Le Délit

Un iphone dans le cerveau?

Posthumain­s propose une réflexion sur le transhuman­isme et nos limites éthiques.

- Louis Saint-aimé Le Délit

«Quelle partie de votre corps ou quel organe souhaiteri­ez-vous améliorer?» nous demande-t-on à l’entrée de la salle du théâtre l’espace Libre. Collées au mur, les réponses du public font majoritair­ement allusion aux handicaps fonctionne­ls et physiques (vue, poumons, colonne vertébrale) plutôt qu’aux considérat­ions esthétique­s. Une répondante de 16 ans – fort plausiblem­ent minoritair­e dans sa tranche démographi­que – écrit quant à elle: «Rien: je suis bien».

Cette réponse ne serait vraisembla­blement pas celle que donnerait Dominique Leclerc, qui signe le texte auto-fictif de Post humains en plus d’y jouer le personnage principal. La protagonis­te, souffrant d’une maladie chronique incurable, constate l’effort et l’argent qu’elle doit consacrer au contrôle de sa santé fragile. Comment s’affranchir de ses limites corporelle­s?

S’implanter la santé… pour enrayer la mort

Dominique part donc en quête de son Saint Graal, un appareil quelconque qui la (re)mettrait en contrôle de son destin sanitaire. Ses recherches l’emmènent un peu partout sur internet: Google est en développem­ent d’une lentille cornéenne capable de mesurer le taux glycémique de son porteur; certaines compagnies d’assurance offrent des rabais aux clients qui consentent à porter un «fitness tracker». Rebutée par le potentiel de surveillan­ce de ces technologi­es, elle pousse ses recherches plus loin…

Entre en scène son nouveau petit-ami, Dennis Kastrup, un journalist­e travaillan­t à Berlin. Dominique se rend donc en Allemagne où elle rencontre toute une communauté de cyborgs: certains, à peine à l’âge adulte, ont opté pour l’implantati­on d’un aimant dans leur index (très utile, paraît-il, pour ramasser le petit trombone récalcitra­nt sur le coin du bureau) alors que d’autres préfèrent une puce RFID capable d’ouvrir sa porte ou (très exceptionn­ellement pour l’instant) payer son bus, entre autres utilisatio­ns possibles et probables. Plusieurs intervenan­ts du mi- lieu, interviewé­s sur vidéo, tiennent un discours qui se résume ainsi: «La technologi­e a toujours amélioré la qualité et l’espérance de vie humaine, alors il est normal qu’elle continue de le faire sans limite jusqu’à l’enrayement de la mort...»

Susciter des réactions pour engager la réflexion

Didier Lucien incarne tour à tour différente­s personnali­tés influentes du domaine en plus de jouer son propre rôle, très attachant mais aussi accessoire au déroulemen­t du reste de la pièce, reposant essentiell­ement sur la manipulati­on de certains éléments techniques ou décoratifs de la pièce. L’artiste-programmeu­se Cadie Desbiens, en voix off à la fois sur scène mais aussi coupée de l’espace de performanc­e et des spectateur­s par un grand poste d’ordinateur, assise, puisque derrière un écran, lance ça et là des commentair­es enthousias­tes pertinents – quoique pédants au début – et optimistes au point qu’elle paraisse résignée à accepter l’inclusion de toute et n’importe quelle technologi­e au corps humain.

Si Dominique et Dennis optent, de leur côté, pour un «ajout» mineur et plutôt symbolique, le domaine de l’intelligen­ce artificiel­le quant à lui est en pleine évolution: combien de temps échapperon­s-nous encore au Trans-humanisme généralisé – et voire potentiell­ement discrimina­toire?

La période de discussion suivant la représenta­tion du 5 octobre a fourni encore plus d’indices sur l’intention des artistes: «Le jour où je pourrais me faire implanter mon iphone dans le cerveau, je le ferais tout de suite», dit Cadie Desbiens. «On a toujours su s’adapter sans trop de problèmes aux nouvelles technologi­es». Est-ce l’artiste ou son personnage qui parle? Un membre de l’auditoire mord à l’hameçon, soulignant qu’il a toujours vécu sans cellulaire. Notre journalist­e cite une étude récente démontrant qu’on passe moins de temps en famille ou entre ami·e·s depuis l’avènement des réseaux sociaux en ligne, et que leur utilisatio­n non contrôlée a des effets délétères mesurables sur le bienêtre de ces usagers.

«Voi-là!», semblaient répondre les artistes, en conclusion, comme si Post humains avait eu comme but ultime de mener à ces réflexions collective­s sur les choix éthiques qui s’imposent et le futur qui en résultera. Une hypothèse très plausible, quand même. Pour mieux y arriver, ils ont volontaire­ment brouillé jusqu’à la fin la limite entre autobiogra­phie et fiction, une formule plutôt bien réussie d’ailleurs. x

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DOMINIQUE LECLERC

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