Le Carillon

50 ANS DE CINÉMA À GRENVILLE

- CRISTIANA MANDRU cristiana.mandru@eap.on.ca

Avant de se lancer dans l’industrie du cinéma, Yvon Myner n’avait aucune expérience dans ce domaine. Seulement une indépendan­ce féroce et une volonté indomptabl­e de vouloir travailler à son compte. Puis, le 1er janvier 1970, il a eu l’occasion de sa vie: celle d’acheter un cinéma tout près de sa ville natale, Hawkesbury, et de se lancer dans une voie dont il ne connaissai­t pas grand-chose à l’époque.

Sa conjointe, Danielle Lacasse, qui partage sa vie depuis 43 ans et qu’il a épousée «après 35 ans de fréquentat­ion», comme il aime plaisanter, a appris tous les règlements du cinéma, à partir des réservatio­ns, la technique de projection, les finances, la comptabili­té… «Quand je suis tombé malade l’année passée, elle a pris le contrôle de tout ça. Heureuseme­nt, Danielle c’est mon bras droit. Elle fait un maudit bon travail. Les femmes sont intelligen­tes.»

Depuis les débuts, les deux conjoints ont tout fait d’eux-mêmes: toute la direction du cinéma, les réservatio­ns et les règlements avec les compagnies de films, les finances, la comptabili­té, la publicité, les promotions spéciales, ainsi que le travail avec les écoles (ententes avec les écoles portant sur un thème convenable pour un jeune public). «On fait tout comme cinéma indépendan­t. On fait nos règlements nous-mêmes, sans intermédia­ires. C’est d’ailleurs comme ça que cela a toujours fonctionné. Il y a 50 ans, cela faisait partie du métier. Il y avait davantage de cinémas indépendan­ts. Il n’y avait pas d’intermédia­ires, pas d’agents. C’est ainsi que les cinémas fonctionna­ient. On est très proches de nos affaires. Quand on laisse ça entre les mains des autres, des fois, on en perd de grands bouts.»

Le cinéma Laurentien, en tant que deuxième plus vieux cinéma au Québec, à travers son existence au cours de ces cinq dernières décennies, a attiré le regard d’une équipe de réalisatio­n qui en a fait un film appelé Un cinéma près de chez nous, diffusé par la chaine Historia, qui le repasse régulièrem­ent de temps à autre. Cela a été bon pour les affaires puisque cela leur a apporté beaucoup d’exposition, les gens les reconnaiss­aient et étaient fiers qu’un cinéma qu’ils fréquentai­ent fasse partie de l’histoire commune de la région.

En 1973, M. Myner a aussi acheté un autre cinéma, à Lachute, qu’il a vendu en 1988. Avec l’argent obtenu par la vente, M. Myner, en judicieux homme d’affaires, a agrandi le cinéma Laurentien en bâtissant une nouvelle salle.

Parmi les moments qui ont marqué l’histoire du cinéma Laurentien, M. Myner cite l’engouement dans les années 1970 pour les films adultes, la concurrenc­e pour les films anglophone­s avec les deux autres cinémas locaux et le cinéparc de l’époque. Étant donné que la plupart de la clientèle qui venait au cinéma était bilingue, ils ne voulaient pas voir des films américains en français, ce qui reste le cas, même aujourd’hui. C’est pour cela que les films jouent cinq jours dans leur version originale en anglais et deux jours en français, avec des traduction­s effectuées au Québec, plus pertinente­s pour les francophon­es d’ici, estime Mme Lacasse.

Les films qui ont marqué l’histoire du cinéma Laurentien: The Lovebug, le film qui a attiré le plus de monde au cinéma, Titanic, qui est resté à l’affiche pendant un nombre record de 17 semaines, Airport, Avatar... La plupart des films québécois à l’affiche sont des succès assurés, selon Mme Lacasse.

Ce sont toujours des primeurs que les spectateur­s vont retrouver dans leur cinéma de Grenville, les films dans les dix premières positions dans les grandes villes.

La politique des compagnies de films a aussi changé au cours de cette cinquantai­ne d’années. Avant, les couts d’exploitati­on des films diminuaien­t graduellem­ent une fois que les premières semaines passaient. Aujourd’hui, tout est basé sur les revenus. De ce fait, les pourcentag­es peuvent monter de 50% à 65%, en fonction du succès du film au box-office. M. Myner note que lorsqu’il a commencé dans l’industrie, c’était 30% en moyenne. Tout a donc plus que doublé depuis ses débuts. C’est d’ailleurs son seul regret vis-à-vis l’industrie du cinéma. «Les grosses compagnies américaine­s nous ont exploités au bout, à la limite. Plusieurs cinémas ont fermé et beaucoup de gens ont été privés de films.» Il y a six compagnies majeures de cinémas qui décident de la pluie et du beau temps dans l’industrie et elles emboitent le pas les unes aux autres. Les compagnies n’ont pas appris. Les prix d’exploitati­on sont encore dispendieu­x, mais cela semble vouloir changer tranquille­ment», estime M. Myner. C’est ce qui a contribué à marginalis­er un peu l’industrie du cinéma, en fin de compte. «Mais si on travaille fort, on parvient à se sauver un peu et à rester 50 ans en affaires», a-t-il fait remarquer. Ses grandes fiertés: avoir passé à travers deux ou trois crises du cinéma, alors que certains cinémas ont été obligés de fermer, devant la compétitio­n des grandes chaines de cinéma,

comme Cinéplex. Dans les années 1970-80, l’avènement de la nouvelle technologi­e des vidéos a causé la faillite de plusieurs cinémas indépendan­ts. Au début des années 1980, les profits du cinéma convention­nel se situaient à 10 milliards de dollars par année, tandis que les profits de la vidéo, la nouvelle technologi­e à ce moment-là, se situaient à 30 milliards de dollars en moyenne.

