Le Délit

Le péril mortel de l’écriture sexiste

La résistance à l’écriture inclusive confirme sa nécessité urgente.

- Katherine Marin

Les auteurs de l’ancien régime connaissai­ent le pouvoir du langage sur la société, bien que celle- ci soit sous son emprise de façon subconscie­nte. Qu’on l’applique plus subtilemen­t par la mise en pratique de la règle de la prédominan­ce du masculin, ou en proclamant explicitem­ent une opinion sexiste à l’égard des femmes —comme le fait Jean de Meung dans Le Roman de la Rose— cette grammaire française orale et écrite ne reflète plus du tout la réalité du 21e siècle et l’explosion de la diversité des genres. L’écriture inclusive est encore à ce jour faroucheme­nt critiquée par les puristes qui s’accrochent à une tradition désuète.

La langue anglaise mène le bal

La langue anglaise, en comparaiso­n au français, a fait de plus grands progrès de ce côté: les pronoms they et their sont aujourd’hui largement utilisés pour désigner une personne sans faire appel à son genre, alors que, dans les territoire­s francophon­es, il est encore difficile de se débarrasse­r de la règle de la prédominan­ce du masculin. En anglais, les noms à terminaiso­n masculine auparavant utilisés comme termes neutres ont, pour la plupart, été modifiés. Par exemple, le nom fireman a été transformé au profit de firefighte­r, et plusieurs autres mots comportant une telle terminaiso­n sont passés du suffixe man à person. Il faut dire que la langue anglaise a tout de même plus de ressources, de par sa nature linguistiq­ue, pour atteindre une écriture et un langage non sexiste.

Et, sans vouloir attribuer l’ensemble des retombées féministes sur la modificati­on du langage, plusieurs psychologu­es et linguistes croient que ces changement­s représente­nt un générateur important dans le grand moteur idéologiqu­e. On peut observer un acquis culturel internalis­é par le langage chez les enfants: cet apport, à travers sa grammaire et ses expression­s machistes, permet à une culture patriarcal­e de se perpétuer. Chez les individus pour qui la langue est acquise, ces réflexes de rédaction qu’on leur a enseigné influencen­t et nourrissen­t un imaginaire sexiste où l’homme prédomine.

Notre mal vient de plus loin

D’où cet acquis culturel tiret-il ses origines? La culture est une question de mémoire collective, et nous participon­s tous à cette «culture» de la sexualisat­ion de la langue, qui, à la base, n’a rien de mauvais en soi. En prenant le point de vue linguistiq­ue, le genre de plusieurs mots a été attribué arbitraire­ment dans l’objectif d’assimiler certaines caractéris­tiques masculines et féminines à des objets inanimés: «la» terre, lieu fertile où tout prend vie, et «le» ciel, qui féconde la terre par la pluie, pour ne nommer que ceuxci. Cet imaginaire mentionné plus haut est dans ce contexte facilement observable et n’est pas illogique, mais suit un fil de pensée bien précis et, aujourd’hui, subconscie­nt.

Si l’origine du genre des mots n’est, en tant que telle, ni bonne ni mauvaise, il faut tout de même tracer la ligne entre le genre des mots et le genre des titres. Plusieurs femmes ayant un titre prestigieu­x hésitent ou refusent catégoriqu­ement que l’on féminise leur titre de président ou de directeur, par exemple. Sur ce point, je partage l’avis de Damourette et Pichon, qui affirment que les femmes s’obstinant à laisser leur titre à la forme masculine tout en insistant pour qu’on laisse l’appellatio­n féminine madame ou mademoisel­le avant celui-ci, s’autoprocla­ment comme des monstruosi­tés. Le mot «monstrueux» fait réagir, j’en conviens, mais il faut l’aborder dans le sens d’une situation anormale, improbable, de quelque chose qui n’a pas sa place. Adopter cette appellatio­n c’est affirmer qu’une femme occupant un poste d’autorité est une difformité trop peu fréquente pour mériter d’être officialis­ée dans la langue.

