brunswick achète des ifs sous prétexte qu’ils ont été cueillis en forêt privée, mais à Saint-Ludger-de-Milot, il n’y a pas de forêt privée. C’est un vrai non-sens! » dénonce-t-il.
En fait, l’entreprise qui revient souvent dans les discussions, c’est la néobrunswickoise Chatham Biotec Ltd. Celle-ci convertit la taxane contenue dans l’if du Canada en un ingrédient pharmaceutique actif ayant des propriétés anticancérigènes. C’est cette compagnie qui achèterait des volumes importants récoltés par des cueilleurs non autorisés.
« Cueilleurs demandés »
Une annonce affichée dans un dépanneur en Mauricie et sur Internet indique : « Cueilleurs demandés. Nous achetons l’if du Canada (sapin traînard). Payé à la livre et sur livraison. Infos : René Camirand. 418… »
Le journaliste de la Terre a contacté cet acheteur en se faisant passer pour un cueilleur potentiel. « Je te fournis les sacs, tu les remplis, je les pèse. Je paye en argent. Je donne 0,50 $ la livre », a mentionné M. Camirand. Il a insisté sur le fait qu’il achetait des ifs en provenance de terres autochtones et de forêts privées où le « syndicat des forêts » n’a aucune autorité. Il a dit demander de couper les tiges d’un maximum de 14 po de longueur afin de ne pas nuire à la régénération. Toujours sous le couvert de l’anonymat, le journaliste lui a précisé qu’il cueillerait les ifs en forêt publique. M. Camirand est demeuré flou, mais a globalement assuré que la récolte des ifs « c’est sûr que c’est légal ». Interrogé sur le commerce de l’if, il a répondu qu’une « biotech » canadienne effectuait un premier traitement de la ressource et que la matière était ensuite envoyée en République tchèque pour les étapes de finition. En fin de discussion, lorsque le journaliste a demandé à qui il vendait ses ifs, le ton a changé. « Tu t’en vas pas mal dans les détails, tu me donnes des doutes.
Normalement, on se rencontre. Je regarde avec qui je fais affaire. J’aime ça rencontrer le monde avec qui je fais affaire. Après ça, on parlera plus des détails. » M. Camirand a alors invité la Terre à chercher les réponses à ses questions sur Internet. Le lendemain, le journaliste l’a recontacté en lui disant avoir effectué quelques recherches et que, selon les informations recueillies, la vente d’ifs du Québec se faisait auprès d’une compagnie du NouveauBrunswick, nommée Chatham Biotec. Quand la Terre lui a redemandé si les ifs qu’il recueillait étaient bien vendus à cette entreprise, il a répondu « oui ». Questionné ensuite sur la légalité associée à la vente d’ifs à la compagnie Chatham, il a décidé de terminer la discussion en mentionnant : « Ce n’est pas une job pour toi. Et je n’ai plus affaire à toi. »
La Terre a contacté l’entreprise Chatham Biotec Ltd. pour lui demander si elle achetait bel et bien des ifs dans la Belle Province. La réceptionniste a affirmé que des achats d’ifs étaient effectués « dans les réserves indiennes du Québec ». Un représentant de Chatham, Jean-Paul Landry, a mentionné qu’il n’avait aucun avantage à parler à un journaliste.