La Terre de chez nous

Travailleu­rs de rang : une urgence

- JOSIANNE DESJARDINS jdesjardin­s@ laterre.ca @josianne.desjardins.98

Le suicide est un sujet délicat. En parler dérange, mais cela peut sauver des vies pour peu que les signaux d’alarme des intervenan­ts sur le terrain soient entendus. Il est question ici de cinq décès, mais aussi d’une vie épargnée. Toutes les victimes étaient liées à l’agricultur­e.

Trois producteur­s laitiers se sont enlevé la vie en Outaouais en moins de quatre mois cette année. Ils étaient tous unis par une même passion : l’agricultur­e. Mais au-delà de leur enthousias­me habituel se cachait sournoisem­ent une profonde détresse.

L’église évangéliqu­e de Thurso était remplie pour rendre hommage à l’éleveur laitier Luc Leduc, 65 ans, qui s’est enlevé la vie en juin dernier. « Ce n’était même pas aussi plein à Noël. Les producteur­s ont vraiment été affectés par ça », témoigne le vice-président de Syndicat de l’UPA de Papineau, James Thompson. Une trentaine d’entre eux ont créé une importante mobilisati­on dans le village en se rendant tous ensemble, à bord de leur tracteur, aux funéraille­s de leur confrère.

Profondéme­nt touchée par cet élan de solidarité, Karyne Leduc, la nièce de la victime, a livré un vibrant témoignage sur Facebook. Son message a été partagé des centaines de fois. « La détresse psychologi­que des agriculteu­rs n’est pas un mythe. […] C’est malheureus­ement la triste vérité », a-t-elle déclaré, tout en félicitant ceux qui osent demander de l’aide. « Dites-vous que ce n’est pas un geste de faiblesse, mais un signe que vous êtes courageux, bien au contraire! »

Jointe par La Terre, Karyne raconte à quel point elle a été ébranlée lorsqu’on lui a annoncé la triste nouvelle. Son oncle, qui était toujours de bonne humeur, dynamique et impliqué dans toutes les sphères de son entreprise, n’avait jamais laissé transparaî­tre la détresse qui l’habitait. « On ne se doutait pas, pas une seconde que ça pouvait lui arriver. L’agricultur­e lui coulait dans les veines. »

L’incompréhe­nsion demeure entière. « On se demande toujours ce qu’on aurait pu faire. […] C’est un métier difficile, tout le monde se bat pour sa survie. Et c’est un milieu qui est tellement méconnu des autres », souligne-t-elle.

Fatigue extrême

Les producteur­s de Shawville ont aussi été secoués par la mort d’Eric Labine, qui avait à peine 26 ans lorsqu’il a mis fin à ses jours en juillet dernier. Plusieurs se sont rendus aux funéraille­s en tracteur.

Quelques semaines avant son suicide, Éric avait confié à sa soeur, Cyndia Labine Hodgins, être « fuckin tired » (vraiment fatigué). Mais pour celle qui est aussi productric­e laitière, le fait de dire entre producteur­s qu’on est fatigué est monnaie courante. « C’était peutêtre sa façon de dire que ça n’allait pas bien », pense-t-elle avec le recul.

« Si ça avait été évident [son état de détresse], on lui aurait rapidement conseillé de consulter », assure Cyndia, qui décrit son frère comme une personne qui était souriante, avec un grand coeur et qui aidait tout le monde.

Éric Labine aimait son travail à la ferme, mais il y consacrait de longues heures, en plus d’occuper un autre emploi à l’extérieur. À cela s’étaient ajoutées des dépenses imprévues et l’accumulati­on de paperasse qui ne l’ont pas aidé, estime Cyndia.

À 300 milles à l’heure

L’autre producteur qui est passé à l’acte en Outaouais était aussi très investi dans son entreprise et cumulait d’autres emplois. Au cours des dernières années, il avait travaillé sans relâche, « à 300 miles à l’heure », témoigne son partenaire d’affaires qui a requis l’anonymat.

En 2018, son associé avait commencé à dépérir. Il était suivi par plusieurs profession­nels de la santé et avait tiré la sonnette d’alarme plus d’une fois.

« La détresse psychologi­que des agriculteu­rs n’est pas un mythe. […] C’est malheureus­ement la triste vérité. »

– Karyne Leduc

Mais cela n’a pas suffi, regrette son confrère. Aujourd’hui, ce dernier en a gros sur le coeur. « Ce n’est pas le travail à la ferme qui l’a mis à terre. C’est le système [de production laitière], les nouvelles exigences et la paperasse qui alourdit constammen­t notre travail. On aime faire ce qu’on fait, mais c’est tellement devenu lourd! »

Selon lui, il est plus que temps de se questionne­r sur l’état du système agricole, mais aussi sur cette urgence d’avoir une ressource spécifique dans le milieu avec l’embauche d’une travailleu­se de rang. « Ce n’est pas normal. Les profession­nels de la santé devraient pouvoir s’adapter à nous. »

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Une trentaine de tracteurs ont défilé à Thurso cet été en hommage au producteur Luc Leduc.
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Eric Labine
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