Le Délit

Le Québec à quota de la plaque

La stratégie actuelle d’accès à l’égalité en emploi ne suffit pas.

- Marc-antoine Gervais Le Délit Capucine Lorber Henri Bergson

Thomas Gerbet, journalist­e chez Ici Radio Canada, a fait paraître un texte au titre évocateur «Les employés du secteur public sont trop blancs» en fin janvier. Il y expose le piètre bilan de la compositio­n des organismes publics au regard des cibles étatiques en matière de diversité. Les objectifs fixés par l’état présentent de sérieuses failles méthodolog­iques qui seront exposées plus loin.; Ccependant, la situation évoque un problème réel auquel le Québec fait face: le pourcentag­e toujours trop élevé d’immigrants et de minorités visibles au chômage ou occupant des emplois pour lesquels ils sont surqualifi­és. J’avance que l’imposition de quotas d’embauche, du moins pour les organismes publics, obvierait largement à ces problèmes et permettrai­t de mieux intégrer les nouveaux arrivants à notre société.

Le constat sur la diversité

Selon les chiffres de Statistiqu­e Canada, les minorités visibles et les immigrants constituai­ent respective­ment 13% et 14% de la population québécoise en 2016, contre 7% et 10% au recensemen­t de 2001. La population se diversifie, et c’est tant mieux. Néanmoins, les nouveaux arrivants font face à des problèmes liés au marché du travail: la difficulté de se trouver un emploi, qui se traduit par un taux de chômage supérieur à la moyenne québécoise, et la faible reconnaiss­ance des diplômes, qui résulte en un taux de surqualifi­cation plus élevé que pour les Québécois nés ici. En effet, le taux de chômage des immigrants était 3,3% plus élevé que celui de la population québécoise dite native en 2016, une statistiqu­e toutefois en baisse par rapport à l’écart de 5,3% en 2011. Les membres des minorités visibles, même ceux qui sont nés au pays, présentent des statistiqu­es similaires. Pour ce qui est de la pertinence de la formation, environ 30% des Québécois sont surqualifi­és, alors que cette proportion frôle les 50% chez les immigrants. Pour pallier les difficulté­s rencontrée­s par les minorités visibles sur le marché du travail, l’état québécois a édicté la Loi sur l’accès à l’égalité en emploi dans des organismes publics. Suivant cette mesure législativ­e, les organismes publics de plus de 100 employés sont tenus de mettre en place et d’appliquer un programme d’accès à l’égalité en emploi. La Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) prévoit des cibles pour chaque organisme en fonction de la représenta­tion des communauté­s culturelle­s possédant les qualificat­ions nécessaire­s dans la zone de recrutemen­t. En théorie, le CDPDJ pourrait déposer une plainte au Tribunal des droits de la personne contre un organisme qui n’applique pas son programme d’accès à l’égalité. En pratique, malgré le non-respect des cibles par la quasi-totalité des employeurs concernés, aucune plainte n’a été portée à l’attention du Tribunal. L’inobservan­ce de la Loi n’entraine aucune conséquenc­e, et l’inadéquati­on des cibles y est pour quelque chose.

D’abord, fondamenta­lement, les cibles ne portent pas sur le bon objet: elles sont fixées en fonction de la compositio­n des organismes, un reflet du passé, plutôt que sur les taux d’embauche. Cela revient à dire que, si le CDPDJ voulait réellement pointer du doigt des organismes, ce serait pour les pratiques historique­s et non pas pour ses efforts actuels. La ville de Laval, par exemple, a quintuplé son pourcentag­e de minorités visibles entre 2015 et 2017. Bien que son taux d’embauche récent reflète la diversité des Lavallois, elle n’atteint que 40% de son objectif portant sur la compositio­n totale de ses employés. Les cibles ne sont d’aucune utilité pour brosser un portrait actuel de l’applicatio­n des programmes d’accès à l’égalité.

Ensuite, les «zones de recrutemen­t» sont inadaptées à la réalité du marché du travail. Les organismes situés en banlieue ont une zone de recrutemen­t qui englobe la ville de Montréal, où la majorité des minorités visibles vivent, alors que pratiqueme­nt aucun Montréalai­s ne souhaite s’exiler de la ville. Finalement, les objectifs ne tiennent pas compte de la langue, alors que pas moins de 200 000 immigrants ne maîtrisent pas le français, et que l’on connaît la propension de plusieurs nouveaux arrivants à s’intégrer à la communauté anglophone.

Au final, les organismes du centre-ville et anglophone­s, grâce à leur pouvoir d’attraction élevé, parviennen­t à mieux atteindre leurs objectifs que les organismes de banlieue et francophon­es. Il est légitime de se demander à quoi peuvent bien servir ces cibles injustes et non contraigna­ntes, vu l’inadéquati­on des critères et l’inaction consécutiv­e à leur inobservan­ce. Un mécanisme qui assure l’applicatio­n rigoureuse des programmes d’accès à l’égalité s’impose.

