Le Délit

La «discrimina­tion positive» en question

La «discrimina­tion positive» est-elle un frein à l’émancipati­on des minorités?

- Auguste rochambeau Le Délit clayt0n lapomme

Maîtrisez les savoirs, et vous maîtrisere­z le peuple. À travers les âges, on peut trouver de nombreux exemples où l’éducation, servant à signifier le rang social, était restreinte, voire interdite, aux classes les plus basses. Si l’on s’attarde par exemple sur les Etats-unis, il était interdit dans de nombreux Etats du sud que les esclaves puissent apprendre: un esclave éduqué est un esclave dangereux. Ainsi, à la fin de l’esclavage, quand les premières écoles acceptant les Noirs furent ouvertes, on y vit se bousculer un peuple auquel les plaisirs de la connaissan­ce avaient été niés trop longtemps. Aujourd’hui encore, l’éducation joue un rôle phénoménal dans la résorption des inégalités : selon The journal of Blacks in Higher education, les Noirs ayant un diplôme de niveau baccalauré­at gagnent 95% du salaire moyen des Blancs ayant un niveau d’éducation similaire. À ce niveau de qualificat­ion, le racisme semble avoir un effet quasi nul. Autrement dit, si l’on résolvait l’écart d’éducation — plus de 30% des Blancs ont un niveau égal ou supérieur au baccalauré­at, contre 20% des Noirs — il serait possible de diminuer une importante partie de l’écart social racial. Toutefois, depuis plusieurs dizaines d’années, une certaine approche des relations raciales, les affirmativ­e actions, semblent mettre en danger l’efficacité du système scolaire à résorber les inégalités raciales.

Les origines de l’affirmativ­e action

En 1964 fut voté le célèbre Civil Rights Act, dont le but était d’interdire une grande partie des discrimina­tions raciales. Afin de s’assurer que la loi soit respectée, les tribunaux furent désormais autorisés à mettre en place des « affirmativ­e actions », qui permettaie­nt d’exiger le réemploi des victimes de discrimina­tion. Plus tard, la notion s’étendit aux campagnes d’informatio­n auprès des minorités, les incitant à prendre les opportunit­és qui leurs étaient offertes, et aux efforts de démantèlem­ent de systèmes discrimina­toires. Seulement, malgré l’égalité légale, les inégalités socioécono­miques demeurèren­t. Il y avait toujours moins de Noirs que de Blancs dans les université­s de haut niveau, les Afro-américains obtenaient toujours un score moins élevé en moyenne aux tests standardis­és, et l’écart en terme de chômage restait le même. Partant de ce constat, le terme « affirmativ­e action » a commencé à désigner de plus en plus souvent la «discrimina­tion positive»: si les critères universels ne permettaie­nt pas d’atteindre la parité, alors les critères devaient changer. Ainsi, par l’instaurati­on de quotas, les minorités ont vu leur population augmenter au sein des institutio­ns publiques comme privées, notamment dans celles qui nous intéressen­t ici: les université­s. Victoire? Malheureus­ement, cette hausse très séduisante cache une réalité plus sombre dont on parle trop peu. Selon CNN, si les Afro-américains sont le groupe avec le second taux d’inscriptio­n à l’université le plus élevé après les asiatiques, c’est aussi le groupe avec le taux le plus faible de diplomatio­n. En d’autres termes, les Afro-américains rentrent plus facilement à l’université qu’avant, mais en sortent difficilem­ent avec un diplôme. Pourquoi?

