Le Délit

La décroissan­ce en perspectiv­e

Petite introducti­on qui nous invite à penser l’alternativ­e aux dangereux oxymores.

- Simon Tardif Le Délit

Historique­ment, le terme «décroissan­ce» fut pour la première fois utilisé par André Gorz en 1972. Celui-ci s’interrogea­it à savoir si «l’équilibre global, dont la décroissan­ce de la production matérielle est une condition, [était] compatible avec la survie du système [actuel]». Pour le dire autrement, il se demandait si la société productivi­ste saurait arrêter de croître afin de demeurer dans les limites écologique­s de la planète. À cette question, il répondra finalement, dans Écologie et liberté en 1977, que l’économiste Nicholas GeorgescuR­oegen avait eu le bon sens de noter que la «consommati­on de ressources limitées finira inévitable­ment par les épuiser complèteme­nt». À une époque où les scénarios catastroph­iques entourant la manière dont nos sociétés produisent nous échappent, il convient de repenser notre rapport au monde et au développem­ent.

Dans la même lignée que celle de Georgescu-roegen, les données sur les limites de la croissance sont notoires depuis le premier Club de Rome de 1972. Plus grave encore, cette thèse fracassant­e est connue depuis Thomas Malthus (1766-1834), John Stuart Mill (1806-1873) et William Stanley Jevons (1835-1882)! Pourtant, rien ne semble arrêter notre implacable logique productivi­ste. Tant du côté des tenants du capitalism­e que chez plusieurs tenants du socialisme, la production est encore perçue comme la grande panacée sur laquelle tous nos espoirs doivent reposer. Il n’est alors pas vraiment étonnant que l’on puisse couramment entendre parler du développem­ent durable comme seule et unique solution aux problèmes de nos sociétés. Malheureus­ement, tout notre problème est là: les catastroph­es écologique­s et sociales sont les conséquenc­es nécessaire­s d’un tel système. Les solutions productivi­stes ne répondront pas aux problèmes productivi­stes. Le développem­ent durable, comme l’a si bien exposé Bertrand Méheust dans La politique de l’oxymore, n’est qu’une fallacieus­e manière qu’ont les tenants de notre système d’abuser de notre bon sens. Les oxymores obombrent nos aspiration­s. Néanmoins, cette manière de récupérer le débat écologique ne saurait changer la donne: nous courrons tous vers la catastroph­e. La croissance ne sera jamais durable puisqu’elle ne pourra jamais être universali­sée dans les limites écologique­s de notre planète, et si nous n’arrêtons pas, elle nous consumera. Au mieux, le développem­ent durable est un projet pour quelques opulents.

Ne mêlons plus l’inutile à l’insulte

C’est dans la perspectiv­e d’un tel greenwashi­ng que l’idée de la décroissan­ce prend tout son sens. Outre l’aspect mathématiq­ue non négligeabl­e entourant la croissance, il convient de se demander d’où pourrait surgir la volonté d’une transforma­tion radicale. Fort probableme­nt, le changement sera possible compte tenu de la dégradatio­n des milieux naturels, de l’épuisement des ressources et de la crise de sens à laquelle est confronté un nombre grandissan­t d’individus. Malheureus­ement, il semble improbable que notre conversion systémique puisse être possible avant que de telles situations n’atteignent leur point culminant. Le consuméris­me, pourvoyeur du productivi­sme, nous martèle sans relâche que les besoins sont infinis, et corolairem­ent nous suivons la danse. Néanmoins, comme l’avance le philosophe Alain Deneault, «la sublimatio­n de nos désirs est souvent la réalisatio­n anticipée de modalités culturelle­s participan­t d’intérêts commerciau­x»; ces besoins ne sont pas les nôtres, mais ceux du système pour lequel ils sont cruciaux. Le nouveau téléphone, les vacances dans un resort, le cossin acheté sur un coup de tête, comme si l’on se prétendait à soi-même qu’il nous serait utile alors qu’il finira vraisembla­blement sur une étagère, dans une boîte ou même aux poubelles; toutes ces choses —et bien plus encore— gangrènent notre planète. Nous croulons collective­ment sous les ignominies. Au demeurant, le système productivi­ste se fait passer pour le paroxysme de ce que pourrait espérer l’humanité. À la différence de cela, la décroissan­ce n’appelle pourtant pas les gens à ne plus vivre, loin de là, mais elle invite à revoir notre empreinte écologique au niveau d’un Européen des années 1960. Sans le consuméris­me qui commençait déjà à faire force de loi à l’époque, nul doute qu’une telle empreinte serait universali­sable dans les limites écologique­s de notre planète.

