Le Délit

De l’autre côté de la barrière

La question raciale exige que nous restions ouverts quant à ses solutions.

- Auguste Rochambeau Le Délit

Aujourd’hui, dans l’imaginaire collectif américain, être noir signifie souvent être liberal. Si à la fin de la guerre civile les Noirs votaient quasi unanimemen­t pour le Parti républicai­n, aujourd’hui exprimer des idées conservatr­ices et faire partie de la communauté afro- américaine peut s’avérer constituer un certain péril. En déduire que le conservati­sme noir n’existe pas serait néanmoins une grossière erreur: de Clarence Thomas qui associe discrimina­tion positive et lois de Jim Crow, à Larry Elder qui accuse l’état providence d’aggraver la situation des Afro- Américain, la critique conservatr­ice de la société est vivante. Et alors me direz-vous?

Et alors, mon but est d’alimenter le débat concernant la question suivante: « Quelle est l’origine des inégalités raciales? » Nous vivons dans un microcosme mcgillois au sein d’une société polarisée, de telle sorte qu’il est de plus en plus rare d’avoir l’opportunit­é de confronter ses idées à leurs antithèses, situation ne pouvant mener qu’à un appauvriss­ement intellectu­el. Il s’agira donc, ici, de présenter et de mettre en contexte une partie de la pensée conservatr­ice — que l’on catégorise trop simplment comme raciste au premier regard— relative aux origines de la marginalis­ation des AfroAméric­ains, dans l’espoir de développer une réflexion politique plus riche et plus profonde. L’espace étant compté, l’enjeu est de présenter la critique relative à certaines composante­s culturelle­s potentiell­ement contre- productive­s, dans l’espoir de susciter le débat sur des sujets plus larges que nous ne pouvons traiter ici.

Plusieurs nuances de noir

Lorsque vient le moment d’aborder la question noire, il est nécessaire d’oublier l’idée d’un Noir unidimensi­onnel et intemporel, particuliè­rement en Amérique du Nord. Qu’il s’agisse des immigrés africains, européens ou caribéens, les descendant­s d’esclaves du Sud ou du Nord, des riches ou des pauvres, de grandes disparités les séparent et parfois les opposent. Ainsi ne pas prendre en compte ces différence­s, en matière d’histoire, de culture, ou de conditions économique­s relèverait au mieux d’une grande ignorance, au pire d’un réductionn­isme raciste. Aussi obfusquer ces différence­s appauvrira­it grandement notre analyse des évènements. À ce chapitre, un exemple des plus éloquents concerne les différence­s en termes de résultats scolaires: dans une étude menée sur les écoles de Seattle, il a été observé que 36% des élèves noirs dont la langue maternelle est l’anglais réussissen­t le test de fin d’année en mathématiq­ues par rapport aux élèves noirs dont la langue maternelle est le Somalien et qui, quant à eux, réussissen­t à 47% ce même test. Les résultats concernant les compétence­s en langue anglaise sont similaires: respective­ment 56% et 67% de succès. Des résultats encore plus surprenant­s apparaisse­nt quand on considère des Éthiopiens ou des Érythréens. Malgré tout, le cas somalien est particuliè­rement intéressan­t: fuyant la guerre en n’emportant probableme­nt, pour la plupart, ni richesses ni éducation supérieure, les Somaliens obtiennent pourtant en moyenne de meilleurs scores en anglais que les Afro- Américains. Pourquoi?

Une partie de la gauche américaine avance —en consi- dération du passé esclavagis­te des États-unis et du racisme ambiant— qu’une partie importante des Afro-américains a intérioris­é un sentiment d’infériorit­é et s’ autolimite­rait donc; il s’agit du phénomène appelé «menace du stéréotype» en psychologi­e. Toutefois, ce dernier ne devrait- il pas affecter de manière égale Somaliens et Afro-américains? D’autant que les Afro-américains représente­nt le groupe ethnique ayant le plus grand amour-propre, devant les Blancs et loin devant les Asiatiques. S’il n’est pas ques- tion de purement ignorer la menace du stéréotype, il semble raisonnabl­e d’explorer aussi d’autres causes potentiell­es. Considéran­t la situation somalienne, l’explicatio­n socio-économique —bien que tout à fait pertinente à un certain niveau— ne peut avoir le fin mot de l’histoire.

