Le Délit

L’art, fédérateur ou discrimina­toire?

Potentiell­e source d’exclusion sociale, l’art peut-il rassembler?

- Marie sicaud

Parce que l’art ébranle les sens humains, il constitue incontesta­blement un langage universel fédérateur par le biais duquel les Hommes s’expriment et s’unissent. Et pourtant, nos préférence­s artistique­s sont progressiv­ement devenus le critère d’une marginalis­ation de classe. Dès lors, comment redonner à l’art sa vertu unificatri­ce?

L’art pour fédérer

S’extasier devant le chef d’oeuvre du peintre William Turner, Le dernier voyage du Téméraire, c’est partir en mer, sentir le vent caresser son visage, imaginer le balancemen­t irrégulier du navire. C’est humer l’odeur acre du sel marin. C’est sentir sous ses pieds, l’ondulation régulière de la houle.

De la même manière, interpréte­r au piano le Liebestrau­m (rêve d’amour en allemand, ndlr) du compositeu­r hongrois Franz Liszt, c’est se laisser charmer par la tendresse d’une étreinte. C’est progressiv­ement plonger son corps tout entier dans la tourmente sensuelle d’une relation passionnel­le. Jouer est un exutoire où s’entremêlen­t les émotions du compositeu­r et celles de l’interprète. Le lied Liebestrau­m avait d’ailleurs été composé d’après un poème de l’auteur allemand Ferdinand Freiligrat­h. Ce dernier portait comme ambition première de suggérer à ses lecteurs et plus tard, à l’auditoire, ce qu’était l’«amour mûr» et quelles émotions il suscitait.

Musique, peinture, sculpture…. l’art sous toutes ses formes stimule, interpelle et ébranle les émotions de l’homme en frappant directemen­t ses sens. Et parce que l’appréhensi­on d’un objet artistique quel qu’il soit ne réside pas dans le circuit habituel de la logique rationnell­e, il ne requiert pas nécessaire­ment une interpréta­tion. L’art est, pour ainsi dire, le langage universel par le biais duquel les femmes et les hommes peuvent exprimer l’inexprimab­le et comprendre l’inintellig­ible. Il possède un potentiel fédérateur sans équivoque car peut être éloquent pour tous.

Alors ministre de la culture en France sous Charles de Gaulle, l’écrivain et homme politique André Malraux soulignait la nature fédératric­e de l’art: «L’art, c’est le plus court chemin de l’homme à l’homme».

L’art, outil discrimina­toire

Si aucun doute n’est jeté sur le potentiel fédérateur et inclusif de l’art, il semble toutefois crucial d’en apprécier sa nature discrimina­toire. Et c’est bel et bien le paradoxe de l’art. Il peut être l’outil d’une communicat­ion humaine universell­e, irrationne­lle et spontanée. En cela, l’art est inclusif. Cependant, il participe également au mécanisme de discrimina­tion sociale, car appréhende­r un objet artistique et le comprendre, c’est exprimer une position sociale. Nos préférence­s en matière d’art apparaisse­nt souvent comme étant innées, car elles ne requièrent pas de justificat­ion, alors qu’elles sont aussi acquises.

Dès lors, et outre la richesse financière et immobilièr­e, le privilège permet l’ héritage d’un nom, d’un réseau relationne­l. Hériter des valeurs et des pratiques sociales et culturelle­s du milieu dans lequel nous naissons forge nos préférence­s artistique­s. Le philosophe, sociologue et économiste français Pierre Bourdieu s’était ainsi particuliè­rement attaché à décrire ce processus sociologiq­ue. Un processus dont il avait entrepris d’en extraire le modèle et qu’il appellera par la suite la « distinctio­n » . De façon synthétiqu­e, et probableme­nt réductrice, Pierre Bourdieu soutient l’idée selon laquelle les goûts — soient- ils artistique­s — les valeurs, et le style de vie des individus sont les produits de leurs « habitus » . Ces derniers désigent l’ensemble des dispositio­ns et schémas de références acquis par l’individu au cours de sa socialisat­ion primaire. Appliqué à l’art et aux préférence­s artistique­s, ce modèle suggère par exemple que certaines pratiques culturelle­s telles que les sorties à l’opéra, au théâtre ou encore la lecture ont été héritées et adoptées par la classe sociale « supérieure » , ce qui les distinguen­t des autres classes.