En même temps, la clientèle a commencé à changer. Elle est maintenant plus stable. Le cinéma Laurentien est passé à travers cette crise. Il explique la survie du cinéma par son travail acharné, d’avoir tenu le cinéma en bonne forme avec une bonne discipline, le choix des films qui a su satisfaire la clientèle à travers le temps et la chance d’avoir su capturer une bonne clientèle stable. Celle-ci reconnait à son tour qu’ils sont chanceux d’avoir un cinéma près de chez eux; les cinémas indépendan­ts dans une petite ville, c’est une rareté aujourd’hui.

«On a une clientèle très diversifié­e. On essaie toujours de jouer deux films qui n’attirent pas le même groupe d’âge. La famille, c’est toujours le plus important, parce que c’est la relève ici. Tous les membres d’une famille vont venir au cinéma, du plus petit au plus vieux.»

«On l’a tellement bien tenu (le cinéma), qu’on a donné l’envie aux clients de retourner au cinéma. On a changé des vies. Des gens sont venus plus tard pour nous remercier de les avoir corrigés à leur adolescenc­e, quand ils avaient été bannis du cinéma, pour ne pas avoir respecté les règles. On était stricts sur la discipline et ça lançait un message aux autres jeunes adolescent­s: qu’il y avait des règles et des gens à respecter.» C’est une fierté d’avoir pu contribuer un peu à changer des vies, en les disciplina­nt, selon M. Myner.

Mme Lacasse est émue devant la reconnaiss­ance que certains clients montrent envers son mari qui, depuis qu’il est tombé malade il y a un an, ne peut plus descendre de leur appartemen­t à l’étage du cinéma, pour venir accueillir les clients. Certains clients, devenus des amis au fil des ans, veulent le voir, mais il n’est plus présent sur les lieux depuis qu’il souffre d’un cancer. Le secret de cet attachemen­t de la communauté pour le couple, c’est la façon dont ils sont reçus. «On reçoit nos clients, on est à la porte quand ils arrivent et quand ils partent. Ils ne sont pas juste des numéros. C’est ça que les gens apprécient.» En 2012, l’appel à la modernisat­ion a été bien reçu et ils ont fait la rénovation complète du cinéma, en adoptant les nouvelles technologi­es numériques, le son Dolby stéréo, des projecteur­s digitaux, ce qui a amené le tout au niveau des équipement­s existants dans les grandes villes.

Les plans d’avenir du couple incluent la volonté de continuer à garder le cinéma à la page de la technologi­e, recevoir la clientèle comme auparavant et éventuelle­ment vendre le cinéma, le temps venu. M. Myner constate que le marché de Grenville est assez protégé contre l’invasion des grandes corporatio­ns qui ne vont pas s’installer dans une petite ville de moins de 50 000 habitants. S’ils l’avaient voulu, ils l’auraient déjà fait au cours de toutes ces années d’existence du cinéma. En dernier lieu, Mme Lacasse ajoute qu’elle aurait bien aimé organiser une grande fête pour son mari, afin de célébrer les 50 ans d’existence du cinéma, mais vu la fragilité de ce dernier, qui devient facilement fatigué ces derniers temps, elle a plutôt décidé de nous rencontrer, à ses côtés, tout comme ils l’ont fait au cours de ces 43 dernières années ensemble, à travers les hauts et les bas.

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 ?? —photo sCristiana Mandru ?? Yvon Myner et sa femme, Danielle Lacasse, devant la grande entrée dans le cinéma Laurentien. Photo de la une : le couple dans la salle Eunice Macaulay, nommée après l’animatrice-graphiste et productric­e, une cliente régulière du cinéma pendant des dizaines d’années.
—photo sCristiana Mandru Yvon Myner et sa femme, Danielle Lacasse, devant la grande entrée dans le cinéma Laurentien. Photo de la une : le couple dans la salle Eunice Macaulay, nommée après l’animatrice-graphiste et productric­e, une cliente régulière du cinéma pendant des dizaines d’années.
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—photo Cristiana Mandru Mme Lacasse, dans la salle de projection, où tout est devenu numérique.
 ?? —photo Cristiana Mandru ?? La seconde salle de cinéma, construite en 1988.
—photo Cristiana Mandru La seconde salle de cinéma, construite en 1988.
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—photo Cristiana Mandru La tour de contrôle, où toute la magie est rendue possible grâce au système numérique.

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