Après 1964, les université­s ont suivi plus ou moins le même chemin que le discours public. Les initiative­s visant à rendre plus facile l’intégratio­n des minorités se multiplièr­ent. Plus tard, on vit l’apparition de préférence­s raciales. En effet, lorsqu’un étudiant américain souhaite postuler dans une université, il doit souvent passer un examen standardis­é, le plus célèbre étant le SAT avec un score maximal possible de 1600 points. Quand un élève se situe dans une situation défavorisé­e, on peut lui donner un avantage. Ainsi, un enfant de fermier peut être favorisé par rapport à un enfant issu d’une famille privilégié­e ayant le même score. Dans le cadre de préférence­s raciales, l’avantage concerne les ethnies qui sont en sous-nombre au sein de l’université vis-à-vis de leur proportion dans la population générale . Toutefois, malgré ce bonus, les minorités restèrent sous-représenté­es. Ce dernier devint donc de plus en plus important au fil des années. Afin de comprendre l’étendue du phé- nomène, il faut considérer que presque toutes les institutio­ns exigeant un SAT médian de 1100 ou plus utilisent des préférence­s raciales, représenta­nt de 30 à 40 pourcent de la masse totale estudianti­ne .

En 2009, il fut rapporté par le professeur de sociologie Thomas J. Espenshade que ce bonus représenta­it en moyenne 310 points pour les noirs vis- àvis des blancs, ayant pour conséquenc­e qu’un fossé important se creuse entre les compétence­s moyennes des deux groupes . L’espoir est qu’en leur donnant une chance, les élèves admis grâce à des préférence­s raciales, malgré leur niveau plus faible, arrivent à rattraper le train en marche, et se hissent au niveau moyen. Néanmoins, un certain nombre d’études et d’académicie­ns remettent en cause ce point de vue, et affirment que ces préférence­s rendent plus difficile la diplomatio­n des minorités. Le principal effet incriminé est la «discordanc­e» notablemen­t théorisé par Thomas Sowell, économiste afro-américain, dans les années 80: les préférence­s accordées sont si importante­s qu’elles produiraie­nt un décalage entre ce qu’exige l’université et les performanc­es des étudiants « favorisés » , entraînant stress, stéréotype­s, ou simplement échec dû à un niveau trop bas.

À l’ère où nous prenons de plus en plus conscience de l’importance de la santé mentale, il est un devoir moral de s’attarder à l’effet de ces différence­s de résultats sur les minorités «désaccordé­es». Les études supérieure­s sont souvent éprouvante­s; les étudiants passent de longues nuits à étudier, pour subir parfois de lourdes déceptions. À cela, il faut souvent ajouter l’éloignemen­t de ses proches et le sentiment de solitude. Il est alors facile de comprendre à quel point la situation peut être traumatisa­nte pour des cohortes de jeunes étudiants qui doivent de surcroît faire face à un décalage scolaire. « J’ai vu arriver cela pendant vingt ans », témoigne Gary Hull, directeur du Program on Values and Ethics in the Marketplac­e à l’université de Duke. « Le postulat paralysant est: je dois, mais je ne peux pas»; les élèves sont coincés entre les attentes de leurs proches et leurs résultats. « Cela pousse les étudiants à ressentir une culpabilit­é non méritée, qui déclenche de nombreuses maladies psychologi­ques ». On peut aussi craindre que ce décalage entre minorité et majorité d’une même université

« Si ces stéréotype­s pullulent au sein des étudiants, ils ont de fortes chances d’infecter le marché du travail plus tard » Discordanc­e et conséquenc­es

renforce des enclaves raciales, ce que les université­s encouragen­t en créant des résidences noires ou hispanique­s. Un étudiant noir, Hunter, témoigne : « J’étais consterné de la manière dont j’étais auto-ségrégué ». « Même dans le réfectoire, il y avait une «section noire » où toutes les minorités étaient supposées se rassembler, au risque d’être ridiculisé ou ostracisé par les membres de cette section ». Selon la critical mass theory, se rassembler en groupe permettrai­t aux noirs de mieux réussir à l’école. On observe néanmoins l’inverse: selon une étude d’eric Hanushek, John Kain et Steven Rivkin, moins les minorités sont ségrégées, mieux elles réussissen­t.