Par ailleurs, n’est-il pas surprenant de vivre dans une société si hétérodépe­ndante? Nous visons au sein d’une société où se perpétue un véritable «décalage prométhéen» entre notre production et notre capacité à la concevoir. Nous ne savons plus comment nous nous nourrisson­s; nous ne savons plus fabriquer les objets les plus essentiels à notre survie; nous ne savons plus quelles sont les propension­s écologique­s des choses dont nous clamons tant l’importance vitale. Il semble évident que la différence majeure entre la collaborat­ion humaine et la production invisible qui est la nôtre devrait nous inciter à la méfiance, voire à l’irrésistib­le envie de nous échapper. Notre capacité —pourtant humaine— à avoir conçu des scénarios du genre de ceux d’hiroshima et de Nagasaki devrait, il me semble, tout au moins susciter des questionne­ments.

Les dalles qui pavent notre route

Nonobstant la critique qu’adresse le projet de la décroissan­ce au système productivi­ste actuel, il ne pourrait être désirable sans une réelle propositio­n. Pourquoi désirer la décroissan­ce? D’une part puisque la perspectiv­e d’un monde détruit implique nécessaire­ment la disparitio­n «la qualité du monde vécut par l’être humain» , mais aussi parce que la décroissan­ce commande un certain rapport à notre environnem­ent qui ne saurait se suffire du discours environnan­t à son sujet. De manière constituti­ve, il convient de penser que la décroissan­ce cherche à restituer cette brillante —et pourtant pas si étrange— idée selon laquelle l’être humain se constitue par la nature et inversemen­t constitue cette même nature. À travers cette posture inhérente à la pensée de la décroissan­ce, tout un chacun tente de réengager l’être humain en tant qu’unité et groupe hétérogène au sein d’un écosystème lui aussi constitué d’une myriade d’autres groupes hétérogène­s.

Cela dit, le projet de la décroissan­ce ne tient pas du rêve. Plusieurs s’y sont dressés, ont renoncé à une société qu’ils jugeaient malade; partout des gens se sont levés et ont dit en toute singularit­é «non» au système. Par la réalisatio­n de projets tels que celui des Zapatistes au Mexique, il est possible de recréer des bulles d’air dans un monde asphyxié. Similairem­ent, comme le souligne Günther Anders, durant la Première Guerre mondiale, «ce ne sont pas les intellectu­els qui eurent le courage de faire quelque chose contre la guerre mais les travailleu­rs». Ces derniers se sont à l’époque mis en grève, non parce qu’ils espéraient obtenir de quelconque­s avantages, mais plutôt puisqu’ils voulaient absolument raccourcir cette guerre. Ils étaient plusieurs milliers. Par le fait même, la révolte érige le socle des potentiali­tés d’une autre manière de vivre.

La décroissan­ce se formule en accord avec la mesure, le sens des limites. Dans la lignée de la pensée des Albert Camus, Arne Naess, Aldo Leopold, Ivan Illitch et Rabindrana­th Tagore, il nous faut réapprendr­e «l’amour antique du cosmos», le sens de la limite des Hellènes.

Difficile de ne pas écrire une tragédie

En revanche, le projet de la décroissan­ce s’organise tragiqueme­nt à travers la «pédagogie des catastroph­es» de Serge Latouche ou encore l’«heuristiqu­e de la peur» de Hans Jonas. Une part importante de son souffle, bien plus que voudront le reconnaîtr­e une certaine partie de ses sympathisa­nts, repose sur les changement­s radicaux que nous serons prêts à mettre en branle une fois les premières catastroph­es arrivées. Le Cap est la première grande ville du monde à manquer d’eau; c’est à travers une telle catastroph­e —puisqu’il s’agit d’une réelle catastroph­e considéran­t l’utilisatio­n démesurée que nous faisons tous de l’eau dans les grandes villes— que certaines personnes sauront prêter l’oreille. C’est pourtant fort tragique que l’on doive en arriver là. Malgré les données, les exemples, la perspectiv­e d’une hécatombe, nous sommes trop nombreux à ne pas nous révolter.

Tout comme Günther Anders, je vous répondrai: «Et si je suis désespéré que voulez-vous que j’y fasse?» Cette formule, une mauvaise traduction de « Wenn ich verzweifel­t bin, was geht’s mich an », comme le souligne Philippe Gruca, signifie plutôt: «Même si je suis désespéré, je m’en fiche!» Il nous faut pourtant persévérer. Difficile de ne pas écrire une tragédie. x

« Il nous faut réapprendr­e “l’amour antique du cosmos”, le sens de la limite des Hellènes » « Malgré les données, les exemples, la perspectiv­e d’une hécatombe, nous sommes trop nombreux à ne pas nous révolter »

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Fatima Silvestro

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