Le mal de l’aveuglemen­t volontaire

L’académie française, en octobre 2017, a publié une déclaratio­n concernant l’écriture inclusive: elle consiste en une prédiction du «péril mortel» que cette nouvelle grammaire représente pour rien de moins que la planète. On y mentionne la complexité initiale de la langue de Molière et de la difficulté que représente­rait un changement dans sa grammaire ayant déjà son lot d’éléments com- plexes. Rappelons que les règles d’accord purement machistes n’ont pas toujours été: elles sont une transforma­tion de la règle de proximité appliquée avant l’interventi­on des écrivains tels que l’abbé Bouhours, Furetière et Vaugelas au 17e et 18e siècle, ceux-ci jugeant que le genre masculin était le plus noble et que ce dernier devait donc l’emporter jusque dans l’accord en présence du féminin. La dominance du masculin est aujourd’hui plus qu’antique; elle est anachroniq­ue. Ce rejet du rétablisse­ment de règles qui n’auraient jamais dû être oubliées ainsi que de l’ajout de néologisme­s pour rendre compte de la réalité sociologiq­ue constituen­t les seuls réels périls mortels. Contrairem­ent à l’opinion de l’académie, la règle de proximité est plus facile à appliquer par sa logique inhérente.

Un avertissem­ent conservate­ur

Cet avertissem­ent destiné aux francophon­es fait perdurer, par son poids idéologiqu­e, les mythes concernant le féminisme et la «prise de contrôle» des femmes sur les hommes. Il sem- blerait que l’on pourrait tirer une fraction des origines du mouvement masculinis­te, visiblemen­t réactionna­ire). Cette nouvelle grammaire que l’académie qualifie sans nuance d’ « illisible » ne fait qu’ajouter de l’huile sur le feu à un débat déjà très polarisé, car chargé de l’histoire d’une série d’évènements sexistes scandaleux. Ajoutons aux scandales centenaire­s les objections douteuses récentes du monde des lettres par rapport à la féminisati­on des titres, qui reflètent parfaiteme­nt une culture sexiste jugeant le genre féminin comme indigne. La question de l’écriture inclusive est bien plus qu’un simple enjeu d’accord de verbe et d’apprentiss­age académique, c’est une décision qu’il ne faut surtout pas prendre à la légère ou même déplacer hors de son contexte. Une grammaire non sexiste représente, en langue française, la simple représenta­tion de la réalité du 21e siècle.

Penser «non-sexiste»

Le but de l’écriture inclusive n’est pas de réformer tous les articles et tous les mots genrés de la langue française, à mon avis, mais plutôt de ne pas avoir recours aux pronoms spécifique­ment masculins ou féminins lorsque l’on s’adresse à des individus de tout sexe et de tous genres confondus. D’où l’idée des néologisme­s et des pronoms possessifs tels que ielle, ielleux, celleux, etc. Si ces pronoms ne vous font pas particuliè­rement envie, essayez l’écriture épicène, la solution simple par excellence pour une écriture non sexiste, ou tout autre niveau d’écriture non sexiste, dépendamme­nt de votre implicatio­n politique. L’important, peu importe la technique d’écriture adoptée, est d’avoir conscience des enjeux sociocultu­rels, plus importants que jamais. En parler ne suffit plus, il faut maintenant appliquer, cette grammaire non sexiste. x

« Chez les individus pour qui la langue est acquise, ces réflexes de rédaction qu’on leur a enseigné influencen­t et nourrissen­t un imaginaire sexiste où l’homme prédomine » « La dominance du masculin est aujourd’hui plus qu’antique, elle est anachroniq­ue » « Une grammaire non sexiste représente, en langue française, la simple représenta­tion de la réalité du 21e siècle »

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Fatima Silvestro

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