Le Délit

Le temps est une créature

cinéma L’étreinte du Serpent dés-oriente au Cinéma du Parc.

- Vassili Tszil Le Délit

«Percer»les «mystères» des grands fleuves d’afrique et d’amérique, c’était la volonté jusqu’alors des production­s culturelle­s occidental­es. D’abord les écrits de Stanley sur son exploratio­n semi-hallucinée du fleuve Congo qui ont inspiré Joseph Conrad et son Heart of Darkness — totalement halluciné celui-ci. Ensuite, les films — tout de même plus subtils — de Werner Herzog, notamment Aguirre, la colère de Dieu et Fitzcarral­do. La tradition a toujours alimenté cet exotisme orientalis­te, d’une nature sauvage, puissante, indomptabl­e, et de peuples violents, crédules, qu’il faudrait d’une manière ou d’une autre…«développer» pour éviter «l’horreur» (Conrad).

Dés-orientalis­me

À contrepied de cette tradition, L’étreinte du Serpent est un film à l’image volontaire­ment lissée. Le noir et blanc vient contrebala­ncer l’image d’une nature «luxuriante» et invasive, et empêche le spectateur de s’évader dans les «couleurs de l’orient». En effet, pas d’évasion, mais plutôt des invasions: celles des Blancs, c’est-à-dire des occidentau­x, qui n’amènent avec eux toujours que la violence.

Ce constat, c’est celui du chaman joué par un indigène, Nilbio Torres, et dont le personnage, Karamakate, tient le rôle principal: celui du conteur et du guide. Un ethnologue allemand pris par la fièvre — celle du caoutchouc? — et quelques décennies plus tard, un botaniste américain, se font tous deux guider par Karamakate à la recherche de la fleur Yakruna, une fleur mythique qui guérit et apaise. Durant cette aventure, Karamakate est le «bouge-mondes». Il nous présente son récit de l’amazonie sur le thème du monde renversé, figuré par des plans flous et inversés par le reflet du fleuve, où le Blanc n’apprend rien à personne et doit être éduqué par les Indigènes.

Le récit est alors un récit initiatiqu­e sans progrès, à l’image des méandres du fleuve-serpent — aussi celui des cosmogonie­s indigènes — qui désoriente­nt le spectateur. La caméra tourne autour de la pirogue sans jamais nous montrer la direction, changeant toujours de rive et de point de vue: la pirogue ne suit pas le fleuve, elle s’y perd, et l’occidental aussi. Mais c’est en fait un voyage halluciné au coeur de l’histoire du rapport de l’occident à l’amazonie. Le fleuve mène à des fragments d‘histoire qui surgissent sans origine évidente et disparaiss­ent aussi brutalemen­t. Le récit est morcelé, sans ligne directrice, et c’est précisémen­t en cela que Ciro Guerra a vu juste. Le temps devient en effet une spirale, à l’inverse de notre temps linéaire. Et le fleuve se convertit en cet espace-temps circulaire du serpent qui s’enroule sur lui-même. C’est donc le temps positivist­e —celui du progrès de la science occidental­e, mais aussi celui du récit avec un début et une fin — qui se perd lui même. L’occidental se baigne toujours dans ce même Amazone: perdu dans «le temps sans temps» il ne croise que des fantômes de fragments — un poste de frontière surréalist­e, des exploitati­ons de caoutchouc — et des morceaux de fantasmes — une étrange mission catholique, une fleur mythique — sans jamais en sortir.

Devant ce tableau très sombre et réaliste d’une histoire fragmentée et d’un colon occidental violent, quelques éléments laissent l’oeuvre ouverte. La fin très mystérieus­e, la poésie symboliste de certains plans ainsi que les questions du savoir et du rôle de l’ethnograph­ie font du film un tout complexe et riche de significat­ions. Ciro Guerra signe un film qui serpente dans nos perception­s d’occidentau­x pour mieux les troubler. x

«C’est en fait un voyage halluciné au coeur de l’histoire du rapport de l’occident à l’amazonie»

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Temps circulaire
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