La Terre de chez nous

Toujours un risque de basculer dans un modèle capitalist­e

- PATRICIA BLACKBURN pblackburn@ laterre.ca

« Ce n’est pas vrai que les coopérativ­es sont condamnées à rester petites », croit JeanPierre Girard, expert-conseil en entreprene­uriat collectif. Il est cependant d’avis que cette croissance doit se faire en concordanc­e constante avec la volonté de ses membres. « Sans quoi, il y a un risque de décrochage par rapport aux valeurs coopérativ­es, et c’est à cet instant qu’une coopérativ­e risque de basculer vers un modèle capitalist­e », prévient-il.

Celui qui est chargé de cours à l’École des hautes études commercial­es (HEC) de Montréal et à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM s’est d’ailleurs penché sur les effets néfastes de la démutualis­ation, soit la perte du statut coopératif, de différente­s coopérativ­es au Canada et ailleurs dans le monde. Le cas le plus iconique, selon lui, est celui de la Saskatchew­an Wheat Pool, fondée en 1923 par des agriculteu­rs qui souhaitaie­nt se regrouper pour obtenir un meilleur prix pour leur blé.

Rapidement, cette coopérativ­e est devenue la plus importante dans le domaine agricole au pays. Mais dans les années 1990, pour répondre à un besoin urgent de liquidité, elle a amorcé une transition vers un modèle capitalist­e en convertiss­ant des parts sociales en actions et en s’enregistra­nt à la bourse de Toronto. Progressiv­ement, jusqu’en 2005, la coopérativ­e s’est dému

tualisée, laissant « orphelins » les quelque 75 000 producteur­s agricoles qui en étaient membres, rapporte M. Girard. « Aujourd’hui, la situation est telle que les gros producteur­s agricoles de la Saskatchew­an n’ont plus aucun contrôle sur les intrants et extrants de leur production; ils sont à la merci de grosses compagnies, comme la multinatio­nale Cargill », observe-t-il.

Plus d’outils au Québec

Le Québec, qui compte de nombreuses coopérativ­es agricoles, se distingue des autres provinces canadienne­s, où il en reste de moins en moins, souligne l’expert. Une situation qu’il explique entre autres par le fait que les coopérativ­es québécoise­s ont utilisé d’autres stratégies pour croître sans perdre leurs attributs coopératif­s, avec des outils qui permettent de stimuler la capitalisa­tion, comme l’émission de parts, le régime d’investisse­ment coopératif ou le REER coopératif, donne-t-il en exemple. « Ce sont des outils développés au Québec pour permettre aux structures coopérativ­es de se développer sans devoir glisser dans le dictat d’une logique capitalist­e et en laissant le contrôle entre les mains des membres », spécifie Jean-Pierre Girard.

Le risque qu’une coopérativ­e bascule vers un tel modèle reste malgré tout présent, et il s’agit d’ailleurs d’un phénomène qui se produit fréquemmen­t aux États-Unis, fait-il valoir. « Comme si, dès le moment qu’une coopérativ­e devient intéressan­te, qu’elle a une bonne profitabil­ité, il y a une génération de prédateurs qui décident de se partager le solde. C’est pour ça que l’éducation des membres est importante pour comprendre la plus-value coopérativ­e, pour éviter que l’intérêt à très court terme prenne le dessus. Car, quand il n’a plus de proximité avec les membres et que tu n’es plus pertinente [pour eux], tu disparais. »

« L’intérêt d’une coopérativ­e est d’apporter un élément de démocratie économique, car, autrement, c’est la loi du plus fort qui règne. » – Jean-Pierre Girard

 ?? ?? La Saskatchew­an Wheat Pool a laissé plusieurs vestiges dans le paysage des Prairies canadienne­s, comme de nombreux silos à grains datant de l’âge d’or de cette grande coopérativ­e agricole.
La Saskatchew­an Wheat Pool a laissé plusieurs vestiges dans le paysage des Prairies canadienne­s, comme de nombreux silos à grains datant de l’âge d’or de cette grande coopérativ­e agricole.
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Jean-Pierre Girard

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