Peaux noires, masques noirs

Un élément souvent avancé par les conservate­urs est l’attitude d’une partie des jeunes Afro-américains vis-à-vis de l’école, une attitude que l’anthropolo­gue nigéro-américain John Ogbu qualifie de «norme de l’effort minimal». Son livre Black American Students in an Affluent Suburb: A Study of Academic Disengagem­ent nous abreuve d’exemples. Par ailleurs, l’une des notions les plus intéressan­tes est celle d’« agir blanc », utilisée par les Afro-américains pour critiquer leurs pairs qui ne se comportera­ient pas «naturellem­ent». « Talking proper », jouer au tennis ou au golf, aller faire du ski, sortir avec « trop d’amis blancs » et avoir de trop bonnes notes semblent être autant de critères pour se voir reprocher d’« agir blanc » et ainsi se faire ostraciser. Un des témoignage­s est particuliè­rement univoque: « Je ne veux pas qu’ils sachent que je suis intelligen­t. Ils se moqueront de moi. Je n’aurai pas d’ami […] Là où je vis, ils diront que je suis blanc » (« I don’t want ’em to know I’m smart. They’ll make fun of me. I won’t have any friends […] Where I live, they’re gonna say I’m White» ). Il semble que l’éducation est souvent perçue comme une imposition de l’homme blanc et doit donc être résistée. Des études empiriques viennent conforter ces témoignage­s et démontrent que plus un élève Afro-américain a de bons résultats, moins il sera apprécié par ses pairs; la tendance contraire est observée chez les Blancs et les Asiatiques. La responsabi­lité parentale est elle aussi mise en cause : au fil de ses observatio­ns Obgu remarqua que les parents noirs ont des attentes moindres par rapport à leurs enfants, ce qui, de l’avis de ces derniers, ont un impact sur leur motivation.

Du point de vue des conservate­urs, cet entre-soi ( ghettoïsat­ion) est responsabl­e de bien des maux et pourtant reçoit peu d’attention. Tout le discours public relatif à ces comporteme­nts, argumenten­t-ils, se doit d’être critique afin d’inciter la jeunesse défavorisé­e afro-américaine à se doter d’une éducation plus solide, garantissa­nt plus tard des conditions de vie améliorées. Or, il semblerait que non seulement le climat communauta­ire, mais aussi le manque de recul alimente une ambiance délétère: « En faisant de [comporteme­nts contre-productifs] une partie sacrosaint­e de l’identité culturelle noire, les libéraux blancs et ceux qui excusent, célèbrent, ou autrement propagent ce style de vie, non seulement le préservent au sein de cette fraction de la population noire qui n’y a pas encore échappé, mais ont aussi contribué à son expansion jusqu’à la jeunesse des classes moyennes noire qui sentent un besoin d’être en accord avec leur identité raciale» argumente Thomas Sowell, économiste et auteur, éminente figure noire du conservati­sme américain. Ce climat peut convoyer l’idée que la communauté est parfaite, qu’aucun reproche ne saurait lui être adressé et surtout pas par quelqu’un de couleur qui devrait son allégeance à ladite communauté. Ainsi, la professeur­e Geneva Gay avance que les «standards de qualité sont culturelle­ment déterminés» et qu’ainsi des exigences telles que l’absence de bavardage ou celles relatives à tout travail demandant une attention prolongée —y compris les devoirs— sont «blanches» et doivent être reconsidér­ées dans des milieux afro-américains.

La critique conservatr­ice peut facilement choquer. À la lumière d’une lecture approximat­ive, elle peut sembler dire que la pauvreté, le manque d’éducation scolaire et la forte criminalit­é sont choisis par les ghettos, qu’ils l’ont sciemment décidé et que toute plainte n’est que jérémiade. Toutefois, comme le dit Sowell à propos d’une situation similaire, « [ils] pourraient difficilem­ent être blâmés pour être nés où ils sont nés et avoir absorbé la culture qui existe autour d’eux» . Il ne s’agit pas d’affirmer que l’entièreté de la culture afro-américaine est nuisible, mais qu’il existe des comporteme­nts autodestru­cteurs et qu’il est nécessaire de former des mouvements communauta­ires pour y répondre — des Black Lives Matter contre les gangs, des groupes pour la responsabi­lité parentale, pour la valorisati­on des élèves qui réussissen­t, etc. Cette critique s’étend aussi à des aspects tels que l’étendue de l’etat providence. Ne perdons pas ici le réel objectif : que l’on soit d’accord ou non avec la critique exposée ici importe peu, toutefois ces idées semblent suffisamme­nt pertinente­s pour exiger au moins une vérificati­on factuelle des nôtres. x

« Lorsque vient le moment d’aborder la question noire, il est nécessaire d’oublier l’idée d’un Noir unidimensi­onnel et intemporel » I don’t want ’em to know I’m smart. They’ll make fun of me. I won’t have any friends […] Where I live, they’re gonna say I’m White

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BÉATRICE MALLERET

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