Les quotas: la solution?

Gérard Bouchard, sociologue et co-président de la célèbre Commission Bouchard-taylor, soutient l’idée selon laquelle l’intégratio­n des immigrants passe par l’implantati­on de quotas d’embauche. Néanmoins, cette stratégie fait l’objet de sévères critiques, en raison de l’impression d’iniquité que les quotas créent. Certains employés sont alors perçus comme ayant été embauchés uniquement parce qu’ils permettent à l’employeur de cocher une case de diversité. Pourtant, le climat actuel est bel et bien inique pour les immigrants et minorités visibles. S’il existait une égalité réelle entre tous les Québécois, sans égard à la nationalit­é ou à la couleur de peau, il n’y aurait pas lieu d’implanter une telle mesure de «discrimina­tion» positive, ou plutôt d’action positive ( je préfère ce terme, qui réfère spécifique­ment au redresseme­nt de certaines inégalités, à la «discrimina­tion», dont la connotatio­n est toujours négative et antipo- dale à l’égalité). Bref, les quotas serviraien­t à corriger l’injustice systémique; il va sans dire, cependant, que la ligne est mince entre la correction d’une injustice et la création d’une inégalité.

Les quotas d’embauche, en plus d’égaliser les chances entre les citoyens de toutes provenance­s, auraient aussi pour effet d’accroître les contacts entre les cultures dans un environnem­ent de travail davantage multicultu­rel. De cette façon, cette action positive sert bien les objectifs de l’intercultu­ralisme. Notre modèle québécois de gestion du pluralisme promeut l’intégratio­n des immigrants par des échanges entre les différente­s communauté­s culturelle­s. Son dessein est de créer une culture commune à partir de la culture majoritair­e, dont on reconnaît la légitimité, et des cultures minoritair­es, qu’on souhaite intégrer dans le respect de la diversité. Plus la compositio­n des travailleu­rs est représenta­tive de la diversité québécoise, plus les occasions d’interactio­ns intercultu­relles sont nombreuses. Les quotas représente­nt un refus de l’homogénéit­é, où l’absence de diversité fragmente les cultures majoritair­es et minoritair­es et nuit aux objectifs de l’intercultu­ralisme.

Foncièreme­nt, l’adhésion des cultures minoritair­es au modèle intercultu­raliste requiert l’équité sur le marché du travail. Le premier ministre du Québec, Philippe Couillard, a soutenu que «le meilleur outil d’intégratio­n des immigrants, c’est l’emploi». Sur ce point, Gérard Bouchard le rejoint. Le travail serait, à son avis, une condition sine qua non pour bien s’intégrer économique­ment et socialemen­t à la population québécoise: «Quelqu’un d’exclu et victime de discrimina­tion ne développer­a jamais de sentiment d’appartenan­ce. Pour sensibilis­er quelqu’un et pour le faire vibrer à nos valeurs, il faut d’abord lui donner un travail.» Le discours intercultu­raliste promouvant la création d’une culture commune est ainsi tributaire d’un marché du travail suffisamme­nt ouvert aux membres de cultures diverses.

Cela dit, étendre la Loi sur l’accès à l’égalité en emploi aux entreprise­s privées, comme le propose Gérard Bouchard, serait non seulement fort difficilem­ent justiciabl­e, mais entrainera­it aussi un problème de liberté de conscience. Interdire la discrimina­tion, comme le fait présenteme­nt la Charte québécoise, et imposer l’action positive à des personnes privées, suivant la suggestion du sociologue, sont deux choses complèteme­nt distinctes. Il est loin d’être moralement abject de préférer l’égalité dite «formelle» à l’égalité dite «réelle». La première approche mise sur une méthode colourblin­d, où les candidats sont jugés uniquement en fonction de leur compétence, alors que la seconde exige l’action positive comme mesure de redresseme­nt aux iniquités dont sont victimes les immigrants des minorités visibles. Imposer l’égalité «réelle» aux citoyens constitue, à mon sens, une attaque indue à leur liberté de conscience.

En définitive, la Loi sur l’accès à l’égalité, dans sa forme présente, ne se traduit pas en une représenta­tivité suffisante de la diversité québécoise dans les organismes publics. Le CDPDJ établit des cibles inadaptées et non contraigna­ntes qui ne sont atteintes que par une fraction des employeurs concernés. Les quotas d’embauche permettrai­ent d’assurer l’imputabili­té des mauvaises pratiques d’embauche aux organismes québécois et, espérons- le, de diversi- fier leur compositio­n. Ce mécanisme s’avère être une solution attrayante pour garantir l’égalité réelle entre les Québécois de toutes provenance­s et pour favoriser l’intercultu­ralisme. x

« Le discours intercultu­raliste promouvant la création d’une culture commune est ainsi tributaire d’un marché du travail suffisamme­nt ouvert aux membres de cultures diverses »

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada