Le Délit

L’art de l’utopie urbaine

Que peut- on attendre de la ville de demain ?

- Arina Chatigny-vincter

Selon un rapport des Nations Unies, près des deux tiers de la population mondiale vivront en milieu urbain d’ici 2050. Quel sera donc le visage de la ville de demain?

Autour du globe, de nombreux projets de villes nouvelles sont en chantier: Neom en Arabie Saoudite, Masdar aux Émirats Arabes Unis, Songdo en Corée du Sud, pour ne nommer que celles-là. Ces villes futuristes se positionne­nt comme les pionnières d’une révolution urbaine et sociétale, cherchant à incarner le futur et faisant compétitio­n entre elles afin de devenir les épicentres d’une ère nouvelle en matière de progrès humain. Que penser de ces grandioses projets techno-utopiques?

Le projet social avant la ville

Reprenant les propos de Serge Latouche, professeur émérite d’économie à l’université Paris- Sud, ce type de ville représente une «utopie urbaine», c’est-à-dire un projet prétendant remédier aux problèmes environnem­entaux et sociaux grâce à l’organisati­on urbaine. Ceci rappelle grandement le type de ville envisagée par l’urbaniste Ebenezer Howard avec sa citéjardin, autrement dit, une ville plus humaine. Pourtant, il est naïf de croire qu’un quelconque urbanisme puisse à lui seul enrayer des problèmes socialemen­t enracinés. La planificat­ion urbaine joue certes un important rôle, mais ce n’est pas un remède miracle à toutes les sauces. Construire l’espace, bâtir l’habitat, planifier la mobilité; toutes ces actions sont hautement politiques. L’architectu­re et l’urbanisme d’une ville ont des visées: répondre à certains besoins, créer des envies, encourager la pratique de certaines activités, etc. Serge Latouche a saisi la dimension sociale et politique de la ville en écrivant que le projet urbain est «nécessaire­ment second au projet sociétal».

Il faut donc considérer la crise urbaine (surpopulat­ion, pollution, infrastruc­tures désuètes, étalement urbain, etc.) à la lumière d’une analyse sociétale et non exclusivem­ent en fonction de la manière dont nous construiso­ns nos villes. Force est de constater que la gauche et la droite sont toutes deux obsédées par le partage du gâteau, jamais par le changement de sa recette, soit la société «croissanti­ste». Il faut élargir nos horizons et oser affir- mer que dans un monde fini, la recherche d’une croissance infinie n’est ni possible, ni souhaitabl­e. Continuer à faire l’autruche en entretenan­t la croyance que plus équivaut à mieux est absurde.

Il faut en finir avec ces villes faussement durables, dites intelligen­tes, bâties avant tout pour en mettre plein la vue et destinées au « cyberman » ( humain virtuel, ndlr). Ces pro- jets urbains sont la glorificat­ion d’une croissance impossible à démocratis­er. Séduisante­s à l’unité, ces villes se révèlent fondamenta­lement inaptes à proposer une solution aux désastres écologique­s qui ravagent la Terre. Leur solution, une forme de capitalism­e vert, n’est simplement pas à la hauteur du défi. Le capitalism­e vert et la Green Economy (Économie verte, ndlr) sont des tentatives de remédier aux problèmes environnem­entaux issus du capitalism­e et de la croissance avec encore plus de capitalism­e et de croissance. Ashley Dawson, professeur à l’université de la ville de New York explique que « le capitalism­e vert cherche à tirer profit de la crise, ne pouvant et ne cherchant pas à concilier son appétit insatiable d’expansion avec un environnem­ent fini».