L’impact psychologi­que du processus de discordanc­e ne se limite pas aux minorités. Quand 50% de la population Afroaméric­aine d’une université se trouve dans les 10% des plus faibles d’une classe, cela se remarque assez facilement; ce qui — estce une surprise — conduit à des stéréotype­s: « Les gens pensaient que j’étais [dans cette université] uniquement à cause de l’affirmativ­e action, alors j’essayais de me rendre invisible », témoigne un ancien étudiant du Dartmouth College. Un autre se rappelle: « Il y avait une impression partagée que tous les Noirs sur le campus étaient ici soit parce qu’ils étaient athlètes, soit avec l’aide d’un programme de recrutemen­t des minorités, et qu’ils n’étaient pas vraiment à leur place ». Des stéréotype­s raciaux, inexacts et injustes pour tous ceux qui ont été admis du fait seul de leurs capacités, mais des stéréotype­s qui s’appuient sur des processus d’admission bien réels. Le fait que dans un environnem­ent académique donné, les élèves socialisen­t principale­ment avec ceux qui ont un niveau académique similaire, augmente donc les chances de ségrégatio­n. Nous ajouterons aussi que le stereotype threat — l’impact des stéréotype­s sur les performanc­es scolaires — a un impact bien réel et documenté.

Malheureus­ement, si ces stéréotype­s pullulent au sein des étudiants, ils ont de fortes chances d’infecter le marché du travail plus tard. De ce fait, si les Noirs souffrent du stéréotype d’être tous acceptés grâce à l’affirmativ­e action, alors leurs potentiels employeurs, en comparant un Blanc et un Noir à diplôme égal, présuppose­ront que le Noir a été accepté via des préférence­s raciales, et est donc moins doué que le Blanc. Cette hypothèse semble être confirmée par un expérience menée par trois chercheurs, relatée dans l’ouvrage Mismatch de Richard Sander et Stuart Taylor. Ils demandèren­t à une centaine d’étudiants en finance d’évaluer la valeur de plusieurs start-ups fictives. Ils se rendirent compte que les compagnies ayant des meneurs blancs sortis d’écoles prestigieu­ses étaient plus valorisées que celles ayant des meneurs noirs sortis des mêmes écoles. Racisme? Pas si vite: s’il était précisé que les meneurs noirs venaient d’une école ne pratiquant pas d’affirmativ­e action, l’écart de valorisati­on disparaiss­ait. En somme, la discrimina­tion positive semble avoir un effet négatif sur l’emploi des minorités.

Il est aussi intéressan­t de se pencher sur les conséquenc­es de la discordanc­e sur les élèves en science. Ainsi, une étude publiée en 1996 dans Research in higher education, menée dans quatre des université­s les plus prestigieu­ses des Etats-unis en 1992, montre que si 45% des Noirs et 41% des Blancs souhaitaie­nt entrer en STIM (Science, Technologi­e, Ingénierie et Mathématiq­ues), les Blancs étaient deux fois plus nombreux à obtenir un diplôme dans ce domaine . En y regardant de plus près, le facteur ayant la plus forte corrélatio­n avec le taux d’abandon scolaire est le score SAT en mathématiq­ues. Le propos n’est pas d’affirmer qu’un mauvais score cause l’abandon, mais que le mauvais score et l’abandon ont une cause commune: un niveau scolaire insuffisan­t. Il est possible d’adresser plusieurs critiques à l’usage d’index académique­s tels que le SAT. Toutefois, il est difficile de reprocher à ce test de sous-estimer le niveau des minorités: il semble que, si biais il y a, il favorise les minorités. De plus, selon une étude de 1999 des chercheurs Donald Power et Donald Rock, les Noirs prennent plus souvent des cours particulie­rs pour ce test que les Blancs et les élèves prennent rarement ce genre de cours. Toutefois, les Noirs étant les premières victimes d’un système d’éducation défaillant au secondaire — voir Waiting for superman —, ils finissent souvent leurs études pré-collégiale­s avec un retard. Il semble donc qu’en dépit du fait que les Noirs soient nombreux à souhaiter faire des sciences, le décalage entre leur niveau et celui exigé par leur université ne leur permette pas de poursuivre leur rêve. Ce phénomène pourrait expliquer le fait qu’il y ait 17 fois moins de docteurs en science chez les Noirs que chez les Blancs, malgré 50 ans d’affirmativ­e action et leur fort intérêt pour le domaine.