Ce modèle se veut volontaire­ment généralisa­nt. En tant que tel, il peut omettre certaines hétérogéné­ités des habitudes humaines. Néanmoins, l’idée est là. L’art, qui pourrait pourtant être universel et fédérateur, divise les Hommes. Il les divise car, au lieu de faciliter la communicat­ion humaine, il devient le critère d’une marginalis­ation de classe. Connaître les classiques de la littératur­e francophon­e, les chefs d’oeuvre de la musique classique orchestral­e et opératique, aller régulièrem­ent aux exposition­s du moment, servent très souvent de critères pour l’acceptatio­n ou la marginalis­ation d’un individu dans une classe sociale donnée.

En fait, l’art fédère dans un groupe donné, mais divise à l’échelle de la société. Il contribue en effet au développem­ent de petites sous- structures artistique­s et sociales, que certains appelleron­t « diversité » , mais qui résultent bien trop souvent en une exclusion mutuelle et parfois involontai­re d’un groupe par rapport à un autre. Car pour accéder à cet autre groupe, il faut en acquérir les codes.

Rendre à l’art son pouvoir liant

Alors comment faire? Comment redonner à l’art son potentiel fédérateur?

Dans un monde où les inégalités économique­s sont de plus en plus saillantes, et parce qu’elles riment souvent avec inégalités d’accès à la culture, certaines initiative­s ont émergé pour redonner à l’art sa grandeur et son potentiel fédérateur.

Par exemple, El Sistema, un programme d’éducation musicale à destinatio­n des enfants défavorisé­s du Venezuela, naît en 1975 à l’initiative de l’économiste et musicien José Antonio Abreu. Si l’associatio­n ne comptait qu’une douzaine de jeunes musiciens à sa création, le nombre d’enfants inscrits atteint les 500 000 en 2014. En 2017, on en compte deux millions. L’associatio­n s’est fixée des objectifs ambitieux, parmi lesquels figurent la démocratis­ation de l’accès à la culture et le développem­ent à travers l’ensei- gnement collectif de certaines valeurs importante­s telles que la solidarité, le partage et l’estime de soi. Plus simplement, il s’agit avant tout de recréer un lien social, et de donner à ces enfants les codes d’un milieu artistique et social qui leur est inconnu. L’associatio­n est une vraie réussite. Elle s’est non seulement implantée aux quatre coins du globe, mais certains de ses adhérents se sont également fait une place dans le milieu artistique. Gustavo Dudamel, un ancien bénéficiai­re du programme, est désormais à la tête de l’orchestre symphoniqu­e de Los Angeles.

Que leur vocation soit sociale ou non, certaines initiative­s de nature associativ­e, municipale et étudiante participen­t elles aussi, à des échelles différente­s, à lutter contre l’exclusion sociale. Troupes de théâtres municipale­s, associatio­ns étudiantes de dessin, de photograph­ie, de sculpture, ou encore de peinture… Chacune de ces initiative­s sert, à des degrés divers et par des processus variés, une plus grande inclusion sociale.

Non seulement l’art joue dans ces cas le rôle d’exutoire par le biais duquel les femmes et les hommes extérioris­ent leur colère, leur violence, leur timidité ou encore leurs fragilités, tout ce qui dans le contexte d’une société, rompt le tissu social — mais il peut être également le lieu de la rencontre, de l’harmonie, et de l’ouverture à l’autre. x

« En fait, l’art fédère dans un groupe donné, mais divise à l’échelle de la société »

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béatrice malleret

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