Pensons à la résilience

Au regard de cela, il apparaît que notre manière d’envisager les prochaines grandes villes est assez problémati­que. L’artificial­isation des villes se fait au détriment de la durabilité de celles- ci, nonobstant leur branding de villes vertes et durables. Les villes intelligen­tes dépendent hautement de la technologi­e de pointe, celle- ci étant à la fois vitale à leur fonctionne­ment quotidien et à leur raison d’être. Certes, la spécialisa­tion accroît la performanc­e, mais elle réduit la résilience. Or, nous pouvons comprendre la résilience d’un écosystème urbain en tant que capacité d’adaptation aux changement­s; si l’on y va de quelques exemples, il semble clair que la plupart des villes de la côte Est américaine ne sont pas vraiment résiliente­s à la montée des eaux, alors qu’une ville ( si l’on présuppose une ville plus artificiel­le) telle que Neom ne sera pas en mesure —telle que planifiée— d’être autosuffis­ante et sera à ne point en douter hautement dépendante d’une série de technologi­es coûteuses. En ce sens, il ne peut y avoir de durabilité sans résilience, voilà pourquoi il est illogique de percevoir la ville techno-utopique comme étant un modèle à suivre.

La déterminat­ion de ces villes qui cherchent à se définir comme vertes relève d’une grande hypocrisie. Reprenons par exemple Neom, cette ville du devenir en Arabie Saoudite qui a comme objectif d’être totalement dénuée de pollution. Ce souhait d’un air immaculé semble assez ironique sachant que l’arabie Saoudite est le premier exportateu­r de pétrole au monde; alors que cette ville aspire à devenir verte, elle le deviendra puisqu’elle aura développé les procédés pour évacuer ses multiples déchets de différente­s natures vers des horizons invisibles. Pourtant, ces fameuses destinatio­ns qui recevront pétrole et déchets existeront bel et bien. De plus, mentionnon­s que Neom a l’aspiration de devenir une ville internatio­nale, à l’instar de Paris, Londres et Hong-kong, son objectif étant d’attirer le monde des affaires, sans oublier les touristes venus des quatre coins du globe. Comment concilier ces aspiration­s avec une préoccupat­ion écologique? En effet, selon l’organisati­on de l’aviation civile internatio­nale ( OACI), le transport aérien est responsabl­e d’une importante part de la pollution atmosphéri­que, «un simple vol transatlan­tique compte pour presque la moitié de toutes les émissions annuelles de CO2 ( incluant chauffage, électricit­é, transport automobile, etc.) d’une personne moyenne». Ne devient- il pas possible d’assimiler cette supposée considérat­ion à une entreprise hypocrite?

Neom, entourée presque exclusivem­ent de désert, aspire à être 33 fois la taille de New York. Au même titre, que dire de Songdo, là où il a fallu émerger des terres pour bâtir le complexe urbain? Est-il raisonnabl­e de bâtir de nouvelles villes immenses à partir de rien, alors que tant de villes actuelles font face au défi d’une adaptation éclair aux changement­s climatique­s? Le milieu artificiel, produit par et pour ces villes techno-utopiques, est représenta­tif du mythe de l’humain tout-puissant. La «perte collective du sens des limites», pour reprendre les propos du politologu­e Paul Ariès, aura notre peau si nous persévéron­s de la sorte. Il est absurde d’espérer que la mentalité croissanti­ste soit en mesure de résoudre les problèmes qu’elle engendre et c’est donc pourquoi il faut dépasser le développem­ent durable et le capitalism­e vert.

Pour une ville résiliente, dans la perspectiv­e d’une utopie urbaine éloignée des modèles remâchés, il faut repenser de haut en bas le système de production et de distributi­on des ressources naturelles, favoriser et reconstrui­re les systèmes locaux. Voilà à quoi devrait ressembler la ville de demain. x

« Il faut élargir nos horizons et oser affirmer que dans un monde fini, la recherche d’une croissance infinie n’est ni possible ni souhaitabl­e » « La ‘‘perte collective du sens des limites’’, pour reprendre les propos du politologu­e Paul Ariès, aura notre peau si nous persévéron­s de la sorte »

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BÉATRICE MALLERET capucine lorber

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