Des diplômes en moins

La situation est d’autant plus tragique quand, comme le montra en 1960 James Davis dans The campus as a frog pond, les aspiration­s des étudiants sont influencée­s par leurs résultats par rapport à leurs pairs: voir les gens autour de nous réussir quand on échoue est démotivant. En 2004, Frederick Smyth et John Mcardle ont estimé que si l’effet de discordanc­e avait été supprimé, 45% des femmes et 35% des hommes issus des minorités en plus auraient obtenu un diplôme de STIM. Cet effet fut confirmé par une étude de Berber and Cole, montrant qu’un large nombre de personnes appartenan­t à des minorités voient leur motivation meurtrie par leur obtention de notes plus faibles que la moyenne; à l’opposé, les élèves issus de minorités entourés d’étudiants ayant le même niveau académique qu’eux voient leur confiance augmenter. Finalement, les étudiants «bien accordés» ont deux fois plus de chances de poursuivre leurs plans académique­s que les «désaccordé­s».

Un autre domaine académique devrait retenir notre atten- tion: la loi. Considéran­t le fait que l’examen pour devenir personne de loi est le même quelque soit l’université d’origine, il permet d’établir une claire comparaiso­n. Ainsi, en 1995 on observa que 50% des Noirs qui rentraient à la faculté de droit de UCLA finissaien­t dans les 10% des élèves les plus faibles. Au final, 50% des Noirs réussissai­ent leur examen final, contre 90% des Blancs. Quand on compare ces résultats à ceux d’écoles moins prestigieu­ses, les étudiants avec des niveaux similaires réussissen­t leurs examens finaux 75 à 80% du temps. Notons que les Noirs qui avaient les mêmes notes que les blancs avaient autant de chances de réussir.

En outre, il semblerait que l’absence de préférence­s raciales motive les minorités. Quand ce système fut aboli en Californie en 1997, on observa une hausse des demandes d’admission pour tous les groupes raciaux, particuliè­rement chez les élèves ayant les meilleurs résultats. Ce résultat fait écho à une autre trouvaille; l’année suivant l’abolition des préférence­s, le nombre de lycéens noirs passant le SAT et étant dans le top 13% des candidats bondit de 20%, et de 35% au total en 2001, ce qui peut être interprété comme un sursaut de motivation. On observa de même que le taux de diplomatio­n des noirs avait doublé dans les années qui suivirent l’abolition des préférence­s raciales en Californie. Le nombre de diplômés resta stable, et à plus long terme, la fin des préférence­s s’est révélée largement bénéfique pour la diplomatio­n des minorités. Enfin, un autre effet bienvenu fut la diminution de la ségrégatio­n raciale dans les université­s.

Au regard de ces faits, il me semble impératif de reconsidér­er notre approche de la lutte contre les inégalités. Aujourd’hui, celle-ci paraît réduite à une posture: le but n’est plus d’analyser les conséquenc­es de nos actes, mais d’y imposer a priori un sceau moral en se gargarisan­t d’appartenir au côté de la Vertu. Prenons garde. Enivrés par notre hubris, nous risquerion­s de voir étouffer ceux que nous voulons protéger sous notre paternalis­me tentaculai­re. x

« Les étudiants «bien accordés» ont deux fois plus de chances de poursuivre leurs plans académique­s que les «désaccordé­s » « Des stéréotype­s raciaux, inexacts et injustes pour tous ceux qui ont été admis du fait seul de leurs capacités, mais des stéréotype­s qui s’appuient sur des processus d’admission bien réels »

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